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Littérature : Stig Dagerman, écrivain anarchiste

samedi 4 novembre 2023

Peu de gens savent que le célèbre écrivain suédois était aussi un anarchiste. Stig Dagerman, né en 1923, est l’auteur de plusieurs chef-d’œuvre de la littérature comme Le Serpent ou L’Enfant brûlé  [1], Appartenant à une génération qui a connu la neutralité suédoise pendant la Seconde Guerre mondiale, il exprime une profonde angoisse jointe à un sentiment de culpabilité. Une partie de son œuvre est un peu une réponse au prétendu « miracle suédois ». Dagerman était aussi anarcho-syndicaliste. Son père l’avait très tôt amené aux réunions du mouvement et son beau-père appartenait au mouvement anarchiste allemand. Mais, celle filiation n’est pas la seule raison de son engagement : Dagerman était anarchiste, il est temps que l’on accepte, en France, cette vérité sur laquelle on a plus ou moins fermé les yeux jusqu’à maintenant. Et pas un anar opportuniste, prêt à retourner sa veste à la vue de la première médaille en chocolat. Non, un anarchiste viscéral, comme on dit. Con­vaincu, militant. C’est dans le cadre du mouvement de jeu­nesse des anarchistes suédois qu’il fit ses premières armes de journaliste et d’écrivain. [2].

A partir de 1941, il participe à la rubrique culturelle du quo­tidien anarcho-syndicaliste Arbetaren, organe de la Svériges Arbetaren Central Organisationen (S.A.C.). Il y collaborera jusqu’à sa mort. Arbetaren inaugure sa page culturelle sans aucune illusion mais, malgré tout, dans l’espoir de réussir, une fois de temps en temps, à troubler le calme parfait de la mare aux canards au moyen d’un pavé juste assez agressif [2].

Doté d’une profonde sensibilité, Dagerman balancera entre son pessimisme littéraire et son rêve de fraternité. Finalement, il se suicidera en 1954, en pleine célébrité. Il nous reste son œuvre, presque complète en français et un dossier réalisé par la revue Plein Chant [2], d’où nous tirons quelques extraits. Ils montrent que son talent de romancier n’avait d’égal que son engagement.

Yves (Flores-Magón)

« L’anarchisme et moi »

Les détracteurs de l’anarchisme ne se font pas tous la même idée du danger idéolo­gique que représente celui-ci et cette idée varie en fonction de leur degré d’armement et des possibilités léga­les qu’ils ont d’en faire usage. Tan­dis qu’en Espagne, entre 1936 et 1939, l’anarchisme était considéré comme si dangereux pour la société qu’il convenait de lui tirer dessus des deux côtés (en effet, il n’était pas seulement exposé, de face, aux fusils allemands et italiens mais aussi, dans le dos, aux balles russes de ses « alliés » communistes) ; l’anarchiste suédois est considéré dans certains cercles radicaux, et en particulier, comme un romantique impénitent, une sorte d’idéaliste de la politique aux complexes libéraux profondément enracinés.

De façon plus ou moins cons­ciente, on ferme les yeux sur le fait, pourtant capital, que l’idéologie anarchiste, couplée à une théorie économique (le syndicalisme) a débouché en Catalogne, pendant la guerre civile, sur un système de production fonctionnant parfaite­ment, basé sur l’égalité économique et non pas sur le nivellement men­tal, sur la coopération pratique sans violence idéologique et sur la coor­dination rationnelle sans assassinat de la liberté individuelle, concepts contradictoires qui semblent mal­heureusement être de plus en plus répandus sous forme de synthèses.

Afin, pour commencer, de réfu­ter une variété de critique anti­-anarchiste qui est souvent le fait de gens qui confondent leur pauvre petit fauteuil de rédacteur avec un baril de poudre et qui, à la lumière, par exemple, de quelques reporta­ges sur la Russie, pensent détenir le monopole de la vérité sur la classe ouvrière et sur ses conditions, j’ai l’intention dans les lignes qui sui­vent, de m’attarder sur cette forme d’anarchisme qui est connue, en particulier dans les pays latins sous le nom d’anarcho-syndicalisme et s’y est révélée d’une parfaite effica­cité non seulement pour la conquête de libertés jadis étouffées, mais éga­lement pour la conquête du pain.

Le critère de l’anomalie d’un système social, ce n’est pas seule­ment une injustice révoltante dans la répartition de la nourriture, des vêtements et des possibilités d’éducation, il faut aussi que soit bien établi le fait qu’une autorité tempo­relle qui inspire la peur à ses admi­nistrés doit être l’objet d’une méfiance salutaire. Les systèmes basés sur la terreur, comme le nazisme, révèlent certes instantané­ment leur nature par une brutalité physique qui ne connaît pas de bor­nes, mais une réflexion un peu plus approfondie amène vite à compren­dre que les systèmes étatiques les plus démocratiques eux-mêmes font peser sur le commun des mortels une charge d’angoisse que ni les fantômes ni les romans policiers n’ont la moindre chance d’égaler.

Nous nous souvenons tous de ces gros titres noirs et terrifiants dans les journaux, à l’époque de Munich -– combien de névroses n’ont-ils pas sur la conscience ! —, mais la guerre des nerfs que les maîtres du monde sont en train de mener en ce moment même contre la population du globe, au moyen de l’Assemblée générale de l’O.N.U., n’est pas moins raffinée. Laissons de côté ce qu’a d’inadmissible le fait qu’une poignée de délégués puisse jouer avec le sort d’un bon milliard d’êtres humains sans que personne trouve cela révoltant mais qui dira à quel point est horrifiante et bar­bare, du point de vue psychologi­que, la méthode selon laquelle sont réglées les destinées du monde ? La violence psychique qui semble être le dénominateur commun de la poli­tique que mènent des pays par ail­leurs aussi différents que l’Angleterre et l’U.R.S.S., est déjà suffi­sante pour justifier que l’on qualifie leur régime respectif d’inhumain. Il semble que pour les régimes autori­taires, aussi bien démocratiques que dictatoriaux, les intérêts de l’État soient peu à peu devenus une fin en soi devant laquelle a dû s’effacer le but originel de la politique : favori­ser les intérêts de certains groupes humains. (...)

Il doit donc pouvoir être établi que l’État démocratique de l’épo­que contemporaine représente une variété tout à fait nouvelle d’inhu­manité qui ne le cède en rien aux régimes autocratiques des époques précédentes. Le principe « diviser pour régner » n’a certes pas été abandonné mais l’angoisse résul­tant de la faim, l’angoisse résultant de la soif, l’angoisse résultant de l’inquisition sociale, a, au moins en principe, dû céder la place, en tant que moyen de souveraineté dans le cadre de l’État-providence, à l’angoisse résultant de l’incertitude et à l’incapacité dans laquelle se trouve l’individu de disposer de l’essentiel de son destin. (...)

La psychologie sociologique doit se donner pour tâche de détruire le mythe de l’efficacité du centra­lisme : la névrose, causée par le manque de perspective et par l’impossibilité d’identifier sa situa­tion dans la société, ne peut être contrebalancée par des avantages matériels purement apparents. L’éclatement de la macro­-collectivité en de petites unités indi­vidualistes, coopérant entre elles mais par ailleurs autonomes, que préconise l’anarcho-syndicalisme, est la seule solution psychologique possible dans un monde névrosé où le poids de la superstructure politi­que fait chavirer l’individu. L’objection selon laquelle la coopé­ration internationale serait entravée par la destruction des différents États ne résiste naturellement pas à l’analyse ; car personne ne pourrait oser soutenir que la politique étran­gère menée sur le plan mondial, par les différents États ait contribué à rapprocher les nations les unes des autres.

Stig Dagerman (1946)

[1Collection L’Imaginaire, éditions Gallimard.

[2 Plein Chant n ° 31.