AVANT L’EXPLOSION
Explosion sociale, comme l’écrivait M. Lucien Romier, dans le Figaro, ou complot dirigé par Berlin, comme le prétendait Henri de Kérillis, dans L’Echo de Paris ? Complot communiste, s’exclamait dans la Revue de Paris, Jacques Bardoux, ou bataille révolutionnaire, comme le déclara M. Pierre Thiriez, président de la Chambre de Commerce de Lille ? Méditons plutôt cette page admirable, écrite par Louzon, dans la Révolution Prolétarienne.
Quel admirable sens de l’opportunité et du geste à faire ont les ouvriers parisiens ! Pas très enclins à l’organisation certes ! Faciles à se laisser prendre aux boniments des hâbleurs de la politique, très certainement encore. Mais comme sens du combat, véritablement extraordinaires. Exactement le moment qu’il fallait choisir pour rentrer dans la lutte. Un gouvernement qui n’a plus d’autorité puisqu’il va démissionner demain, un gouvernement auquel il faut donner le sérieux avertissement, qu’on ne se contentera pas de belles phrases, mais qu’on veut du positif.
Et c’est ça, c’est très exactement ça ! Les ouvriers parisiens ont saisi l’instant que créait la conjoncture économique et politique pour jeter dans la balance le poids de leur révolte, entraînant derrière eux tout le prolétariat du pays. Après, devaient écrire les écrivains et les sociologues, rien ne serait plus tout à fait comme avant. Mais cette situation économique et politique, elle était le résultat de la liquidation des clivages légués par la grande guerre de 14-18.
1932 ? L’effondrement de l’économie américaine s’étend sur le monde européen. La France, durement touchée par les destructions de toutes sortes engendrées par la guerre s’enfonce dans une crise qui paralyse l’industrie. Aux portes des soupes populaires les files sombres et dépenaillées s’allongent ; 500 000 chômeurs sont inscrits dans les bureaux de placement. Un nombre aussi important, qui ne fut jamais inscrit, ou qui a été radié, traîne dans les villes ou sur les routes, à l’affût d’un travail au rabais ou d’une combine qui les empêchera de crever de faim. Les partis politiques sombrent dans un électoralisme de pacotille, qui aboutit à des cartels de gauche impuissants et disloqués aux premières poussées de la réaction. Blum fait des ronds de jambe, Herriot des discours, l’esprit de Poincaré règne sur l’économie et la politique françaises. Le syndicalisme a ployé les reins. Durement marqué par les scissions successives, envahi par la politicaillerie, il se survit péniblement, ses effectifs fondent, son audience diminue, ses militants sont impitoyablement pourchassés par une organisation patronale, la Confédération Générale de la Production Française, qui tient ses listes noires à jour et les fait circuler.
A l’extérieur le fascisme s’est installé en Italie, l’hitlérisme étend son ombre sur l’Allemagne ; la Russie, l’homme au couteau entre les dents, servent d’épouvantail à une petite bourgeoisie étriquée qui n’a rien compris et qui allégrement, poursuit une politique qui la conduira tout droit à une guerre qui sera la suite logique de « la der des ders ». Elle défile dans le sillage de ces pauvres cons d’anciens combattants qui, périodiquement, toutes médailles au vent, remontent les Champs-Elysées avant de s’embrigader derrière le colonel de la Rocque, un personnage sorti tout droit d’un roman de Courteline. Cinq ans déjà se sont écoulés depuis que la foule immense a déferlé sur les boulevards pour protester contre l’assassinat de Sacco et Vanzetti. La rue est calme, on compte par dizaines les ouvriers syndiqués chez Citroën ou chez Renault, par centaines, les membres de la CGT dans les services publics. Pourtant, c’est dans ce creux de vague qu’est né cet élan qui, quatre ans plus tard, ébranlera la société, bousculera l’autorité, et finalement, établira entre le capital et le travail, de nouveaux rapports.
En 1932 une, Chambre de gauche avait été élue, qui, comme sa devancière de 1924, devait sombrer devant les attaques de la réaction et du fascisme, qui faisait son apparition dans le pays. On a tout dit sur les événements qui se déroulèrent le 6 février 1934 et sur la réaction populaire qui jeta, à l’appel des organisations syndicales, un million de travailleurs parisiens sur la place de la Nation. On n’a peut-être pas assez dit que l’immense cortège après sa dislocation officielle, se répandit dans les faubourgs populaires et que tard dans la nuit le bourgeois calfeutré derrière ses volets, put s’endormir au chant de l’Internationale. On a coutume de dater le réveil du monde ouvrier de cette journée organisée par les syndicats et les partis ouvriers dans l’unité et il est certain que la grève générale, qui fut totale à Paris et extrêmement importante en province, devait être un des éléments décisifs qui allait permettre l’explosion sociale de juin 36, mais déjà, pour un esprit averti, le monde ouvrier avait commencé à soulever sa paupière.
A la veille des événements de février 34 l’organisation syndicale est scindée en plusieurs tronçons. La vieille CGT, qui regroupe les services publics et recrute surtout en province. Ses cadres, dont beaucoup viennent de l’anarcho-syndicalisme, sont compétents mais vieillis et comme Jouhaux leur « général », ils ne croient plus guère à la révolution et aspirent à une place raisonnable dans la société du profit. La CGT-U est dominée par les communistes. Le Congrès de Huyghens, que j’ai évoqué autre part, a vu la liquidation des éléments trotskistes de l’enseignement et des quelques anarchistes qui s’y étaient maintenus. L’opposition ne jouera plus aucun rôle dans cette organisation dont les effectifs sont maigres, mais qui possède des cadres aguerris au cours des années qui vont suivre, s’installer au premier plan. Les Fonctionnaires encore autonomes, vont rejoindre la CGT et lui apporter des effectifs qui seront précieux au moment de la réunification syndicale à Toulouse en 1935. Enfin, la CGT-SR. Quelques années auparavant, Besnard et ses amis, qui n’avaient pu se maintenir à la direction de la CGT-U, étaient sortis de l’organisation et avaient créé cette nouvelle Centrale, la CGT-SR, qui verra ses effectifs fondre au fil des années ; son rôle, sauf dans l’industrie du bâtiment, ira en s’amenuisant et elle ne jouera aucun rôle, excepté peut-être à la base dans quelques secteurs bien délimités, dans les années qui précèderont Juin 36.
J’ai dit plus haut que le réveil ouvrier a précédé les journées de février. A Paris, en 1933, de nombreuses grèves avaient opposé dans des combats de rue les travailleurs aux flics. Grève chez Citroën, grève des terrassiers travaillant à creuser les souterrains du métro, etc., qui s’étaient terminées par un mot d’ordre de grève générale pour la région parisienne déclenchée par la CGT-U et par une manifestation à l’Hôtel de Ville. La grève fut un échec, mais la manifestation une réussite grâce à la Syndicale Taxis qui barrant les rues et immobilisant les autobus, provoquait un savant embouteillage (déjà). Les 20 000 ouvriers qui se sont, ce soir-là, battus contre les flics, qui ont envahi et paralysé l’ancienne place de Grève, qui ont essayé de forcer les barrages qui interdisaient l’accès des faubourgs populaires, ont véritablement donné le branle à ce qui devait aboutir aux journées de Juin 36.
Tard dans la nuit, dans les permanences surchauffées, les militants discutèrent longuement de ce qu’ils pressentaient comme devant être le prologue au réveil du mouvement ouvrier. C’est là que je rencontrais pour la première fois un jeune homme au destin tragique, qui comme moi, n’avait pas beaucoup plus de vingt ans et avec lequel j’engageais une controverse passionnée. ll s’appelait J.-P. Timbaud.
POLITIQUE
ll est vrai que la constitution du Front Populaire, c’est-à-dire l’entente entre les partis politiques de gauche auxquels devait se joindre, avec quelque réticence, l’organisation syndicale réunifiée a agi comme une catapulte. La constitution de ce Front Populaire avait été difficile. La politique classe contre classe du parti communiste, son intention avouée de « plumer la volaille », sa volonté de conserver envers et contre tous, la direction des masses qui s’éveillaient d’une part, et d’autre part, la politique de bascule du Parti radical qui consistait à avoir un pied dans chaque camp pour jouer à coup sûr sur le clan gagnant et qui avait, dans le passé, en 1924 comme en 1932, rendu fragile toutes les alliances de gauche, paralysait à nouveau les premiers pas de ce rassemblement. La méfiance de la SFIO et la constitution de minorités dissidentes aux grands partis, le groupe Doriot et les trotskistes pour le PC, les amis de Bergery pour les radicaux et l’équipe Zyromsky-Pivert pour les socialistes, ajoutèrent encore à la confusion qui présida aux premiers pas du Front Populaire.
Un événement capital devait transformer ce climat. Ce fut le voyage de Pierre Laval à Moscou, et la transformation brutale de la tactique du parti communiste, qui abandonnant sa politique « classe contre classe », commença ce cycle nationaliste qui devait le conduire à approuver le réarmement, à emboîter le pas par-dessus la tête du socialisme, au radicalisme le plus chauvin et le plus rétrograde et qui devait se traduire par une nouvelle formule, le Front des Français. Ce qui conduisait le colonel de La Rocque à insérer dans son journal le Flambeau, ce placard ironique :
Les loups se font bergers. Les chefs communistes se parent subitement des idées Croix de Feu. Ils prêchent la réconciliation. Ils s’intéressent à la défense nationale. Ils adoptent le drapeau tricolore. Ils répudient même l’influence de Moscou. Trahison ? Calcul ?
Si la nouvelle position du parti communiste facilita, c’est certain, la constitution du Front Populaire et son développement, les fascistes ne furent pas les seuls à se poser des questions sur ce brusqué revirement. Les militants socialistes, les militants syndicalistes et l’extrême-gauche trotskiste et anarchiste, virent avec méfiance cette nouvelle politique, qu’ils furent nombreux à qualifier de politique de « sac au dos », expression reprise d’une déclaration du socialiste Ziromsky : prêt à mettre le sac au dos contre l’hitlérisme
, ce qui conduira des pacifistes à tous crins dans une direction diamétralement opposée et Mathé, au Congrès de Toulouse, s’écriera :
Le mouvement syndical condamne la guerre économique et ses misères. Il condamne la guerre tout court et son moulin sanglant. Et je vous traduirai nos sentiments profonds d’une manière qui vous fera peut-être tressaillir et nous condamner. Néanmoins je n’hésite pas : plutôt que la guerre la servitude, parce que de la servitude on en sort. De la guerre on n’en revient pas.
De façon plus raisonnable, nos camarades de la Révolution prolétarienne exprimaient mieux la position du syndicalisme révolutionnaire en écrivant :
A bas la guerre, à bas l’union sacrée. La plus dure leçon de 1914 n’est-elle pas que la guerre contre le militarisme n’a pas tué le militarisme. Le peuple allemand est seul capable de se débarrasser d’Hitler. Une nouvelle guerre ne pourrait que retarder sa libération. Nous ne marchons pas.
Deux autres éléments allaient encore accentuer la méfiance du mouvement ouvrier révolutionnaire authentique à l’égard du parti communiste et par voie de conséquence à l’égard du Front Populaire. L’un fut la guerre d’Espagne, l’autre les purges qui, à Moscou, liquidèrent tous les anciens compagnons de Lénine. ; ceux qui avaient été les pionniers de la Révolution d’Octobre. Dès le début de la guerre d’Espagne, il fut évident que le communisme était resté lui-même et que là-bas, ce qu’il importait au stalinisme, c’était moins le triomphe d’une révolution sociale et économique originale, que la constitution d’un État fort, susceptible d’appuyer la politique étrangère de la Russie. Et pour cela, les communistes n’hésitaient pas à appliquer à Madrid ou à Barcelone, la politique d’élimination de tous les éléments révolutionnaires et de reprendre pour l’Espagne la politique des « purges » dont la Russie venait d’être victime.
Tiraillé de l’intérieur, en proie à l’hostilité du mouvement révolutionnaire, à la méfiance du mouvement syndical, le Front Populaire devait éprouver d’énormes difficultés à dresser un programme électoral.
La CGT réunifiée avait bien proposé le Plan que cette organisation avait établi mais certaine réforme de structure de ce Plan risquait d’affaiblir la défense nationale et le parti communiste comme le parti radical se trouvèrent d’accord pour rejeter. Les communistes qui ne voulaient à aucun prix se couper de la petite bourgeoisie patriotarde et rebelle aux socialisations, imposèrent alors ce compromis connu dans l’histoire sous le nom de « Programme du Rassemblement Populaire » et avec amertume, Vincent Auriol déclarera :
Les radicaux n’ont voulu aucune nationalisation, sauf celles des fabrications de guerre. Par une singulière attitude les communistes disent non, eux aussi. Pourquoi ? Il nous a été difficile de percer leurs desseins.
En réalité, le programme électoral bu Rassemblement ne diffère guère de ceux qui précédèrent dans le passé la Constitution du Cartel des gauches et l’éternel émotionnel qui va présider à cette consultation électorale de mai 1936 est moins économique que politique. Il faut battre le fascisme à l’extérieur comme à l’intérieur, et pour cela il faut faire élire une Chambre qui formera un gouvernement dirigé Par le parti radical, auquel collaborera le parti socialiste, que soutiendra le parti communiste, un gouvernement qui sera patriote, républicain et qui, en matière sociale et dans le cadre de l’économie libérale, accordera aux travailleurs un certain nombre de satisfactions.
Mais les urnes d’abord, en envoyant au Parlement une grosse majorité de députés socialistes et la rue ensuite vont en décide autrement.
LES GREVES
Le décor est planté, l’union de la gauche réalisée, le Front Populaire politique prêt à assumer ses responsabilités. Pourtant, un événement imprévisible s’est produit, qui prend naissance dans les cadres inférieurs qui sont la plus précieuse richesse du syndicalisme. Cet événement c’est la prise de conscience de l’incapacité des politiciens à tenir leurs promesses électorales. Les militants des usines sont décidés à jouer leur rôle dans le concert politique que les états-majors préparent et c’est ce rôle qu’ils vont jouer avec éclat qui va transformer ce Front Populaire et le faire passer d’une alliance électorale sans lendemain en une page d’histoire que les travailleurs de ce pays n’oublieront jamais plus.
L’origine du mot d’ordre d’occupation des usines reste obscur. Cette forme d’action avait déjà été employée en Italie avant la marche sur Rome des troupes de Mussolini. A vrai dire, cette tactique était controversée dans les milieux ouvriers et si certains considéraient que l’usine occupée pouvait devenir une forteresse, d’autres y voyaient bien plus sûrement une prison où seraient enfermés les travailleurs, laissant ainsi la voie libre aux fascistes. De toute manière, les grandes centrales syndicales n’avaient pas, au cours de leurs récents Congrès, et plus particulièrement au cours du Congrès d’unification de Toulouse, retenu ou même discuté de ce moyen original de lutte. Ce fut une explosion sociale due à quelques initiatives obscures et qui se répandit avec une rapidité impressionnante. On peut essayer de trouver dans cette explosion deux modes d’anti-électoralisme virulent. Celui qui persistait dans le mouvement ouvrier à la base et qui couvait depuis l’origine du mouvement syndical. Bien que combattu par les communistes, il était renforcé par le peu d’élus que la politique classe contre classe avait valu à ce parti et par le peu d’efficacité de ces élus dirigés par un sombre crétin, André Marty. Mais pour la grande masse des ouvriers, c’est l’échec des combinaisons électorales de gauche qui, invariablement se transformaient en Bloc national, les scandales de l’affaire Stavisky où de nombreux parlementaires radicaux avaient été compromis, qui motivaient leur méfiance envers le Parlement. Pour les plus simples, la propagande effrénée des ligues de droite, fervente admiratrice de Mussolini, et qui avait l’audience de la grande presse quotidienne, s’ajoutait encore et contribuait à entretenir des doutes sur la sincérité des combinaisons électorales.
Depuis 1934 la classe ouvrière était sortie de sa léthargie, grèves et combats de rue s’étaient multipliés. Les travailleurs avaient eu des morts à Malakoff, à la Cité Jeanne d’Arc. Organisés dans des comités (j’ai raconté l’histoire d’un de ces Comités dans mon livre le Consulat polonais), les chômeurs formaient une masse active toujours disponible pour distribuer le matériel syndical et faire nombre, les jours de manifestations. Le résultat du premier tour des élections, qui avait eu lieu le 26 avril 1936, avait été un succès pour les partis de gauche, même si le rapport des forces n’avait pas sensiblement varié (3 % seulement du corps électoral se déplaça). Le Premier Mai qui, quelques jours plus tard, rassembla une foule immense qui étonna les militants ouvriers les plus avertis, donna aux travailleurs une confiance accrue en la force impressionnante qu’ils représentaient et que le résultat du deuxième tour devait confirmer.
Et Salengro à la délégation des gauches déclarera :
Que ceux qui ont pour mission de guider les organisations ouvrières fassent leur devoir ; qu’ils s’empressent de mettre un terme à cette agitation injustifiée. Pour ma part, mon choix est fait entre l’ordre et l’anarchie. Je maintiendrai l’ordre envers et contre tous.
Cependant, le mouvement continue à se développer et gagne toute la province. La masse en lutte échappe au contrôle de la CGT et Jouhaux constate :
Le mouvement a révélé à chacun de nous, j’en suis sûr, une situation que nous ne connaissions pas. Les ouvriers, avec une certaine dignité, n’affichaient jamais les conditions misérables des salaires auxquelles ils étaient réduits.
Et il faudra attendre le 7 juin pour qu’à l’Hôtel Matignon s’engage des discussions d’ensemble entre le gouvernement, le patronat et les représentants de la CGT. Le résultat de ces accords est connu et appartient aujourd’hui à l’histoire du mouvement ouvrier. Il est juste de remarquer que Blum, qui arbitrait les débats, imposa un taux d’augmentation des salaires de 12%. Je ne crois pas qu’on puisse clore un paragraphe consacré aux accords Matignon sans rappeler la déclaration consternée de M. Duchemin, Président de la Confédération patronale, mis devant les réalités :
Comment est-ce possible ? Comment avant avons-nous pu laisser faire cela ? Nous avons manqué à notre devoir en laissant les choses aller ainsi.
Déclaration qui rejoint celle de Jouhaux, dont il faudra éternellement se souvenir, qui venant soit de la bouche d’un leader syndical soit de celle d’un leader patronal, justifie pleinement la théorie de Proudhon et des anarchistes qui conseille aux travailleurs de s’occuper eux-mêmes de leurs propres affaires.
Et c’est directement de ce Premier Mai, où les masses prirent conscience de leur cohésion que débute cette gigantesque éruption sociale dans la vie économique et politique du pays. Car les premières grèves avec occupation d’usines, celle du Havre, celle de Marseille sont justement des grèves de protestation contre le licenciement de travailleurs ayant chômé le 1er Mai. Ces grèves se termineront par des victoires, la réintégration des travailleurs licenciés et le paiement des journées de grèves, et Lucien Erbal, Secrétaire des métaux, peut écrire :
La grève sur le tas est la deuxième et importante leçon à tirer de la bataille gagnée par nos camarades de Latécoère. Nous sommes partisans (le Conseil syndical a su prendre ses responsabilités en appliquant cette méthode) de la grève sur le tas avec occupation d’usine jusqu’à complète satisfaction.
Ce texte ne sera connu que du petit cadre de la base car ni les journaux ouvriers ni les syndicats ne propageront cette forme d’action. Mais le petit cadre est sensible à toute action découlant de ce Premier Mai et soigneusement il enregistrera le résultat. Le Front Populaire attend, lui, le moment (1 mois) où ses élus s’installeront au pouvoir. Et pendant ce mois les occupations vont se multiplier avec un programme identique : reconnaissance des délégués d’entreprise, augmentation des salaires, suppression des heures supplémentaires, semaine de quarante heures, pour atteindre leur point culminant à la fin mai.
A Paris, le 24 mai, plus de cinq cent mille ouvriers défilent devant le Mur des Fédérés et dès le lendemain, les responsables des sections d’entreprise déclenchent la bataille ; c’est Hotchkiss à Levallois, Lavalette à Saint-Ouen, Farman à Billancourt, puis Renault, Chausson, Citroën, Rosengart, etc., toute la métallurgie parisienne explose bientôt, suivie par la province. Un personnage qui n’en manque pas une et qui sera ministre, Ambroise Croizat, déclare gravement :
Le mouvement de grève de la Région parisienne peut très rapidement se calmer si, du côté patronal, on est prêt à faire droit aux légitimes revendications des travailleurs.
Et de fait, l’organisation syndicale, débordée, va s’employer à régler les conflits. A ce moment-là plus de 100 000 métallurgistes sont en lutte. Les patrons réagissent et réclament avant toute discussion l’évacuation des usines et l’officieuse Journée Industrielle écrit :
Il va sans dire que la continuation d’une telle procédure (celle de la conciliation) ne peut être envisagée dans le cadre des troubles graves qui est présentement apporté aux règles élémentaires de l’ordre et de la direction des entreprises.
Mais si les patrons, représentés par leur organisation le CGPF, refusent de négocier tant que les usines ne seront pas libérées et le travail repris, de nombreux contrats à l’échelle de l’entreprise sont signés. Les ouvriers reprennent le travail chez Citroën, chez Renault, etc., sur les bases suivantes :
Les heures de grève seront payées. Le salaire augmenté de un franc de l’heure. Les délégués seront élus. Le droit syndical respecté. Les heures de nuit majorées, etc.
Pourtant, si les « grandes taules » de la métallurgie qui travaillaient à plein rendement pour la guerre avaient cédé, pour le reste des corporations, le problème restait entier. Alors que le gouvernement et le patronat pouvaient espérer voir le calme se rétablir après ces accords, le mouvement repartait de plus belle, gagnant toutes les corporations, s’étalant à travers tout le pays. Le gouvernement alors encore en place pour quelques jours et que dirige Albert Sarraut s’affole et fait appel à Léon Blum pour régler le conflit, mais le leader socialiste « respectueux de la Constitution » attendra la réunion légale des Chambres pour former son gouvernement. L’état d’esprit des chefs du Front Populaire mérite d’être souligné. Certes, Blum refusera de faire appel à la force publique pour faire évacuer les usines, mais il se déclarera profondément offensé par ce mouvement qui bouscule les règles traditionnelles et dans son appel aux travailleurs il déclare :
L’action du gouvernement, pour être efficace, doit s’exercer dans la sécurité publique. Elle serait paralysée par toute atteinte à l’ordre. Le gouvernement demande donc aux travailleurs de s’en remettre à la loi pour leurs revendications qui doivent être réglées par la loi.
CONCLUSION
Les journées de Juin sont riches en enseignements. Le reflux de la vague, la veulerie des politiciens de gauche et enfin la dislocation de l’union des gauches qui, comme les autres unions, celle de 1924 et celle de 1932, se transformera en une union des droites, en un bloc national contre les travailleurs est également édifiant niais appartient à un autre moment de l’histoire du mouvement ouvrier.
Ce qui reste important, c’est justement ce que les travailleurs, débordant les partis politiques, ont arraché par leur action propre. Certes, la victoire électorale de la gauche, la certitude que le gouvernement Blum ne ferait pas intervenir la force ont été des facteurs importants, mais ce qui rend ces journées inoubliables, c’est justement la conscience que, pour la première fois dans son histoire, la classe ouvrière a eue, que même lorsqu’un climat favorable était créé, c’est de son action directe que dépendent les conditions de succès de ses revendications.
Les occupations d’usines furent l’œuvre des militants à l’échelle de l’entreprise et dans ce travail de la base les militants anarchistes furent présents. Une fois de plus on peut déplorer que leur dispersion les ait empêchés de jouer un rôle au moment du règlement. Ceux d’entre nous, appartenant au groupe syndicaliste « Lutte de classe » étaient trop peu nombreux pour peser sur la CGT. Les autres, isolés dans la CGT-SR se trouvèrent écartés de toute possibilité d’action à l’échelle de la discussion nationale ou même régionale.
Enfin, il faut mettre en garde les travailleurs. L’histoire ne se recommence pas. Ce qui fut l’originalité de ce combat, ce fut moins les méthodes employées que le climat qui leur conféra une efficacité certaine. Mais il reste deux leçons qui resteront éternellement vraies et qui conditionnent notre lutte, même dans un climat différent, même avec des techniques différentes.
La première leçon c’est que les luttes doivent être conduites en marge et contre toutes les organisations politiques fussent-elles de gauche et quelles que soient les promesses électorales de celles-ci.
La seconde, c’est que la décision doit se faire à la base de l’entreprise et que pour peser sur l’événement il est indispensable qu’à l’échelle de l’entreprise, l’influence du mouvement anarcho-syndicaliste soit réelle. Car aux instants de paroxysme, c’est seulement l’influence du petit cadre syndical qui peut faire sauter le frein des appareils syndicaux épouvantés par l’explosion sociale.
La tâche de notre Mouvement libertaire est de travailler à remplir ces conditions qui sont les garanties indispensables à la réussite de nouveaux juin 36.