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CNT AIT n°977 - 20 décembre 1981

Les mots et des choses : Le mot « anarchie » et ses dérivés

jeudi 21 septembre 2023, par Pierre-Valentin Berthier (CC by-nc-sa)

Le mot « république », le mot « démocrate », le mot « libertaire » et le mot « socialisme » ont été examinés tour à tour dans leurs aventures sémantiques et leurs emplois fort changeants. Voici à présent quelques réflexions sur les mots « anarchie », « anarchisme » et « anarchiste ».

V. - Le mot Anarchie et ses dérivés

De tous les mots que nous pas-sons ici en revue, le mot « anarchie » est le plus infortuné. Étymologiquement, il signifie « absence d’autorité », et il n’est apparu qu’en 1791. Il a pris tout de suite un sens péjoratif, celui de « désordre », de « désorganisation », de « gabegie ».

C’est naturellement un abus de mot, qui laisserait croire que le désordre vient fatalement du manque d’autorité, et que, tout au contraire, l’ordre règne là où l’autorité est présente. Tout dépend, en fait, de ce qu’on appelle l’ordre, et aussi de ce qu’on nomme l’autorité. La plupart des gens, quand ils parlent de celle-ci, entendent l’autorité de l’État. Or, il a existé des sociétés non étatiques où l’ordre n’était ni plus ni moins précaire que celui dont les États se prévalent. Ce fut le cas des Celtes avant la conquête romaine, des Indiens d’Amérique du Nord, des aborigènes australiens. Leurs organisations sociales ignoraient l’État. Ce n’était pas pour autant des sociétés anarchistes, car l’individu s’y pliait à un droit coutumier tacite parfois despotique et sanguinaire, à l’application duquel veillaient des initiés, des « sages », des patriarches. L’autorité d’un consensus, d’un contrat social oralement transmis et réputé d’origine divine, maintenait un ordre immuable, si l’on peut donner ce nom à l’état de guerre quasi perpétuel qui opposait peuplades et tribus.

On met l’accent sur les désordres qui se produisent quand l’autorité fait défaut. Pourquoi n’insiste-t-on pas sur ceux que l’autorité provoque ? Il nous semble qu’un grand désordre a régné en Europe de 1805 à 1815, que de terribles désordres ont eu lieu en 1870, puis de 1914 à 1918, puis de 1939 à 1945. En peut-on accuser l’absence d’autorité ? Non, ces suprêmes désordres, incomparablement plus vastes et plus dévastateurs que ceux qu’a pu causer l’anarchie, ont été le fait des États, des autorités, de gens à qui une autorité était confiée. Le désordre est certes une chose pénible, qui peut se produire sans doute en l’absence d’autorité, mais qui se produit à peu près certainement au moindre excès de l’autorité.

Les dérivés du mot « anarchie » ont subi le contrecoup de la malédiction qui l’a frappé. Les mots « anarchisme », et « anarchiste » ont, en conséquence, subi le même anathème. L’anarchisme est pourtant une doctrine cohérente, tant dans sa construction sociétaire que dans sa philosophie individualiste. Mais c’est surtout le mot « anarchiste » qui a souffert d’une déformation sémantique. Il est très généralement employé au sens de « fauteur de désordre », de « terroriste », de « lanceur de bombes ».

Sans doute y a-t-il une part de vérité dans ces définitions accusatrices. Les anarchistes ont fréquemment été à l’origine de grèves dures et sévères ; ce fut le cas pour certaines de celles qui éclatèrent en 1936, et qui furent « récupérées » par les communistes et par la C.G.T. Or une grève est un désordre, à coup sûr. Mais, souvent, il se produit en réaction contre un désordre beaucoup plus grand, constitué par l’écart insupportable entre les conditions de vie des diverses classes de la société. Quand la distribution des richesses et la hiérarchie des salaires ne sont elles-mêmes qu’un immense et scandaleux désordre fallacieusement ordonné, la grève apparaît, en comparaison, comme un bien petit désordre, déterminé d’ailleurs par le grand. L’accusation de « terrorisme » est justifiée aussi parfois : il est arrivé que des anarchistes se livrent à l’activisme de la terreur ; ce fut le cas surtout dans la dernière décennie du XIXe siècle. Là-dessus, quelques mots sont nécessaires.

Toutes les idéologies, quelles qu’elles soient, religieuses ou politiques, sécrètent plusieurs sortes de partisans, plus ou moins portés à l’action brutale, ou au contraire la répudiant. Le christianisme, par exemple, a eu ses croisés guerriers et ses ermites méditatifs, ses frères mendiants et ses moines-soldats. Il est des musulmans fanatiques de la guerre sainte, d’autres qui se contentent de la prière. Ce sont pourtant là des religions dogmatiques. L’anarchisme, qui est tout le contraire d’un monolithisme, et qui se fonde à la fois sur la raison et sur la tolérance, ne pouvait qu’enfanter une grande diversité d’attitudes ; aussi ne faut-il pas s’étonner de voir voisiner dans ses rangs des terroristes et des non-violents (la non-violence n’équivalant nullement à une passivité). Il n’est pas question de proposer en exemple ceux des anarchistes qui usèrent du terrorisme ; mais il serait partial de les désavouer sans nuances ; s’ils ne firent pas vaciller le vieux monde sur ses bases, ils donnèrent un coup de semonce à une époque où le prolétariat était plongé dans la misère et le désespoir. Leur révolte prend aujourd’hui la valeur d’un fait historique, qui, sans requérir d’apologie, est considéré de façon plus compréhensive qu’autrefois : on ne juge pas toujours le passé du même œil que le présent.

Le terrorisme n’a tenu qu’une très petite place dans l’activité des anarchistes ; en outre, des mouvements politiques de toutes sortes ont, beaucoup plus que le leur, employé des méthodes de terreur. En Russie, avant la révolution, il y eut des terroristes dans tous les camps opposés au tsarisme, y compris chez les bolchevistes. Gavrilo Princip et son camarade Gabrilovitch, qui assassinèrent l’archiduc François-Ferdinand et sa femme le 28 juin 1914 à Sarajevo, et déclenchèrent ainsi la monstrueuse hécatombe de la Première Guerre Mondiale, n’étaient pas des anarchistes, mais des patriotes serbes ; Raoul Villain, qui tua Jaurès un mois plus tard, était un maurrassien, tout le contraire d’un anarchiste. Et il est fort à présumer que ce ne sont pas des anarchistes qui ont dynamité la statue de Jaurès à Carmaux. Dans l’histoire du terrorisme, on peut dire que l’anarchisme tient une place assez modérée. De nos jours, les grands attentats terroristes qui jalonnent le conflit devenu permanent entre les Israéliens et les Palestiniens sont le fait de nationalistes des deux bords. On omet d’ailleurs volontiers, quand on fait le procès du terrorisme, de citer à la barre le terrorisme étatique, qui est constant ; n’oublions pas que les grandes puissances se flattent d’assurer la paix du monde par l’équilibre de la terreur qu’inspire l’armement nucléaire dont elles se sont dotées.

Il découle de cela que confondre l’anarchiste avec un lanceur de bombes est parfaitement dérisoire. Si l’on faisait le compte, on serait forcé de constater que les anarchistes ont lancé un bien petit nombre de bombes, comparé à celui des projectiles déversés par les aviateurs d’une foule de nations au cours du dernier conflit. Des villes comme Coventry et Rotterdam furent rasées ; un bombardement de Hambourg tua cent mille personnes en une seule nuit ; les bombes incendiaires brûlèrent Dresde, les bombes explosives pulvérisèrent Saint-Lô. Ce ne sont pas des anarchistes qui ont lancé toutes ces bombes, et non seulement ce n’est pas eux, mais, tout au long des guerres inexpiables fomentées par la grande truanderie internationale, la plupart d’entre eux se sont efforcés de ne pas y participer, la plupart sont innocents des millions de crimes perpétrés, ce qui ne les a pas empêchés d’en être souvent victimes, notamment quand leur abstention volontaire était qualifiée de trahison. Rappelons enfin que ce ne sont pas ces prétendus « lanceurs de bombes » qui ont inventé, fabriqué et lancé sur les villes japonaises la bombe atomique ; ils n’y sont strictement pour rien.

Hélas ! on ne peut pas grand-chose contre le glissement de sens d’un mot. Le mot « falot », qui jadis voulait dire « plaisant », signifie aujourd’hui « terne » ; le billion, qui fut l’équivalent du milliard, vaut mille
milliards depuis 1948 ; un bi-hebdomadaire, qui du temps de Littré paraissait une fois toutes les deux semaines, paraît de nos jours deux fois par semaine. L’usage est souverain ; il s’exprime par la vox populi  ; et il a donné aux mots « anarchie » et « anarchiste » une signification dont les meilleures intentions n’ont pu triompher.

Gaston Leval, à cause de cela, ne l’utilisait pas ; ce courageux lutteur, réfractaire, insoumis, volontaire d’Espagne, qui ne mettait pas son drapeau dans sa poche, évitait pourtant le mot « anarchiste » ; il lui préférait le mot « libertaire », moins frappé de double sens. Au contraire, Charles-Auguste Bontemps a entrepris de relever le mot « anarchiste » et de lui rendre, ou plutôt de lui maintenir, son sens noble ; dans ses écrits, il se réfère à la philosophie anarchiste, il trace une règle de vie qu’il qualifie lui-même d’« anarchiste », et dont il était en personne un exemple presque érémitique et tout à fait désintéressé ; et à la tribune, même devant des auditoires conformistes et bourgeois, il s’est toujours présenté comme anarchiste.

Ajoutons, pour qu’on ne nous reproche pas de l’avoir omis, qu’il existe dans la faune humaine, si diverse, et si fertile en phénomènes, une variété qui se dénomme elle-même « anarchiste de droite ». Elle est composée surtout de critiqueurs atrabilaires, misanthropes, au sourire rare, faisant grise mine à tout, et portés, non sans talent ni parfois sans panache, au pamphlet dilettantiste, passéiste et blasé. Le dramaturge Jean Anouilh est la plus haute figure de cette catégorie d’« anarchistes », auxquels les véritables anarchistes ne reconnaissent généralement aucun caractère représentatif. Les « anarchistes de droite », estiment ceux-ci, déparent plutôt leur image de marque, mais j’en ai connu des spécimens pittoresques qui, retranchés du lot, manqueraient fâcheusement à l’échantillonnage.