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I - L’idée des soviets n’est pas une notion bolchevique

dimanche 6 septembre 2020, par Pano Vassilev (CC by-nc-sa)

La théorie des soviets n’a rien de commun avec le système de gouvernement soviétique, comme le croient la plupart des gens. Au contraire, nous sommes en droit de soutenir l’inver­se, à savoir que l’idée des soviets, l’idée d’une organisation de la vie sociale dans le sens d’un système nouveau, libre et com­muniste, avec la régulation de la production et de la distribu­tion des biens dans la future société par l’intermédiaire de ren­contres, de réunions de travail entre les délégués directs, tou­jours remplaçables et dépourvus de tout pouvoir, des organi­sations professionnelles et des centres de distribution ; cette idée n’a rien de commun avec le caractère propre aux bolche­viques, leur tendance étatique et leur système dictatorial dans la réglementation de la vie sociale.

Si, malgré cela, l’idée des soviets, surtout en Bulgarie, s’iden­tifie avec le bolchevisme et avec le système soviétique actuel, avec leur dictature étatique, c’est dû avant tout au fait que le parti bolchevique, pour différentes raisons, a réussi à imposer et à affermir son pouvoir dictatorial en Russie. Là où précisé­ment le prolétariat a essayé pour la première fois d’appliquer le système des soviets dans la pratique et sur une vaste échelle.

Et si l’on ajoute l’ignorance de l’histoire du mouvement ouvrier, et plus précisément de son aile gauche, la confusion est plus aisément explicable. Même chez nous, il existe des anar­chistes qui considèrent les soviets comme une invention pure­ment bolchevique et l’assimilent à la dictature bolchevique.

Il n’est pas difficile de démontrer que le bolchevisme dans son fondement n’a rien de commun avec l’idée des soviets dans leur sens propre et original.

Avant tout il faut rappeler que le bolchevisme, d’après ses propres partisans, est le « vrai », « le seul marxisme bien com­pris ». Marx et Engels, les fondateurs de l’idéologie marxiste, ne se sont jamais déclarés en faveur des soviets. Ils ont écrit de nombreux livres où ils ont développé en détail non seule­ment les principes théoriques et philosophiques, mais aussi le programme constructif de ce qu’ils ont appelé eux-mêmes le socialisme scientifique. Mais dans aucune de leurs œuvres (que ce soient des livres, des brochures, des manifestes, des programmes, des lettres ou des notes critiques) on ne trouve une ligne où on peut supposer que « les grands maîtres du prolétariat » ont envisagé les « conseils ouvriers » comme organes dont le prolétariat en lutte pourrait se servir pour coordonner ses efforts, ou, dans le futur ordre socialiste, pour organiser la production, la distribution et la vie sociale en général, ou même dans la période dite transitoire.

De même, il est impossible de trouver un seul mot dans le sens des conseils ouvriers comme organe de lutte chez les élèves, les popularisateurs du marxisme, qui pensèrent et écri­virent après Marx et Engels. C’est tout naturel puisque le marxisme est né, s’est formé et s’est développé justement comme un socialisme parlementaire et étatique. Tel il était, tel il est toujours dans son essence, malgré le décor soviétique que les bolcheviques ont construit en 1917.

La séparation qui a eu lieu en 1872 dans la Première Internationale était la conséquence logique des conceptions incompatibles et profondément opposées des marxistes et des bakouninistes précisément sur la question des rapports entre les mouvements ouvriers et l’État bourgeois moderne en géné­ral, et son organe législatif, le parlement en particulier. Les marxistes, dirigés par Karl Marx lui-même, se définirent clairement et catégoriquement comme parlementaires et étatistes. Et les bakouninistes étaient qualifiés d’anarchistes, parce qu’ils se déclaraient ennemis de toutes les sortes de parlementarisme.

Pour Marx, Engels et leurs disciples, la révolution sociale est toujours conçue comme une série de réformes sociales réali­sées par un parti politique dit socialiste ou prolétaire, ayant conquis le pouvoir. C’est-à-dire lorsque le parti politique est devenu maître des organes législatif et exécutif de l’État, du parlement, de la police, de l’armée et des tribunaux. La pré­tendue dictature du prolétariat, dans la conception des fon­dateurs du marxisme et de leurs partisans, est la dictature d’un parlement dans lequel « les représentants du prolétariat » ont réussi à obtenir la majorité. Cette conception est exprimée dans le Manifeste communiste où on parle de la conquête de la machine étatique et de centralisation du crédit au moyen de l’État [1]. Dans l’Anti-Dühring [2] Engels écrit : Le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et transforme les moyens de pro­duction d’abord en propriété d’État et L’État apparaît réel­lement représentant de toute la société. Dans leur objectif immédiat, les marxistes ont toujours utilisé l’expression « l’É­tat populaire » (Volkstaat), avec une assemblée législative, c’est-à-dire le parlement, où la majorité revient aux « repré­sentants des travailleurs ».

Marx écrit même en toutes lettres dans le numéro du 12 juin 1848 de La Nouvelle Gazette Rhénane [3] que après la vic­toire du prolétariat il faut tout de suite convoquer une assemblée constituante avec des pouvoirs dictatoriaux. Et dans son esprit c’est la « dictature du prolétariat ».

Pour les marxistes, cette « dictature du prolétariat » a toujours été la dictature des « représentants du prolétariat » au parle­ment, dans l’État bourgeois actuel, ce qui est particulièrement clair dans les propos de l’ami de Marx, Engels, sur la Critique du projet de programme d’Erfurt : Un point absolument certain, c’est que notre parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver au pouvoir que sous la forme de la république démocratique. C’est même là la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a démontré la grande Révolution française. [4]

On peut en conclure que pour Engels, et donc pour Marx et les marxistes, la république démocratique bourgeoise est la forme politique du socialisme au lendemain de la révolution. Il n’y a aucune autre forme où la dictature du prolétariat puisse s’exprimer, parce que la grande révolution française a démon­tré (!) que la république démocratique est sa forme spécifique.

Jusqu’à la révolution d’octobre 1917, et même deux mois après, les bolcheviques russes — qui comme tous les marxistes à cette époque s’appelaient sociaux-démocrates — se repré­sentaient la fameuse « dictature du prolétariat » uniquement comme celle d’une assemblée constituante. Et c’est vers cette dictature qu’ils avaient mobilisé tous leurs efforts jusqu’aux derniers moments de l’assemblée constituante russe de 1917. De nombreux faits et documents existent qui le confirment, et même de source bolchevique. Par exemple, le programme même du parti du travail social-démocrate russe, où les bol­cheviques étaient majoritaires, est assez clair comme position anti-soviet et en faveur du parlementarisme. Ce programme était toujours en vigueur en 1917. Dans ce programme, que les bolcheviques et Lénine partageaient jusqu’à la dispersion de l’assemblée constituante en octobre 1917 par les marins de Kronstadt, on peut lire :

C’est pourquoi le parti du travail social-démocrate russe considère comme sa tâche la plus immédiate l’abolition de l’absolutisme du tsar et son remplacement par une république démocratique, dont la constitution doit assurer :

1) La souveraineté du peuple, c’est-à-dire la concentration de tout le pouvoir suprême de l’État aux mains d’une assem­blée législative formée par des représentants du peuple.

2) Le droit à l’éligibilité : général, égal et direct pour tous les citoyens de plus de 20 ans à l’assemblée constituante et aux organes de pouvoir local ; droit pour tout élu d’être nommé à toute fonction parlementaire.

Tout en poursuivant ses objectifs immédiats, le parti du travail social-démocrate russe appuie tout mouvement d’op­position révolutionnaire tendant à un changement politique radi­cal, et refuse catégoriquement tout projet de réformes, qui renfor­cerait la tutelle policière et administrative des classes travailleuses.

Le parti du travail social-démocrate russe est fermement convaincu que la réalisation des réformes politiques et sociales n’est possible que par la suppression de l’autoritaris­me des tsars, et la convocation d’une assemblée constituante librement élue par le peuple entier. [5]

Comme l’indique ce passage, ce programme ne va pas au­ delà d’une république démocratique, d’une assemblée consti­tuante élue par tous les citoyens. Et, comme nous l’avons dit, ce programme existait encore en 1917 sans changement, avec l’appui des mencheviks et des bolcheviques avec Lénine. Le programme n’avait pas varié après l’essai révolutionnaire de 1905-1906 pendant lequel les travailleurs russes avaient créé leurs soviets qui jouèrent alors un rôle très important dans la lutte. Et non seulement les bolcheviques ne corrigèrent pas le programme après la « répétition générale » de 1905-1906, pour le rendre moins parlementaire et plus « soviétique », mais même ils soulignèrent leur position opposée aux soviets, l’expérience des travailleurs. Ainsi au congrès du parti du tra­vail social-démocrate russe tenu à Londres du 13 mai au Ier juin 1907, le parti bolchevique (alors seulement une fraction) proposa et appliqua (devenant majoritaire) une résolution sur la question des soviets, dont voici quelques extraits :

I - Résolution sur la question des rapports du parti envers la Douma (le parlement russe) ; b) il faut expliquer au peuple l’impossibilité de la réalisation de la liberté politique par la voie parlementaire, tant que le pouvoir reste aux mains du gouvernement tsariste [6] ; la nécessité d’une lutte ouverte des masses populaires contre la force armée de l’absolutisme, comme seule possibilité pour la révolution d’assurer une vic­toire totale : le passage du pouvoir aux mains des députés du peuple et la convocation d’une assemblée constituante avec un scrutin égalitaire, direct et secret.

II - Résolution vis-à-vis du congrès ouvrier [7] : b) projet des bolcheviques (qui fut adopté) : Considérant 1) que le parti du travail social-démocrate russe est la seule organisation qui unit la partie consciente du prolétariat comme avant-garde et qui dirige les luttes de la classe ouvrière pour une société socialiste et les conditions indispensables à son instauration.

III - Qu’au moment de l’élan révolutionnaire, il apparaît possible (!) d’organiser ou d’utiliser pour les buts de la social-­démocratie les formations ouvrières sans parti, comme par exemple les soviets des représentants des travailleurs, etc.

IV - Que l’idée d’un congrès ouvrier conduit en fait au remplacement de la social-démocratie par les organisations de travailleurs sans parti à caractère durable, et que l’organisa­tion et la préparation par la propagande de ce congrès ouvrier aboutissent inévitablement à la désorganisation du parti, et laissent de larges masses de travailleurs sous la tutelle et l’in­fluence de la démocratie bourgeoise.

Le congrès reconnaît que (...) 2) la participation du parti dans ces organisations est possible en cas de nécessité, à condition que le parti développe et renforce ses buts ; 3) l’idée d’un congrès ouvrier sans parti soutenue par les anarcho-syn­dicalistes dans leur lutte contre l’influence social-démocrate sur les masses travailleuses, est absolument nocive pour le développement de classe du prolétariat ; 4) pour le besoin de la libre discussion de la question du congrès ouvrier dans la presse du parti, le congrès estime qu’il ne faut pas faire de pro­pagande en vue de l’organisation du congrès ouvrier ni parmi les membres à titre individuel ni parmi les organisations du parti. [8]

Ces citations du programme du parti du travail social-démo­crate russe (dans lequel les bolcheviques étaient majoritaires) et les résolutions concernant l’attitude de ce parti envers la Douma et le projet de « congrès de travailleurs » sans parti indiquent que les « marxistes-léninistes » russes, même après l’expérience de 1905-1906, ont continué à être fidèles aux enseignements de Marx et Engels et à considérer comme leur la « forme spécifique » selon laquelle « la dictature du prolé­tariat » sera une république parlementaire et démocratique, et non pas les soviets ouvriers et de paysans.

Et si après l’insurrection d’octobre (1917), ils ont abandonné leurs vieilles positions parlementaires et démocratiques non révolutionnaires au sujet de l’assemblée constituante et sont devenus « pro-soviets », ce fut purement et simplement par obligation et parce qu’ils ne pouvaient faire autrement.

Toutes les informations sur la conduite des bolcheviques dans cette période ont une grande importance historique et montrent que jusqu’à la dissolution de l’assemblée consti­tuante ils furent partisans de celle-ci et y placèrent leur espoir, afin d’obtenir par n’importe quel moyen la majorité et grâce à cela proclamer « la dictature du prolétariat ». De là vient leur attitude hésitante et confuse envers les soviets même alors, quand les masses travailleuses commençaient ouvertement à lancer les slogans : « A bas la Constituante ! », « Tout le pou­voir aux soviets des ouvriers, des paysans et des soldats ! ».

Tout au contraire, les anarchistes, ou plutôt ceux parmi eux qui étaient pour les soviets, les considéraient comme « des organes exécutifs de la volonté du peuple travailleur » [9]. Dès juin ou juillet 1917, ils se mirent à la tête de l’ensemble de gens réunis autour des conseils, du prolétariat et contre l’as­semblée constituante. Quant aux bolcheviques, ils conti­nuaient à considérer possible un « changement révolutionnaire » de l’Assemblée nationale et ils ne prenaient aucune position claire et nette sur la question du rôle et de la mission des soviets dans la révolution prolétarienne.

Ainsi, par exemple, lorsque les masses de Petrograd et de Kronstadt, écœurées par la Constituante et par les machina­tions des « représentants du peuple » qui y siégeaient, se ran­gèrent ouvertement sous le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! », d’abord lancé par des anarchistes, alors — écrit Efim Yartchouk [10] — les bolcheviques prirent fait et cause pour l’assemblée constituante, et, pour la défendre, ils intro­duisirent dans les soviets l’idée de leur transformation, jusqu’à un certain degré, en organe du pouvoir central [11].

Et lorsque le bolchevique Rochal lors d’un meeting a Kronstadt le 3 juillet 1917 parlait aux masses de la manifesta­tion armée avec le slogan de « Tout le pouvoir aux soviets ! », les autres membres du parti se réunirent avec Razkolnikov, pour attendre la décision du comité central du parti, qui sié­geait à Petrograd. Et à la question de Rochal à Razkolnikov : Que faire si le, parti décide de ne rien soutenir ?, ce dernier répondit : ça ne fait rien ! D’ici nous les y obligerons ! [12]

Il est bien connu, et les bolcheviques bulgares le reconnais­sent, que jusqu’au dernier moment avant l’insurrection d’oc­tobre, la majorité du comité central du parti y était opposée, et que Zinoviev, Kamenev et d’autres jouèrent pendant ces jours décisifs le triste rôle d’opportunistes et de contre-révo­lutionnaires typiques. Ces messieurs, qui par la suite se décla­rèrent comme des révolutionnaires « véritables » et patentés et qui, durant l’insurrection de Kronstadt en 1921 contre le pouvoir bolchevique qu’ils représentaient alors, osèrent trai­ter les matelots kronstadtiens de « contre-révolutionnaires », ces messieurs donc désertèrent le combat au moment princi­pal de la révolution prolétarienne réelle. Ils s’opposèrent au soulèvement, en gardant leurs espoirs de révolution sociale dans le fait qu’elle pourrait apparaître dans l’assemblée consti­tuante, en suivant la voie parlementaire et démocratique.

Que vraiment le parti bolchevique ait été jusqu’au dernier moment, avant la dissolution de l’assemblée constituante, en sa faveur et qu’il ait été obligé de changer sa position anti­soviet et d’accepter en outre le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! », dès qu’il fut placé devant le fait accompli de la dissolution de l’assemblée constituante, voilà qui est démon­tré par le témoignage de Léon Trotski : Notre parti ne refu­sa rien de la démocratie, en tenant compte des priorités cer­taines d’agitation politique de cette transition légale vers le nouveau régime. Il en découla notre tentative de convoquer l’assemblée constituante (...) L’assemblée constituante fit obs­tacle au mouvement révolutionnaire et fut balayée. [13] Trotski ne dit pas, bien entendu, comment et qui précisé­ment « balaya » l’assemblée constituante, parce que sûrement il n’a pas d’intérêt « d’agitation politique » en cela. Et il n’est pas non plus en mesure de décrire cet acte révolutionnaire du parti bolchevique, qui, selon son propre aveu, fit l’impossible pour instaurer « la dictature du prolétariat », c’est-à-dire l’as­semblée constituante. Trotski indique seulement que l’assem­blée constituante fut « balayée » parce qu’elle faisait obstacle au mouvement révolutionnaire. Mais toute personne qui rai­sonne un tant soit peu conclut de cette phrase prudente que : 1) le mouvement révolutionnaire à ce moment-là n’était sûrement pas conduit par le parti bolchevique ; 2) le parti bol­chevique d’alors, avec sa préférence manifeste jusqu’au der­nier moment pour l’assemblée constituante, constituait un des facteurs qui gênaient le développement de la révolution.

Anatole Gorelik, sans masquer la réalité par des nécessités « d’agitation politique » décrit ainsi les événements de ces journées : Hésitant encore, louvoyant envers les soviets et l’assemblée constituante, ils étaient de toute façon résolus à s’installer fermement au Palais d’Hiver. Ce n’est qu’en janvier 1918 (2 mois après le 25 octobre !), n’ayant pas eu la majori­té des voix aux élections à l’assemblée constituante, et mis devant le fait accompli de la dispersion de celle-ci par un détachement de marins commandés par l’anarchiste Zelesniakov, qu’ils refusèrent cette constituante. [Le camarade Zelesniakov était ce jour-là le chef de la garde de l’assemblée constituante. Plus tard dans l’après-midi, il s’approcha calmement du chef de l’assemblée, le socialiste révolutionnaire Tchernov, et pro­posa à tous les membres de la constituante de s’en aller parce qu’il en avait assez de leurs bavasseries et de leur travail (et que les marins voulaient aller se coucher). C’est aussi simple­ment que s’acheva l’existence de l’assemblée constituante. Les bolcheviques ne participèrent aucunement à la dissolution de l’assemblée constituante, ils légalisèrent le fait accompli.] Déjà à cette époque, tout comme maintenant, la politique des bolcheviques était déterminée par le rapport des forces. [14]

Et, à vrai dire, on ne peut comprendre ce changement que par la nécessité de redresser la barre devant la réalité. Le parti bolchevique l’appliqua soudainement vis-à-vis de l’assemblée constituante et des soviets en 1917-1918, sous la pression du rusé et prévoyant Lénine. L’exposition des faits montre que, confrontés au dilemme de la fidélité au marxisme et au parle­mentarisme, en tenant obstinément à tout prix à l’assemblée constituante et en s’opposant à la passation de « Tout le pou­voir aux soviets ! », avec le risque d’être « balayés » par les masses travailleuses de l’arène de la lutte sociale en tant que parti politique associé à l’assemblée constituante (comme ce fut le cas de tous les autres partis « socialistes », « ouvriers », « du travail »), les bolcheviques refusèrent l’assemblée consti­tuante, s’adaptèrent provisoirement à l’élan des masses en prenant le train en marche, pour attendre le moment propice à l’anéantissement des « soviets », pour leur enlever le « pou­voir » et le concentrer par une voie détournée dans leurs propres mains, non plus évidemment par le biais de l’assem­blée constituante, mais par l’intermédiaire d’un comité exé­cutif central des soviets.

En dépit de l’avis prédominant dans le comité central du parti de ne pas céder à l’enthousiasme des masses, Lénine, tout en étant minoritaire, saisit correctement avec son esprit large le triste sort qui attendait le parti s’il ne se ralliait pas à la tendance des masses. Lénine annonça la solidarité du parti avec le mouvement des travailleurs, des paysans et de leurs orientations. Il annonça qu’il blâmait la majorité du comité central, car elle allait à l’encontre des désirs des masses et était parjure à son devoir révolutionnaire. Il accepta sans réserve le slogan « Tout le pouvoir aux soviets ! », et changea par décret le nom du parti, en lui donnant celui de « communiste », et il suivit momentanément cette tendance.

Mais cela ne dura pas longtemps. Après l’annonce que la contre-révolution avait été vaincue et grâce à la courageuse manœuvre de Lénine, le parti bolchevique réussit à avoir la majorité au congrès pan-russe des soviets et au comité exécu­tif central des soviets. Ce fut le début de la centralisation des initiatives et du droit par cet institut, dans lequel les bolche­viques conservèrent toujours une position prépondérante. En fait, « par une voie détournée » on en revenait à l’attitude antérieure : tous les droits des soviets avaient été anéantis tout d’abord « provisoirement », puis pour toujours, et de soviet il ne resta que le nom.

Mais aussi longtemps qu’une contrée est gouvernée par la dictature d’un parti, les conseils des travailleurs et des paysans perdent, évidemment, toute leur signification. Ils en sont réduits au rôle passif joué dans le passé par les États généraux et les parlements quand ils étaient convoqués par le roi, et avaient devant eux un conseil du roi tout-puissant. [15]

De la part des bolcheviques, il ne pouvait en être autrement, une fois installés au pouvoir et maîtres de la situation. En effet Les bolcheviques n’ont jamais été partisans d’un véritable système des conseils. En 1905, Lénine expliquait par exemple au président du soviet de Saint-Pétersbourg [16] que son parti ne pouvait sympathiser avec l’institution démodée du systè­me des conseils. Mais comme les premières étapes de la révolution russe s’étaient justement développées sur cette base du système des conseils, les bolcheviques durent, lors­qu’ils prirent le pouvoir, s’accommoder, bon gré mal gré, de cet héritage, très douteux à leurs yeux. Toute leur activité ten­dit alors à les dépouiller peu à peu de tout pouvoir et à les subordonner au gouvernement central. Qu’ils y aient réussi, voilà bien, à notre avis, l’immense tragédie de la révolution russe. [17]

Nous verrons dans un chapitre à part pourquoi les anar­chistes russes n’ont pas pu empêcher les bolcheviques de prendre le pouvoir et de détourner la révolution et les soviets.


[1Manifeste communiste, conclusions, mesure n° 5.

[2Anti-Dühring, Ed. Sociales, 1959, p. 319-320.

[3Les Allemands - comme Liebknecht et Bebel - publiaient un journal sous ce titre auquel collaboraient Marx et Engels.

[4Dans Marx-Engels, Programmes socialistes, éd. Spartacus, p. 74.

[5Londonsky sezd rosiskoy sots-demokrotitcheskoy robotchy parti, Paris 1909, p. 16.

[6Il s’ensuit logiquement que si le « pouvoir réel » échappe au gouvernement tsariste, la « liberté politique » est applicable par la voie parlementaire.

[7II s’agit du projet de congrès ouvrier des représentants des soviets et d’autres organisations sans parti.

[8Op. cit. p. 455.

[9Voir le livre Anarchisme et communisme (en russe) de Preobrajenski.

[10Yartchouk fut un des participants.

[11Cité dans le livre de Yartchouk Kronstadt dans la révolution russe. (en russe,
et en traduction espagnole)

[12Yartchouk, op. cit., p. 15.

[13Terrorisme et communisme (retraduit du bulgare, p. 36).

[14A. Gorelik, Les anarchistes dans la Révolution russe, Paris 1973, trad. Skirda,
p. 65. Pour la partie Le camarade (...) accompli, nous avons traduit du russe - original pp. 15-16 - car elle est omise dans l’éd. fr. (NDT).

[15Kropotkine, Lettre aux ouvriers occidentaux, 1920, dans Kropotkine, Œuvres , 1976, p. 346.

[16Un certain G. Khroustalev.

[17Rudolf Rocker, Les soviets trahis par les bolcheviques (la faillite du communisme d’État), 1921, éd. fr. Spartacus, 1973, p. 20.