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Les Jeux Olympiques de Berlin en 1936 : la course des rats

samedi 5 février 2022, par Jean-Louis Nadar (CC by-nc-sa)

La Xle Olympiade des temps modernes s’ouvrit le 1er août 1936 dans la capitale du Reich. Dans un climat de haine raciale, de contrôle militaire et policier, la grande parade nazie allait conquérir, avec la complicité du Comité Olympique international, une étrange renommée sur la scène mondiale. Ce fut la course des rats.

Il faut dire que le nazisme rend d’abord aux Olympiades leur véritable nature, celle au moins voulue explicitement par Pierre de Coubertin. Mais Berlin 1936, fut aussi pour le Reich, outre un apport financier non négligeable, un extraordinaire moyen de propagande en faveur de la « race aryenne ».

L’apologie de la « race »

Tel que le déclarait le Turnerschaft, porte-parole du mouvement gymnique national allemand et diapason de la conception militaro-sportive des exercices physiques conçus par l’idéologie nazie pour fortifier « race » : Les nègres n’ont rien à faire aux Olympiades (...). Les dirigeants sportifs juifs et ceux qui sont contaminés par le judaïsme, les pacifistes et les réconciliateurs des peuples n’ont pas leur place dans la patrie allemande. Il était dès lors difficile aux défenseurs du « sport avant tout » et du « sport malgré tout », d’ignorer ce climat de haine, de racisme qui donnait sa coloration particulière et spécifique au culte de la force brute présent chez les SS et chez bien d’autres.

Pierre de Coubertin.

Pourtant ils ont fait comme s’ils ne savaient rien, comme si les lois racistes de Nuremberg (1935) n’avaient jamais vu le jour. Passant outre, les Coubertin, Sherrill, Brundage, Baillet-Latour... aristocrates pétris d’élitisme, admirateurs des hommes forts et des pouvoirs musclés, commencèrent à Berlin la série des Jeux organisés par des États totalitaires.

Sous couvert de cette mythologie olympique qui se veut au-dessus de toute considération politique, et en exaltant la « grande fraternité sportive universelle », Coubertin va trouver à Berlin, dans l’idéal nazi, le prolongement exact de son propre credo. Il y reconnaît l’écho de ses propres déclarations antérieures : Il y a deux races distinctes : celle de l’homme au regard franc, aux muscles forts, à la démarche assurée, et celle des maladifs à la mine résignée et humble, à l’air vaincu... Le bénéfice de cette éducation n’est appréciable que par les forts.

Comment les « penseurs nazis » n’allaient-ils pas voir les analogies flagrantes entre ces discours et le leur qui exaltait également « l’adulte mâle, individuel ». Et Coubertin les conforta dans leur principe lorsqu’il déclara, comme un bouquet final offert au fascisme : En ciselant son corps par l’exercice, comme le fait un sculpteur d’une statue, l’athlète antique honorait les dieux. En faisant de même, l’athlète moderne exalte sa patrie, sa race, son drapeau. L’Olympisme trouvant dans ces propos ses lettres d’indignité, le fascisme aussi. Mais, de ces deux idéologies, finalement, laquelle s’est mieux servie de l’autre, laquelle a utilisé l’autre ?

La surdité du CIO

Dès le départ, il faut remarquer que le CIO (Comité international olympique) s’acharna à vouloir organiser les Jeux de Berlin. Il prit cette décision dès 1931 et le comité olympique allemand donna son aval le 24 janvier 1933, soit dix jours seulement avant la prise de pouvoir par Hitler. Le Comité international, sourd aux bruits de bottes qui montaient outre-Rhin, ne s’inquiéta que du respect de la Charte olympique. Pour le rassurer on lui répondit que les juifs allemand ne seraient pas exclus des Jeux. Coubertin, quant à lui, se contentait à la même date de saluer le bouleversement en Allemagne comme le signe d’un tournant mondial qui embraserait tous les peuples très rapidement.

Le CIO n’était heureusement pas suivi par tous les athlètes censés participer aux Olympiades. Pendant que se poursuivait l’organisation des Jeux à Berlin, les opposants concentrèrent leurs efforts de propagande en mettant en place un « boycottage alternatif » : l’organisation d’une Olympiade Populaire à Barcelone. La Ligue des Droits de l’Homme, la Ligue antinazie américaine, le Maccali World Congress, l’AFL, l’Internationale communiste et la SFIO étaient les principaux animateurs des nombreux mouvements de boycott internationaux.

L’ouverture des compétitions de Barcelone fut fixée au 18 juillet 1936. Malencontreusement pour ces Jeux-là, et malheureusement pour l’Espagne elle-même, les fascistes espagnols déclenchèrent ce même jour leur putsch. Pour les sportifs présents à Barcelone ce jour-là, les choix étaient clairs : beaucoup partirent rejoindre les fronts, et les autres se rendirent directement en Tchécoslovaquie pour participer aux Jeux Olympiques populaires de Prague, organisés par l’Internationale rouge des sports, en août 1936, c’est-à-dire parallèlement à ceux de Berlin.

Barcelone 19 juillet 1936. Barricade après le soulèvement.

La résistance intérieure

A Berlin, tous les opposants à l’ordre nazi sont passés dans la clandestinité, lorsqu’ils n’ont pas été purement et simplement éliminés. Le Parti communiste, dans l’illégalité, s’unit au parti social-démocrate soumis aux mêmes contraintes. Ils forment ensemble un front commun qui, malgré d’énormes difficultés, va faire parler de lui pendant le déroulement des Olympiades. Ainsi profitent-ils de toute la publicité faite autour des Jeux pour dénoncer la militarisation, certes du sport, mais aussi de la société.

Aidés par l’émigration antifasciste, des publications telle l’Arbeiter Illustrierte Zeitung, circulent. Distribuée sous le manteau aux touristes venus à Berlin, elle dénonce, en trois langues, les persécutions antisémites et fait connaître la carte détaillée des prisons et des camps de concentration du Reich.

Les opposants profitent aussi du passage de la flamme olympique pour manifester. Ainsi, lorsqu’elle pénétra en Tchécoslovaquie, des tracts antinazis furent distribués et les athlètes tchèques refusèrent d’assurer le relais. Refus d’ailleurs également lié au fait que le comité d’organisation des jeux avait édité une affiche où les territoires limitrophes tchèques et des sudètes étaient-tout simplement représentés comme faisant partie intégrante du Reich.

La Gestapo eut bien du mal à dissimuler la résistance intérieure pendant le déroulement des Jeux. Malgré le déploiement d’un vaste plan d’encadrement populaire, elle ne put empêcher les gens qui, la nuit, retiraient les drapeaux frappés de la croix gammée qu’on avait disposé dans la ville et près du stade. Comme le 7 août, elle ne put enrayer la distribution de tracts tombés du haut d’un. immeuble. Par un système ingénieux d’équilibre, avec un seau transpercé, la « distribution » se fit en différé, après que l’eau écoulée ne fit plus contrepoids aux tracts, permettant ainsi la fuite tranquille des opposants.

Cependant, les jeux s’organisèrent, malgré des oppositions courageuses mais, somme toute, limitées. Et le KPD se heurta à un mur d’incrédulité lorsqu’il annonça que le village olympique serait, après les jeux, transformé en académie militaire...

Appel des Internationales sportives ouvrière
Le sport des États fascistes n’est pas au service de la compétition pacifique d’une jeunesse physiquement exercée, mais au service de la préparation à la guerre. Le sport dans les pays fascistes n’est pas destiné à élever culturellement les masses, mais à les endormir et à les dominer.
C’est pourquoi les deux Associations internationales sportives ouvrières, dont le but est d’œuvrer pour le sport fibre d’un peuple libre refusent résolument le caractère coercitif des manifestations sportives fascistes. Elles protestent contre l’imprudence qui consiste à utiliser une manifestation sportive internationale telle que l’Olympiade aux fins d’une politique de violence fasciste.
Elles appellent les sportifs et les gymnastes du monde entier à boycotter l’Olympiade de Berlin ! (...).
Rote Sportinternationale
(L’Internationale du sport rouge)
Sozialistische Arbeiter-Sportinternationale
(L’Internationale sportive ouvrière socialiste)
Source : Internationale Sportrundschau, 1936, n° 3-4.

Les Jeux

Goebbels, ministre de la Propagande, passé maître dans l’art de la mise en scène, fut chargé de planter le décor. Les Jeux furent un grandiose support pour la propagande nazie et fonctionnèrent comme un « somnifère » pour la population, lui camouflant les persécutions antisémites, les mouvements de troupes et les discours inquiétants du Führer. La résultante du télescopage des symboles olympiques et nazis atteignit son paroxysme avec son mot d’ordre digne de Big Brother : « l’Olympiade de la Paix »...

Dans une ambiance d’euphorie, alimentée avec précision, dans Berlin et dans toute l’Allemagne, la grande messe du sport s’ouvrit le 1er août.

Dès 7 heures du matin, les défilés militaires commencèrent. Aux sons d’une musique martiale, les SS firent crisser leurs bottes sur la cendrée. ils ouvraient le chemin à 4 500 participants, 49 équipes nationales, qui défilèrent sous le regard satisfait des autorités nazies. Le salut olympique, bras tendu, devenait le signe de reconnaissance officiel. Mais, malgré la vigilance et les efforts des organisateurs il y eut quelques anicroches dans le déroulement des festivités. Comme le révèle avec une cynique ironie l’un des juges : s’il n’y avait aucun juif allemand présent dans la compétition, on comptait tout de même deux demi-juifs.

Le public fanatisé, et parfois berné, suivait anxieusement le protocole olympique qui ressemblait (et ressemble) à s’y méprendre à n’importe quel protocole militaire ou religieux. Le plus inquiétant, c’était cette frénésie, presque cette fureur qui parcourait les spectateurs pendant les épreuves (...), cette foule qui encourageait un athlète en entonnant Shroeder, Schroeder, prends-ton disque et pense à ta patrie (...) c’est pour ton Führer que tu lances !.

 

Mais, comme on sait, tous n’avaient pas ce privilège : par exemple Jesse Owens. Athlète noir (les officiels nazis préféraient l’appeler auxiliaire africain de l’équipe américaine) il décevait tout le régime fasciste par ses performances à tel point que, vexé, Hitler refusera de lui serrer la main. Owens philosophe se contenta de dire j’ai été sorti de la misère pour affronter les surhommes, hé bien, j’étais là pour leur donner une leçon.

Après l’hymne national, le décompte des médailles par nationalité, la victoire d’Hitler. Le 16 août 1936, la cérémonie de clôture laissait silencieuse une foule disciplinée, conquise, matée, haletante !. La Xle Olympiade avait catalysé à merveille les valeurs chauvines de la race des « « saigneurs ».

* Toutes les citations de ce texte, ainsi que les éléments historiques qui y sont contenus sont extraits du livre de J.-M. Brohm, Les Jeux Olympiques à Berlin (Ed. Complexe, 1983).

TRACT DES ANTIFASCISTES DE BERLIN
Les antifascistes de Berlin s’adressent aux concurrents et aux hôtes olympiques.
Nous, antifascistes de Berlin, nous vous adressons ces quelques mots. En voyant Berlin en habit de gala olympique, en étant reçus en grande pompe, en étant hébergés dans le village olympique nouvellement construit ou dans les beaux quartiers, en vous rendant au nouveau Reichssportfeld pour participer aux compétitions, n’oubliez pas que cette olympiade, financée par des millions de contributions ouvrières, est sous le protectorat de Hitler une démonstration en faveur de la dictature fasciste.
Toute pensée, toute action libre du peuple allemand est réprimée dans le sang.
En 1932, il y avait 8 millions de sportifs dans les associations sportives libres. En 1936, sous (la direction de) Hitler, il n’y a plus que 4,2 millions d’adhérents dans les organisations sportives où ils ont le droit de pratiquer le sport sous la direction d’un commissaire mandaté. Des milliers de sportifs qui ont lutté pour le maintien des traditions démocratiques du mouvement sportif et gymnique allemand ont été jetés en prison et dans des camps de concentration.
En prélude à l’Olympiade s’ouvrent à nouveau dans toutes les parties du Reich des procès contre les travailleurs et syndicalistes social-démocrates, communistes et catholiques. De lourdes peines de prison et de camps de concentration ont été prononcées contre les travailleurs allemands qui ont osé lutter pour les droits démocratiques et l’amélioration de leurs conditions de vie.
L’Allemagne hitlérienne, est une prison pour tous les démocrates ! Hitler utilise l’Olympiade pour montrer au monde entier sa « puissance » et sa « force ». Derrière les proclamations de paix, des millions (de Marks) sont quotidiennement dilapidés en vue d’un gigantesque réarmement.
Les préparatifs de guerre de Hitler empêchent le développement d’un sport de masse véritablement libre. L’organisation obligatoire dans les jeunesses hitlériennes et dans les Service du travail prive les clubs sportifs allemands de leur jeunesse. Cette dernière n’est pas éduquée dans un esprit sportif démocratique, car la militarisation et la préparation sportive militarisée doivent fournir à Hitler des soldats disciplinés.
Concurrents et hôtes olympiques du monde entier !
Faites-vous raconter par les sportifs comment on leur a ôté le droit dans les clubs d’élire eux-mêmes leurs dirigeants. Demandez à visiter les prisons et les camps de con-centration afin d’y rencontrer les courageux combattants de la liberté qui y sont maltraités et torturés !
Aidez le peuple allemand pacifiste et démocratique à démasquer le vrai visage de Hitler aux yeux du monde entier. Ce n’est pas Hitler qui donne au peuple allemand la paix, la liberté et la dignité !
Ce ne sont pas les proclamations de paix de Hitler qui garantiront la paix des peuples européens ! Non, seule une Allemagne qui aura renversé, grâce au front uni et au front populaire, l’ennemi du monde entier : Hitler et son régime, peut obtenir pour le peuple la paix, la liberté et le bien-être dans la lutte pour une Allemagne démocratique !
Seule une Allemagne démocratique libre sera une garantie sûre pour la paix du monde.
Les syndicalistes libres, les sociaux-démocrates et communistes de Berlin.
Source : Archives du V.V.N.-Bund der Antifaschisten, Francfort / Main.

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Voir en ligne : Cet article de jean-Louis Nadar est extrait d’Agora n°22-23 – Eté 1984. Tous les numéros de cette revue (1980-1986) sont sur le site Fragments d’Histoire de la gauche radicale.