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Mes souvenirs sur Kropotkine (suite et fin)

samedi 4 mai 2024, par Alexandre Berkman (CC by-nc-sa)

Il était évident que Kropotkine souffrait profondément de la façon dont les bolchevikstes détournaient la révolution à leur profit. Il condamnait leur façon de procéder qui consistait à supprimer dans les autres partis et mouvements révolutionnaires, et il était spécialement indigné des traitements infligés aux anarchistes que l’on emprisonnait et fusillait.

Barbarie, disait-il, et non révolution  !

Il parla ensuite de la destruction, par les bolchevistes du grand mouvement coopératif de Russie qui entraîna la ruine économique du pays, d’une part, et dressa contre la révolution une grande masse composée d’éléments politiques neutres, d’autre part.

Le mouvement coopératif de Russie était d’une grande force dans la vie du pays, non seulement en ce qui concerne la question économique, mais aussi et surtout la question agricole.

Ses activités s’étendaient aux manufactures, entreprises financières paysannes, achats, ventes, mais consistaient efficacement à l’éducation de la masse paysanne.

Il est vrai que les coopératives n’étaient aucunement des organisations révolutionnaires, mais composées d’éléments politiques variés. Cependant, les quelques membres réactionnaires qui s’y trouvaient pouvaient être éliminés sans que, pour cela, l’organisation en soi détruite.

Le mécanisme économique des coopératives était un appareil très efficace et absolument nécessaire pour les intérêts vitaux de la Révolution.

En janvier 1918, les coopératives comprenaient 25 000 branches réparties dans toute la Russie et composées de 9 000 000 de membres. Leur capital s’élevait à 15 000 000 roubles, alors que le chiffre d’affaires de l’année précédente était de 200 000 000 roubles. Cette puissante organisation fonctionnait efficacement dans chaque cité, ville et village de Russie.

Les bolchevistes paralysèrent d’abord et « liquidèrent » ensuite les coopératives. Ce fut le suicide de la Révolution, car l’État bolcheviste était totalement incapable de récupérer les vivres et de les répartir proprement. Des milliers de tonnes de marchandises pourrissaient, exposées aux intempéries, dans les gares, sur les voies de chemin de fer, sur les routes, les coopératives ayant été abolies, les moyens de transport locaux détruits, et l’État communiste non préparé, inexpérimenté, et absolument inefficace en l’affaire.

Incapables de procurer les vivres nécessaires à l’armée et à la population, le gouvernement bolcheviste se rallia au système de razvyorstka, réquisition par la force. Ce fut une mauvaise méthode, caractérisée par la violence et une extrême brutalité, qui rappelait trop vivement les agissements tsaristes.

Les paysans protestèrent d’abord contre l’injustice et l’autocratie de la politique bolcheviste, mais leurs protestations furent vaines. De plus elles furent suivies par de sévères mesures de répression. Les bolchevistes étaient décidés à prouver la valeur et la force de leur pouvoir, avec lequel on ne « devait pas jouer », qui était une phrase gouvernementale très populaire.

Appels, plaintes, protestations ne donnant aucun résultat, les paysans décidèrent de résister contre ces réquisitions par la violence. Le gouvernement sévit rigoureusement et exerça sa vengeance sur des villages entiers. Ces expéditions organisées par les communistes et les tchékistes étaient d’une violence inouïe : souvent toute la population d’un village était condamnée à être fouettée, les maisons des paysans mises à sac et parfois le village entièrement détruit.

Cette politique vis-à-vis des paysans russes fut, d’après Kropotkine, la page la plus noire du bolchevisme.

Toutes ces choses, quoique terribles, ne m’étaient pas inconnues : j’en avais eu connaissance de sources variées bien avant ma visite à Kropotkine, mais je supposais que les récits des cruautés bolchevistes étaient exagérées, et leur politique paysanne mal interprétée ou incomprise.

J’étais venu en Russie avec un grand enthousiasme pour la révolution et un grand espoir dans ses réalisations ; je pensais que les nombreuses difficultés de la situation, la constante menace des interventionnistes, les résultats inévitables du blocus et toutes les complications étaient autant de nouveaux problèmes qui demandaient une solution. J’étais résolu à contribuer de mon mieux au grand travail.

Je savais que les bolchevistes étaient marxistes, partisans d’un fort pouvoir centralisé, mais leur attitude révolutionnaire les jours de la révolution d’Octobre 1917, leur mot d’ordre fréquemment anarchiste, leur initiative et activité, tout cela me portait à croire que ce n’était plus une théorie socialiste, mais les intérêts de la révolution seuls qui les guidaient.

Il est vrai que j’avais observé une grande injustice et une grande inégalité durant les premières semaines de mon séjour en Russie, mais j’essayais d’étouffer en moi mes doutes sur l’intégrité révolutionnaire des bolchevistes. Je fis la connaissance des chefs du mouvement, les fréquentais assidûment, et éprouvais beaucoup de sympathie pour eux, et leur action.

Cependant, mon séjour en Russie se prolongeant, je m’aperçus de certains faits contraires à mes conceptions révolutionnaires  ; malgré tout je continuais de voir dans le bolchevisme une force révolutionnaire  ; l’évidence des faits m’obligea à regarder la situation en face  ; je supposais que ce qui se passait était dû à l’inévitable confusion de la période transitoire, résultats malheureux des nécessités révolutionnaires provenant en grande partie des besoins de ce moment critique.

Il est dur et pénible de se dépouiller d’une grande illusion  ! Je ne pouvais pas, je ne voulais pas croire ce qu’on disait des méthodes bolchevistes, de leurs mesures de répression et de brutalité. Je ne voulais pas me former une opinion trop vive sur l’évidence même de ce qui se passait sous mes yeux. Je ne voulais pas non plus prendre à la lettre ce que Kropotkine m’avait appris. Il pouvait être mal informé, pensais-je, ou influencé par une chose quelconque.

Mais tout ce qu’il m’avait relaté, ainsi que beaucoup d’autres choses, spécialement sur la politique agraire des bolchevistes, me fortifia dans ma détermination de me rendre compte par moi-même de la situation.

Je me mis alors en route pour l’Ukraine avec la ferme décision d’étudier la situation sous toutes ses formes. Les circonstances me furent favorables. J’étais le « predsedatel » (président d’une expédition spéciale organisée par le Musée de la Révolution, ayant pour mission de collectionner toute chose intéressante concernant la Révolution elle-même, ainsi que tout matériel historique ayant trait au mouvement révolutionnaire de la Russie durant ces derniers cent ans).

Nous avions à notre disposition une voiture spéciale, avec permission de traverser tout le Sud de la Russie, l’unique faveur de visiter toute ville et village et de communiquer avec qui que ce soit.

En outre, mon rôle était de me mettre en relations avec les organisations ouvrières ainsi qu’avec les éléments révolutionnaires illégaux.

C’était une occasion exceptionnelle qui me permettait d’étudier la Révolution russe, les conditions du pays, d’approcher les ouvriers et paysans, et même de visiter les prisons et camps de concentration.

Ce n’est pas dans le but de décrire mon voyage que je fais le présent article, j’ai l’intention de le faire plus tard, pleinement et complètement, et aussi impartialement que possible. Mais je veux dire que ce que j’avais entendu à Petrograd et à Moscou, ainsi que ce que Kropotkine m’avait dit, n’était rien comparé à ce que je vis dans mes voyages, 1° en Ukraine, 2° dans le Nord de la Russie et finalement dans l’Ouest. Tout cela n’était malheureusement que vérité, et des choses plus horribles même s’étalent passées et se passaient encore.

La rasvyorstka bolcheviste fit des choses qu’aucun tsariste ne pourrait surpasser. Il semble impossible qu’un gouvernement révolutionnaire, même marxiste, puisse être assez bas pour se venger aussi brutalement et pratiquer la barbarie à ce point.

Des districts entiers furent dévastés. J’ai visité des villages où plus un homme n’était vivant : tous avaient été fusillés, seuls les femmes et les garçons au-dessous de 14 ans restaient encore. Dans d’autres, les hommes avaient été fouettés un par un, puis enrôlés dans l’armée, quel que soit leur âge.

Dans quelques villages, après plusieurs expériences punitives des communistes, les paysans décidèrent de se réfugier dans les montagnes et forêts, pour devenir les soi-disant « verts », et déclarèrent une guerre sans merci aux bolchevistes.

Je vis certains villages où la razvvorstka avait raflé jusqu’à la dernière livre de farine, et même les graines que les paysans conservaient pour les prochaines semailles. Les vaches et les chevaux furent raflés pareillement, ainsi que tout animal domestique ; les couvertures, oreillers, etc. réduits en lambeaux.

Certains autres avaient été complètement rasés par l’artillerie bolcheviste, sous prétexte de punition et pour servir d’exemple aux villages voisins.

Je m’aperçus alors que le mot communisme était devenu synonyme, dans l’esprit du peuple, de tchekisme, injustice, oppression et violence.

Ce mot était l’objet, dans les villes et plus spécialement dans les villages, d’une haine farouche, intense et durable, née d’espoirs déçus et de martyre enduré.

Cette « politique » agraire des bolchevistes sonna la mort de la Révolution.

Aussi, tenant compte de l’expérience qu’il avait sous les yeux, Kropotkine répétait souvent à ses visiteurs et dans ces lettres ces mots : Les bolchevistes ont démontré au monde qu’une Révolution ne peut s’opérer de cette façon.

 

Monument à P. Kropotkine à Dmitrov, rue Kropotkinskaya