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[01] Varlin conspirateur

samedi 26 septembre 2020, par James Guillaume (Domaine public)

La vie Ouvrière du 5 mai 1913 consacra son n°87 à Eugène Varlin. C’est le texte de James Guillaune, « Varlin conspirateur », que nous avons choisi de reproduire dans cette brochure.

Dans ces quelques pages, par lesquelles j’ai tenu à m’associer à l’initiative des camarades désireux de faire revivre, pour la jeune génération, la figure d’Eugène Varlin, je ne parlerai que d’un seul côté de son action.

D’autres parties de ce numéro montrent Varlin syndicaliste, Varlin coopérateur ; Varlin combattant à la fois l’Empire et les politiciens ambitieux qui n’attaquaient Napoléon III que pour substituer au César un gouvernement de classe à étiquette républicaine. Nous voyons aussi Varlin jeune ouvrier studieux, s’efforçant d’acquérir les connaissances qui lui manquent pour les mettre au service de la lutte ouvrière, tel, en 1838, Proudhon, « né et élevé dans la classe ouvrière », s’apprêtant à s’assimiler la philosophie et la science afin de « travailler sans relâche, avec toute l’énergie de sa volonté et toutes les puissances de son esprit, à l’affranchissement complet de ses frères et compagnons ».

Ce que je veux montrer ici, c’est Varlin conspirateur, associé à une phalange d’hommes d’action de divers pays, qui, pressentant l’effondrement prochain de l’Empire, se concertaient en 1869-1871 dans l’espoir de faire sortir des événements la révolution internationale et l’émancipation des travailleurs, « œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

En 1864, il s’était constitué en Italie, sur l’initiative de Michel Bakounine, le révolutionnaire russe évadé de Sibérie en 1861, une organisation secrète qui comprenait des Italiens, des Français, des Polonais et des Russes, et plus tard des membres appartenant à d’autres pays encore. Elle s’était donné le nom d’Alliance des révolutionnaires socialistes, et aussi celui de Fraternité internationale. Au bout de quatre ans, ses membres voulurent que leur organisation, tout en conservant son caractère intime de société secrète, manifestât ses principes au grand jour par la création d’une association publique : fondée le 25 septembre 1868, à Berne, celte association publique s’appela Alliance internationale de la démocratie socialiste ; elle demanda aussitôt, par l’intermédiaire de son Bureau central, son affiliation à l’Internationale. On sait que le Conseil général de Londres, de même que les Belges et les Jurassiens, élevèrent des objections, non contre le programme de cette Alliance, — car, ainsi que l’écrivaient les Belges, par la plume de César De Paepe, au groupe initiateur, « vos idées sont les nôtres, sont celles mêmes de l’Internationale des travailleurs » — mais contre sa constitution en un corps distinct. L’Alliance alors prononça la dissolution de son organisation particulière ; son Bureau central cessa d’exister, et les sections qui la composaient (elles étaient au nombre de quatre ou cinq) ou bien entrèrent dans l’Internationale comme simples sections de la grande Association (ce fut le cas de la section de l’Alliance à Genève), ou bien se fondirent dans la section la plus voisine de l’Internationale.

Quant à la Fraternité internationale, cette société secrète subit, en janvier 1869, une crise qui mit fin à son existence. On m’a raconté que les dissentiments survenus dans son sein s’étaient produits à l’occasion d’un voyage de propagande fait en Espagne dans l’automne de 1868 par Fanelli, Elie Reclus et Aristide Rey, et d’une indiscrétion commise par Malon ; il y avait eu, en outre, désaccord au sujet de l’admission des femmes, demandée par Mroczkowski et quelques autres. Mais après la dissolution de la Fraternité, quelques-uns des membres fondateurs, entre autres Bakounine et Fanelli, continuèrent leur action collective comme par le passé, et cherchèrent à recruter de nouveaux adhérents pour l’organisation secrète internationale.

C’est alors que Bakounine, pendant sa visite au Locle (20-22 février 1869), me parla de l’utilité, à ce moment où de graves événements se préparaient en France, d’une entente intime entre les révolutionnaires :

ll me lut un programme contenant des choses qui répondaient entièrement à mes propres aspirations, et me demanda si je ne voudrais pas me joindre à ceux qui avaient créé cette organisation. Ce qui me frappa surtout dans les explications qu’il me donna, c’est qu’il ne s’agissait point d’une association du type classique des anciennes sociétés secrètes, dans laquelle on dût obéir à des ordres venus d’en haut : l’organisation n’était autre chose que le libre rapprochement d’hommes qui s’unissaient pour l’action collective, sans formalités, sans solennité, sans rites mystérieux, simplement parce qu’ils avaient confiance les uns dans les autres et que l’entente leur paraissait préférable à l’action isolée.

A ces ouvertures, je répondis, naturellement, que j’étais tout prêt à m’associer à une action collective dont le résultat devait être de donner plus de force et de cohésion au grand mouvement dont l’Internationale était l’expression. J’ajoutai que mon vieil ami Constant Meuron [1] était tout désigné pour être l’un des nôtres. Nous lui en parlâmes le jour même, et il nous donna aussitôt son adhésion sans réserve ; il avait appartenu, avant 1848, à la Charbonnerie, et, en sa qualité de vieux conspirateur, il se réjouissait à la pensée que l’Internationale serait doublée d’une organisation secrète qui la préserverait du danger que pouvaient lui faire courir les intrigants et les ambitieux [2].


[1Constant Meuron (1804-1872), d’une famille de l’aristocratie neuchâteloise (il avait renoncé, comme son père, à la particule), avait été l’un des chefs de l’insurrection républicaine de 1831, qui avait cherché à soustraire la principauté de Neuchâtel à la souveraineté du roi de Prusse. Arrêté et condamné mort, il vit sa peine commuée en détention perpétuelle ; il s’évada en 1834 et vécut en exil jusqu’en 1848. Au moment où je le connus, il vivait, au Locle, du modeste emploi de teneur de livres d’un atelier de monteurs de boîtes d’or.

[2 L’Internationale, Documents et Souvenirs, tome Ier p. 130.