— Le Monde libertaire : Parlons de ton premier livre Histoire de l’anarchisme aux États-Unis : 1826-1886. Dans ce livre, tu parles, des précurseurs de l’anarchisme ?
— Ronald Greagh : C’est-à-dire que je parle de ce que l’on pourrait appeler l’époque héroïque de l’anarchisme, c’est-à-dire l’âge où l’anarchisme ne s’est pas encore concrétisé d’une manière très approfondie, c’est-à-dire qu’il appartient encore à la grande famille socialiste, sans être tout à fait différencié. L’anarchisme va alors découvrir le courant individualiste, le courant socialiste révolutionnaire et le courant communautaire ou communiste. C’est une période très importante dans l’histoire de l’anarchisme américain, parce qu’il va toucher les américains de souche. On s’imagine que l’anarchisme aux États-Unis est un produit d’importation européenne, ce n’est pas vrai du tout. Nous connaissons en France deux ou trois grandes figures de l’anarchisme américain, comme Emma Goldman ou Sacco et Vanzetti, ils sont d’une époque relativement plus récente, mais Emma Goldman et Sacco et Vanzetti ne se comprennent pas si on ne connait pas les racines profondes, historiques, et tous les liens qui existent entre la culture américaine et l’anarchisme.
— Le M.L. : Pourquoi s’intéresser à l’histoire des États-Unis ?
— R. C. : Eh bien, je crois qu’il y a plusieurs raisons pour lesquelles il est indispensable aujourd’hui que chacun de nous s’intéresse d l’histoire des États-Unis. La première, que nous le voulions ou pas, c’est que nous sommes de plus en plus sous l’influence culturelle des américains, nous sommes dans une situation de colonisation culturelle. Pour nos enfants, leurs ancêtres ne sont plus les gaulois, mais les cow-boys et les indiens. Ils découvrent l’Amérique dès leur première enfance. Les références culturelles américaines sont de plus en plus importantes ; on en découvre tout aussi bien dans nos dictionnaires que dans la liste des ouvrages publiés chez les éditeurs français. Il est indispensable que nous réfléchissions sur cette mutation de la société française. Nous sommes sous l’influence des États-Unis.
La deuxième raison, c’est que l’histoire des États-Unis me semble fausse. Celle que l’on connait, c’est une histoire de vainqueurs, c’est une histoire présentée sous un certain angle politique précis. Je pense à la façon dont la télévision française a donné une importance, un accueil extraordinaire à Nixon, même après l’affaire du Watergate, alors que même aux États-Unis, dans les milieux même conservateurs, cet homme était méprisé. Ceci traduit bien une orientation idéologique, aussi bien des manuels d’histoire que de la télévision et des médias vis-à-vis des États-Unis ; et même aux États-Unis l’histoire qui est racontée est celle des vainqueurs. C’est-à-dire celle des minorités anglo-saxonnes et non pas des minorités ethniques ; par exemple les Indiens qui étaient les premiers habitants des États-Unis ou les Africains, les Portoricains, les Italiens, les Allemands et même les Français. Ni celle des minorités politiques. Il y a donc une histoire qui apparait sous un angle complètement déformé car elle occulte un certain nombres de choses.
Enfin une troisième raison qui me semble également importante, c’est que les États-Unis se sont toujours présentés comme étant le porte-parole de la démocratie. Ils sont nés en effet comme étant démocratiques, avec un idéal démocratique, pour des raisons que j’explique dans mon livre qui n’est pas seulement une histoire de l’anarchisme. Nous nous apercevons que dans ce pays où on disait moins il y a d’État mieux les affaires marcheront
, l’État est devenu omniprésent. Il est donc important de réfléchir et de comprendre pourquoi, aujourd’hui ; aux États-Unis des gens dit éclairés considèrent qu’il faut passer à un nouveau stade et supprimer la démocratie pour permettre un développement de l’État qui sera bien entendu un développement totalitaire. Je crois que ces mécanismes de développement, il faut les examiner de près. Ce sont les principales raisons qui m’ont poussé à écrire l’histoire des États-Unis.
— Le M.L. : Si je me souviens bien, dans le livre qui a été édité par l’Atelier de création libertaire L’imaginaire subversif tu avais déjà écrit un article sur l’Utopie, ton dernier livre Laboratoires de l’Utopie est-il en rapport avec cet article ?
— R. C. : L’article que j’avais écrit dans L’Imaginaire subversif a été pour moi l’occasion de préciser un certain nombre de points importants sur ce qu’était l’utopie et de réfléchir sur le plan théorique sur ce que représentait l’utopie. C’était aussi une présentation générale des communautés libertaires aux États-Unis pour en montrer toute l’ampleur. Ce livre reprend évidemment tout cela avec beaucoup plus de détails. J’essaie de raconter l’histoire vécue de ces communautés.
— Le M.L. : Pourquoi t’intéresser à l’utopie ?
— R. C. : Tout d’abord, je vais définir l’utopie comme une sorte de représentation du futur alors que le mythe est une image cliché du passé. Je dirais que d’une façon générale toutes nos représentations de l’avenir sont refoulées par la société moderne, et on nous présente le monde comme n’ayant plus d’avenir, comme allant de plus en plus mal. On nous amène à nous satisfaire de la situation présente, autrement dit, nous sommes dans une société destructrice de l’utopie, destructrice de l’avenir et quiconque ose dire que demain peut-être meilleur qu’aujourd’hui se fait taxer d’utopiste. Il y a un grand refoulement de la pensée du futur, et il ma semblé indispensable de réfléchir là-dessus. L’utopie est une image que chacun d’entre nous a en lui sur une société idéale et irréalisable peut-être, mais qui continue tout de même à nous hanter. Ces sociétés, nous ne pouvons nous les présenter de manière révolutionnaire ou réactionnaire. Il y a des périodes de l’histoire où ces représentations commencent à s’incarner, ce sont les grands moments révolutionnaires ; au contraire, il y a des périodes, comme la notre, où elles sont totalement refoulées et par conséquent, elles s’expriment dans des œuvres utopiques, des romans, des films utopiques ou encore dans la science-fiction (bien que souvent réactionnaire).
L’utopie pratique est vécue par des gens qui essaient de vivre déjà aujourd’hui sans attendre la révolution avec un grand R, le monde tel qu’ils le voudraient idéal. Ce sont ces communautés-là, auxquelles personne ne s’intéresse ou que l’on cherche à dénigrer, que j’ai voulu examiner dans l’État américain. Il y a deux critiques que l’on a fait à ces communautés pour essayer de les démolir. La première critique est de dire qu’elles n’ont rien changé au monde. Je pense que c’est une critique qui relève encore une fois de notre mentalité habituelle de productivisme, « il faut que ce soit rentable ». Ces gens-là ne sont pas rentables, donc ils ne sont pas intéressants. La deuxième critique, c’est que ce sont des communautés souvent éphémères. Cette critique est en réalité leur qualité, et puis au nom de quoi décidons nous que ce qui est durable est meilleur que ce qui est éphémère. La vie est éphémère et pourtant nous y tenons. Des moments de qualité peuvent être éphémères et restent essentiels dans notre vie. L’utopie par définition doit rester éphémère, dès qu’elle s’installe ou qu’elle s’éternise, elle se change en mythe et devient réactionnaire.
Dans une seconde partie, Ronald Creagh nous parlera des communautés hippies.