Dans la nuit du 10 mars 1923, deux hommes cheminaient dans les rues de Barcelone ; l’un était Salvador Segui, l’autre Francisco Comas. Entrant dans la salle Hospital, dans le fameux « Barrio chino », ils arrivaient calle de la Cadena. Segui rentrait chez lui en discutant avec chaleur du mouvement syndicaliste. Tout à coup, sortant de l’ombre, surgissaient quatre individus ; un feu de salve rapide, Segui tombait pour ne plus se relever ; Comas gravement blessé mourait quelques instants plus tard. Les « pistolets » venaient de passer ; un policier qui surveillait le cadavre de Segui dit à voix basse au juge venu « constater » : Enfin, une grosse tête vient de tomber
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C’était l’époque où la bourgeoisie s’apprêtait à prendre d’assaut le pouvoir. Certains éléments qui avaient été au service d’Arlegui et de Martinez Anido figuraient dans la police barcelonaise. Les prisons étaient remplies de camarades. L’assassinat de Segui indiquait l’intention de décapiter la C.N.T. et le début d’une offensive en règle contre les anarchistes.
Segui était né en 18S0 à Lérida. Peintre de son métier, on le remarqua très jeune dans les organisations ouvrières. Au meeting de « las Arenas », la « Plaza de toros », située place d’Espagne, il se révéla comme un orateur d’une éloquence extraordinaire.
Il prit une part active aux grèves de 1902 et 1905. Quand le terrorisme barcelonais se manifesta, personnifié par l’agent provocateur Juan Rull, on poursuivit Segui. Mentionnons la campagne infâme faite par Lerroux dans les colonnes du Progreso ; Segui accompagné d’un ami alla dans un meeting tenu par Lerroux lui demander des comptes et eut à se défendre pour ne pas être lynché par les amis de Lerroux. En 1909, lors de la répression de Maura et la Cierva, Segui dut passer la frontière pour éviter l’arrestation.
Sa figure se détache particulièrement dès lors, dans l’organisation syndicaliste, il intervient dans les directives, discute dans les assemblées, figure dans les voyages de propagande, dans les conférences. Il fait partie des comités, se donne pleinement à la vie active et devient un des premiers militants du syndicalisme.
II intervint beaucoup dans l’élaboration de la structure lors de la formation de la C.N.T. fondée en 1910. Il fut arrêté durant les grèves de 1911 et passa de longs mois en prison. Il participa activement à la grève de 1914. En 1916, il organisait la Conférence de Valence où se prépara le mouvement révolutionnaire dans lequel pour la première fois la C.N.T. et l’U.G.T. s’unirent ; ceci fut le point de départ de gestes révolutionnaires postérieurs.
Ce que nous pourrions appeler la phase constructive du syndicalisme se manifesta au Congrès régional, en 1918, qui décida de la nouvelle structure confédérale à base de syndicats uniques. Ceci fut le début de l’immense développement de notre organisme, Segui en était alors l’animateur. Une série de grèves et de confits suivit, entre autres « la Canadiense » au cours de laquelle Segui révéla ses dons d’orateur.
La réaction alors fut féroce. Les prisons, les navires, les pénitenciers, Montjuich devinrent les lieux de souffrance de milliers de prolétaires. Et les hautes sphères gouvernementales organisèrent l’assassinat. Les militants ouvriers furent chassés comme des fauves. Des centaines de camarades tombèrent. Les bourreaux s’appelaient Bravo Portillo, Salvatierra, Milans del Bosch, Martinez Anido Arlegui. Les victimes furent Segui, Layret, Boal, Paronas, Archs, Vandellos, etc. S’il vint une trêve, elle servit à améliorer la répression : tortures physiques dans les antres de la police, déportations, la fameuse « ley de fugua » (loi de fuite) ; Segui fut déporté à la Mola d’où il continua d’écrire ses appels révolutionnaires ! Il y resta un an et demi, et le jour même de sa libération prenait part à un meeting à Mahon, et recommença la propagande faisant cinquante meetings dans la région de Valence Murcie.
Le capitalisme catalan voulut l’abattre et y réussit. Ce fut pour le mouvement syndicaliste espagnol une perte irréparable, car l’emprise de Salvador Segui sur les masses était formidable. La Soli du 10 mars en donnait une idée par les lignes suivantes :
Encore récemment, un camarade de la C.N.T.-F.A.I. me parlait de Salvador Segui, le jour du meeting de las Arenas. La
me dit-il.plasa de toros
trop petite pour contenir le peuple. Segui parlant avec une telle sincérité, avec un tel enthousiasme, prenait un immense ascendant sur son auditoire. Cette multitude de prolétaires crevant de faim avait les yeux levés vers lui ; étreints d’une profonde émotion, beaucoup pleuraient, mais l’espérance se lisait sur tous les visages... une journée inoubliable
Voilà le militant que nos camarades espagnols n’oublient pas, dans les heures révolutionnaires actuelles. Rappelons que l’un des assassins de Segui, le chef de bande, Ranton Sales qui toucha cinquante mille pesetas de la Fédération patronale catalane après l’assassinat est mort fusillé à Barcelone, il a quelques mois par les miliciens antifascistes.