De la révolte à la révolution
Dans le long cheminement de l’Histoire humaine, un jour vint où un guerrier vainqueur eut l’idée, non plus d’exterminer son adversaire vaincu, mais de le capturer et de le réduire en esclavage, afin de le contraindre à travailler à son profit. Ce jour là est né ce phénomène social qu’on nomme l’aliénation.
L’aliénation se définit comme étant la perte de la liberté naturelle à laquelle tout être humain peut prétendre. Liberté de mouvement, de pensée, de décision et d’exécution, dont la dépossession réduit celui ou celle qui en est la victime au rang d’objet. C’est-à-dire au rang d’un animal de labeur ou d’une bête d’agrément. Mais ce jour-là a également commencé la lutte de l’esclave – de l’aliéné – pour reconquérir sa liberté et ce second phénomène a pris le nom de lutte de classes.
Cette dépossession d’une partie de l’humanité, la plus nombreuse, au profit d’une autre partie, plus restreinte, a subi au long de l’histoire une évolution sinueuse, semée de bonds en avant et de reculs. Totale chez l’esclave antique, elle s’est progressivement amoindrie pour se concrétiser, dans les temps modernes, dans la condition du prolétaire.
Ce progrès est immense. On le mesure en comparant la condition de l’esclave romain, acheté comme une bête sur le marché, soumis aux ordres et aux fantaisies d’un maître souverain, ne disposant en propre que d’une vie précaire qu’un caprice pouvait lui ôter à tout instant, à celle d’un ouvrier du XXe siècle, disposant de voiture et de télévision, libre, hors ses heures de travail, de ses mouvements et de ses actes. Liberté allant jusqu’à celle de choisir lui-même ses maîtres, économiquement en se louant au patron de son choix, politiquement en nommant par voie d’élections ses dirigeants…
Comment un tel progrès a-t-il été possible ? Certes, grâce aux luttes incessantes, toujours reprises malgré les échecs, les représailles et les massacres, qui ont opposé les esclaves aux maîtres, les exploités aux exploiteurs et qui ont obligé les seconds à restituer aux premiers une part toujours plus grande de leur qualité d’êtres humains. Mais cette lutte n’a été elle-même possible que parce que l’humain asservi n’a jamais accepté de considérer sa servitude comme une condition définitive et irréversible. De l’esclave le plus docile se rebellant soudain devant une injustice de son maître, jusqu’aux grandes révoltes généralisées, dont celle de Spartacus fut, dans le monde antique, la plus spectaculaire, pour aboutir aux luttes sociales qui agitèrent le monde dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, toujours, dans tous les temps et tous les lieux, a survécu, même au sein de la servitude la plus dégradante, un puissant mobile de libération.
D’où vient ce mobile si puissant, si persistant que nul régime si tyrannique soit-il, si longue soit sa durée, n’a jamais pu éteindre chez les humains spoliés et asservis ?
L’analyse de ce sursaut qui, parfois, de manière imprévisible, entraîne l’humain dans un mouvement de révolte démontre que celle-ci est un geste de défense surgi des profondeurs de l’instinct, c’est-à-dire de l’animalité dont l’être humain est issu. En effet, ce geste de révolte n’est pas spécifique à l’humain : il dresse aussi bien la bête contre le fouet du maître que l’esclave ou le prolétaire contre la férocité ou la rapacité de ceux et celles qui les tyrannisent ou les exploitent. Et cela sans autre prolongement que le désir de fuir ou de se protéger.
Il s’agit donc bien d’un instinct dont on peut constater la présence chez tout le genre animal. Cette espèce d’unanimité ne pas nous humilier, bien au contraire, car elle témoigne clairement que l’état d’aliénation est un état contre nature.
Mais si l’humain et l’animal réagissent identiquement sous l’aiguillon de cet instinct, le premier a sur le second la supériorité qu’il est doué de la faculté de raisonner, c’est-à-dire d’analyser les mobiles de ses actions.
Dès lors, pour cet être raisonnable, le geste mécanique de la révolte ne suffit plus à motiver les raisons de ses actes. Il veut aller au-delà d’une insurrection sauvage et éphémère qui ne peut résoudre le problème permanent de son aliénation. Peu à peu s’est alors forgé dans son esprit le désir, puis la volonté, non plus simplement de s’insurger, mais aussi de supprimer les causes qui engendrent sa révolte.
De révolté, l’humain devient alors révolutionnaire. J’entends par là qu’il prolonge et transpose son élan instinctif – qui lui est commun avec l’animal – dans le cadre d’une raison – qui lui est propre – pour concevoir la possibilité de transformations sociales qui feraient disparaître toutes formes d’aliénation. Ce cheminement, c’est le passage de l’instinct à la raison, de la révolte à la révolution.
Or, l’anarchisme exprime le refus le plus total de la servitude en ce qu’il s’oppose à sa cause première : l’autorité en tant qu’élément de relations sociales. En cela, l’anarchisme est bien la seule idéologie exprimant un tel refus global.
D’où, pour certains esprits non-avertis – et parfois même pour certains anarchistes – la tentation d’assimiler l’anarchisme à ce seul refus permanent de la servitude, à cette révolte « sauvage » de l’être humain contre toutes les formes de l’aliénation et de la dépossession.
Une telle assimilation m’apparaît abusive et, à tout le moins, incomplète. Si l’anarchisme est l’expression la plus complète de la révolte, il ne saurait être réduit à cette seule dimension.
En effet, d’aune part, la révolte est dans ses origines, un sursaut de l’instinct, donc un acte irraisonné et, à la limite du raisonnement, un refus de ce qui existe, c’est-à-dire une négation – et ce serait singulièrement amoindrir la philosophie anarchiste que de la limiter à une manifestation de l’instinct ou à une négation. D’autre part, il faut bien constater que si la révolte est une voie naturelle qui peut mener vers l’anarchie, elle peut tout aussi bien entraîner l’humain vers des horizons très différents. Par exemple, pour un esprit mystique, vers la prière et la contemplation ; ou, à l’inverse, pour un esprit frustre, vers les voies sans issue de l’anti-société : le banditisme et le gangstérisme. La révolte ne saurait donc, à elle seule, définir l’anarchisme, mais simplement exprimer l’un de ses aspects.
En fait, l’anarchisme, dans la totalité de sa philosophie, est une prise de conscience de causes réelles qui engendrent l’aliénation d’une partie de l’humain et des solutions qui en permettraient la disparition. C’est le dépassement de l’instinct qui suscite la révolte par l’acte raisonné et conscient qui motive la révolution.
Il est vrai que tous les révolutionnaires ne sont pas anarchistes. Cela prouve simplement que ces humains n’ont pas poussé à son terme l’analyse exacte des causes qui ont engendré leur révolte, causes qui, toutes, découlent de l’application rigide dans la vie sociale du principe d’autorité. Et c’est en cela que l’anarchisme est la seule idéologie authentiquement révolutionnaire, puisqu’elle est la seule, en s’attaquant à la racine même du mal, à ouvrir de réelles perspectives de transformation sociales.
En résumé et pour conclure, l’anarchisme apparaît bien comme l’expression la plus raisonnée du vieil instinct de révolte, comme l’analyse la plus exacte des causes qui, de tout temps, suscitèrent cette révolte, c’est-à-dire l’aliénation et, en conséquence, comme la seule idéologie susceptible d’apporter à ce problème une solution valable.
Ce qui reste à résoudre est de transposer dans la réalité sociale les données théoriques de notre doctrine. Ce qui est évidemment le plus difficile, mais aussi le plus nécessaire. Car une philosophie sociale n’a de sens et de raison que si, par-delà la dénonciation des maux dont souffre la société actuelle, elle propose des solutions autres et réalisables dans les temps mêmes que nous vivons.
L’ordre et la liberté
Pour quiconque se refuse à la facilité des formules simplistes ou des slogans, la vie des êtres aux sein des sociétés pose des problèmes complexes. À bien y réfléchir et du point de vue des anarchistes sociaux – qui est le mien – ces problèmes se condensent, en définitive, dans ce problème clé : la coexistence de l’ordre social et de la liberté individuelle.
Depuis les temps les plus reculés, toute l’histoire humaine n’a été qu’une lutte permanente entre l’ordre – exigence impérative et naturelle de toute communauté – et la liberté – exigence non moins impérative et morale des individus. À travers toutes les « révolutions » successives, comme à travers toutes les luttes nationales pour l’indépendance, voire même à travers les guerres de religions, on retrouve toujours en filigrane cette opposition entre deux forces contraire, dont l’une, centripète, tend vers l’immobilisme et la concentration jusqu’à l’étouffement – l’autre centrifuge, vers le mouvement et la dispersion – jusqu’au chaos.
D’où un continuel jeu de bascule. Car lorsqu’un groupe social, une classe ou un peuple s’insurgent contre un ordre qui tend à les dépouiller de leurs libertés, ils s’aperçoivent très vite, la victoire acquise – lorsqu’elle l’est – que la liberté conquise ne résout pas tous les problèmes. Car l’existence de toute communauté impose des exigences de toutes sortes, politiques, économiques, morales – en un mot, une discipline, c’est-à-dire un ordre –qui vont à l’encontre de ce bien précieux pour lequel on s’est battu : la liberté. Il s’ensuit une période chaotique où s’affrontent des clans rivaux et hostiles et au terme de laquelle l’un des clans finissant par s’imposer aux autres restaure l’ordre par les moyens classiques de tous les dirigeants : les moyens d’autorité. Et le peuple, après avoir lutté dans la guerre ou la révolution, pour conquérir sa liberté, se laisse bientôt dépouiller de sa victoire, faute de savoir s’organiser, par de nouveaux maîtres qui profitent du chaos et du désordre pour imposer leur pouvoir. Il ne reste plus alors au peuple de nouveau asservi… qu’à méditer de nouvelles révoltes.
Comment sortir de ce cercle vicieux ? Comment concilier l’ordre et la liberté dans un équilibre qui ne soit plus le fait de luttes sanglantes, mais d’une coexistence pacifique ?
Ce problème ne fut pas étranger aux préoccupations de Proudhon et explique certaines variations de son œuvre. En fait, le grand pionnier de l’anarchisme social n’avait rien d’un esprit confus, mais la recherche patiente et obstinée d’une solution à un problème donné entraîne toujours de telles discordances dans l’ensemble d’une œuvre. Surtout chez ceux et celles – et c’était le cas de Proudhon – qui se refusent à basculer, soit dans un « utopisme » sans lien avec la réalité, soit dans un « réalisme » faisant abstraction de cette réalité vivante qu’est l’individu. Car la première formule débouche sur le néant des irréalisations, la seconde sur de nouvelles tyrannies.
Ainsi, le problème clé qui se pose à tout révolutionnaire conscient est en définitive celui-ci : concevoir un ordre social qui ne soit pas en opposition avec la liberté individuelle ; concevoir une liberté qui soit compatible avec la discipline nécessaire, hors de laquelle aucune société ne peut vivre et survivre. Tout mouvement révolutionnaire qui n’aura pas résolu avant ce problème ne pourra que déboucher sur une révolte, non sur une révolution. Une révolte qui se terminera, soit dans la défaite par le retour à ce qui était, soit dans la victoire par l’instauration de nouvelles structures autoritaires, souvent encore plus tyranniques que les précédentes.
Cette leçon, que nous enseigne l’Histoire, implique pour tout mouvement révolutionnaire la nécessité d’étudier, d’élaborer et de définir aussi clairement que possible ce que pourraient être, dans les temps que nous vivons et avec les humains tels qu’ils sont, les structures d’une société où joueraient certains automatismes propres à réaliser un équilibre naturel entre l’ordre nécessaire et la liberté indispensable.
Comment y parvenir ?
Définissons d’abord la liberté comme un ensemble de droits que revendique l’individu et dont la possession doit lui permettre d’affirmer sa personnalité et de sauvegarder son autonomie au sein du groupe social dont il fait partie ; et l’ordre comme un ensemble de devoirs que la société doit imposer à ses composantes (sous formes de lois morales, politiques et économiques) pour maintenir l’homogénéité nécessaire, hors de laquelle la vie de la communauté se désagrège.
Il s’agit donc d’un contrat individu/société, selon la définition de J.-J. Rousseau. Mais pour qu’un contrat ait une légitimité naturelle et soit, par là même, accepté, il convient que les termes en soient librement discutés par les deux parties.
Or, dans toutes les société autoritaires (autrefois théocraties et monarchies absolues, aujourd’hui démocratie et dictatures) les termes du contrat social sont édictés unilatéralement par le pouvoir politique, au seul profit des classes ou castes dirigeantes qui constituent ce pouvoir. Un pouvoir qui détermine plus ou moins arbitrairement (selon le degré d’autorité du régime) les lois restrictives des libertés individuelles, sans que les individus puissent valablement faire valoir leurs droits – sinon par la révolte : d’où le caractère artificiel, instable et précaire de tout contrat social en régime autoritaire et la nécessité de forces coercitives pour l’imposer.
Il est évident que pour rendre ce contrat valable, naturel et légitime, il convient que les termes en soient discuté librement par les deux parties et que l’équilibre entre les droits et les devoirs résulte, non d’une contrainte imposée, mais d’une confrontation permanente entre les impératifs qu’impose la vie sociale et les exigences de liberté de l’individu. Comment une telle confrontation peut-elle être possible ? Par une organisation sociale conçue de telle sorte qu’elle permette à toutes ses composantes d’être associées – et non soumises – aux décisions prises. Il faut qu’à tout instant l’individu se sente concerné par le maintien d’un ordre social au sein duquel il détermine lui-même les limites de sa liberté.
Pour cela, il faut créer des structures qui permettent et même qui obligent l’individu à une continuelle confrontation entre les diverses aspirations qui l’animent. Ainsi, pour prendre un exemple dans le domaine économique, l’humain-producteur tend à réduire la somme de son travail au minimum ; mais l’humain-consommateur a, lui, une exigence contraire : celle de vouloir toujours plus de produits à consommer, d’objets à utiliser. Il faut donc qu’au sein d’organismes adéquats, l’humain-consommateur et l’humain-producteur se trouvent confrontés pour déterminer, sans contraintes, l’équilibre nécessaire. De même, au sein d’organismes semblables, il faut que l’humain-social se trouve confronté avec l’humain-individu, afin de réaliser l’équilibre entre les exigences d’ordre du premier et les exigences de liberté du second.
Ainsi se trouvera réalisé un équilibre naturel qui ne sera ni le résultat d’une lutte entre individus, ni celui qu’impose par voire d’autorité une classe au pouvoir, mais résultera d’une libre et permanente confrontation entre humains égaux.
On conçoit que de telles structures n’auront rien de figé, de sclérosé ou d’immuable, mais tout au contraire permettront les révisions et les adaptations que commande l’évolution des sociétés. Et c’est ce qui permettra, précisément, à ces sociétés d’avancer sans heurts, sans violences – sans révolutions. Sauf, naturellement, les révolutions de la technique qu’engendrent le progrès scientifique et les révolutions de l’art issues de l’esprit humain.
C’est ainsi que le contrat social prendra toute sa valeur et que seront créées les conditions nécessaires qui permettront à l’ordre de ne pas devenir un carcan et à la liberté de ne pas sombrer dans le chaos.
L’organisation sociale
Depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, l’organisation sociale a toujours reposé sur un élément de base, qui est le principe d’autorité. Cette autorité est la légitimation dont se parent les gouvernements de toute nature pour exercer le pouvoir, c’est-à-dire pour légiférer et imposer les lois qu’ils édictent. Cette organisation hiérarchisée s’illustre par le schémas classique de la pyramide, le sommet, détenteur de l’autorité, imposant à la base ses décisions par l’intermédiaire de cercles successifs d’agents d’exécution, dont le nombre s’accroît en même temps que décroît le pouvoir au fur et à mesure que ces cercles se rapprochent de la base.
D’où vient cette autorité dont se réclament ceux et celles qui gouvernent pour s’imposer à la masse des gouvernés ? De deux sources très différentes, encore que, souvent, elles se juxtaposent dans un même régime. La première source est le divin. L’autorité est supposées être « déléguée » à certains humains par quelques divinité extraterrestre, inaccessible et inconnaissable. Il en résulte que ceux et celles qui exercent le pouvoir au nom de cette divinité n’ont de comptes à rendre qu’au Dieu lui-même qui leur aurait soi-disant dévolu ladite autorité. Ce sont – ou c’étaient – les régimes autocratiques de caractère religieux : théocraties et monarchies absolues. La seconde source est le peuple. Celui-ci est supposé détenir l’autorité, mais, ne pouvant l’exercer dans son ensemble, la délègue par voie d’élections à des représentants qui exercent alors le pouvoir au nom de ceux et celles qui les ont élus, c’est-à-dire du « peuple souverain ». Ce sont les régimes démocratiques : monarchies constitutionnelles, républiques, dictatures (les dictateurs se réclament toujours du peuple et, de fait, ils sont souvent hissés au pouvoir par celui-ci).
Cette seconde source peut paraître plus naturelle – et par là-même – plus légitime que la première, qui constitue la plus flagrante escroquerie morale que l’Histoire ait enregistrée. Qu’une divinité existe ou non est ici hors de question. Le seul fait positif est que jamais un dieu réel ou présumé n’a conféré explicitement d’autorité à des humains. Cela apparaît aujourd’hui si évident que l’Église elle-même renonce progressivement à avaliser ce mensonge. Et, à part quelques dictatures de type franquiste [1] ou quelques monarchies théocratiques d’Orient, dans tous les pays du monde moderne, les tenants du pouvoir reconnaissent ou proclament détenir l’autorité d’une volonté populaire exprimée par voies d’élections et de plébiscites.
La démocratie semble donc la seule forme d’organisation sociale qui puisse légitimer l’autorité du pouvoir. Je dis : semble, car, en fait, entre la démocratie formelle – théorique – et la réalité des structures qui se réclament de cette forme de gouvernement existe toujours un fossé, plus ou moins profond, où cette légitimité s’évanouit jusqu’à ne plus devenir qu’un fantôme – rejoignant ainsi le fantôme d’une divinité et le mensonge d’une ”délégation” de pouvoir accordée par celle-ci.
Pourquoi ? D’abord, parce qu’il y a trop de « distance » entre l’électeur et l’élu, entre le prétendu dépositaire d’une soi-disant autorité collective et son mandataire, si bien que celui-ci, échappant à un contrôle effectif et permanent, s’approprie des pouvoirs que le votant n’a jamais eu l’intention de lui donner. La démocratie idéale exigerait que l’autorité déléguée aux élus par le peuple souverain soit constamment contrôlée par celui-ci – ce qui, en fait, ôterait toute autorité à l’élu ! Et, par conséquent, lui ôterait sa raison d’être et son utilité. La démocratie idéale est donc une utopie et la démocratie effective une escroquerie qui confère et ne peut que conférer à l’autorité une fausse légitimité.
Mais il est un autre argument qui démontre, non seulement l’illégitimité de toute délégation d’autorité, mais encore son impossibilité même. En effet, tout être humain, c’est-à-dire tout citoyen dans une société, n’a et ne peut avoir d’autorité naturelle que sur son propre individu : il ne peut donc déléguer cette autorité à autrui pour l’exercer sur un autre que lui-même. Cet argument ôte toute valeur à une délégation d’autorité exprimée par une prétendue « volonté populaire ». Et comme le mythe de la « volonté divine » s’évanouit progressivement, on chercherait en vain une source valable de légitimité au principe d’autorité.
Cette démonstration justifie donc parfaitement le point fondamental de la philosophie anarchiste, à savoir la négation de l’autorité « déléguée » à des mandataires comme principe d’organisation sociale et de gouvernement.
Cependant, l’organisation sociale est un fait – et une nécessité. Nulle communauté humaine ne peut y échapper, de la plus réduite à la plus vaste. À partir du moment où des être humains se rassemblent, quel que soit leur nombre, apparaît immédiatement la nécessité d’ordonner et de coordonner les activités et les fonctions de chacun au sein de cet ensemble. Ces règles, tacites et verbales dans les sociétés primitives, puis codifiées et écrites dans les sociétés les plus évoluées, constituent les structures sociales d’une communauté. Plus l’ensemble est vaste et plus ces structures deviennent à la fois plus nécessaires et plus compliquées.
Il est bien évident qu’elles seront aussi indispensables dans une société libertaire que dans une société autoritaire. Le problème est seulement de les faire dépendre et exister, non du principe d’autorité, autorité qui, on vient de le voir ne peut être déléguée ni par un dieu (et pour cause !) ni par le peuple, mais usurpée au nom de l’un ou de l’autre. Et le seul moyen d’exclure l’autorité des relations sociales est d’appliquer à celles-ci un principe contraire : celui de la liberté, ou, plus exactement, du libre examen.
Et d’autres termes, au principe d’autorité, qui confère au mandataire un pouvoir de décision, doit se substituer un principe de liberté, qui ne peut conférer aux élus qu’un pouvoir d’exécution : les décisions sont prises à la base et exécutées par ceux et celles qu’on nomme à cet effet. Dans ce cas, ce n’est pas l’autorité que possède chaque citoyen d’une communauté qui se trouve être collectivement déléguée à un ou plusieurs représentants – autorité qui ne peut être déléguée, puisque chaque humain n’a d’autorité légitime que sur lui-même – mais le mandat précis d’exécuter les directives et d’appliquer les décisions prises en commun.
Il ne s’agit plus alors d’une organisation hiérarchisée – puisque toute délégation d’autorité se trouve exclue. La pyramide dont il a été question au début de cet article et qui illustre le principe hiérarchique, s’écrase et devient un cercle dont le point central n’est plus qu’un organisme de coordination et d’exécution.
L’idéal serait évidemment des communautés très petites et autonomes, qui permettraient à tous les citoyens de délibérer en commun et d’appliquer les décisions prises sans intermédiaires. La complexité et l’imbrication des société industrialisées modernes commandent de rejeter cette solution simpliste dans les oubliettes du passé. Il faut donc nécessairement avoir recours à des mandataires élus chargés d’exécuter les décisions prises à la base. Mais ce mandat d’exécution exclut toute délégation d’autorité, autorité qui ne peut être délégué, mais, je le répète, usurpée, soit au nom d’une illusoire « divinité », soit au nom d’une fausse « volonté populaire ».
Ainsi disparaîtra le principe d’autorité – et, avec lui, la cascade des fonctions hiérarchisées à tous les degrés de l’organisation sociale. Ainsi naîtra une société d’humains libres, égaux et responsables.
Et ainsi disparaître l’État – ce monstre assoiffé d’autorité.
Fédéralisme, autonomie, sécession
Le fédéralisme est un mode d’organisation qui s’oppose au centralisme. L’autonomie représente la possibilité pour un groupe social de n’importe quelle importance de s’administrer lui-même sans intervention d’un pouvoir central. La sécession exprime la faculté permanente pour une partie quelconque d’un ensemble de se séparer de cet ensemble pour s’ériger en unité autonome ou pour rallier un autre ensemble.
La Commune de Paris de 1871 fut l’expression éphémère, mais la plus parfaite de ce système. Les communards s’appelaient les fédérés et ils invitaient les autres villes de France à suivre leur exemple, c’est-à-dire à s’ériger en communes libres, autonomes et fédérées.
Le socialisme libertaire ou le communisme anarchiste revendiquent le fédéralisme comme base de leur organisation sociale future. Or, dans tout système fédéraliste est incluse la notion d’autonomie. Et Michel Bakounine a écrit quelque part (je cite de mémoire) : La liberté de sécession doit être réelle, sinon l’autonomie n’est qu’un leurre.
Ces quelques notions élémentaires précisées, il convient d’étudier la réalité qui se cache derrière les mots. Car, je l’ai dit et je le répète, une doctrine sociale n’a de raison et de sens que si elle est apte à se réaliser dans des lendemains immédiats ; sinon, c’est une utopie.
Ouvrons une parenthèse. Si on peut déceler un sens, une direction dans la succession des événements qui constituent l’histoire humaine (et je crois que ce n’est pas contestable), il semble bien que ce sens, que cette direction aillent de la dispersion vers l’unité, de l’éparpillement vers les rassemblement, de la division vers la concentration. On peut s’en réjouir ou s’en désoler, mais le fait est que, depuis les tribus primitives des premiers temps de l’humanité jusqu’aux grands ensembles qui constituent le monde moderne, toute l’histoire humaine n’a été qu’un long, permanent et douloureux effort pour se réunir, se regrouper, se rassembler.
Que cette tendance universelle ait eu jusqu’alors pour support l’impérialisme , que les moyens en aient été les guerres de conquêtes avec leurs cortèges de massacres et de génocides, n’enlèvent rien à la réalité : la marche vers l’unité a été la marque constante qui a imprimé à l’Histoire son orientation.
Je ne peux admettre que cette continuité soit le seul fait des ambitions des conquérants : ils se servirent de cette sorte d’instinct unitaire pour édifier leurs puissances comme les prêtres se servirent de l’instinct moralisateur pour édifier la leur.
Mais, à cause des moyens employés pour réaliser cette unité, c’est-à-dire la guerre, l’asservissement des pays conquis et la centralisation autour du pays conquérant, à cette marche vers l’unité s’est constamment opposé l’effort des peuples conquis pour conserver leurs libertés… D’où une remise en cause des gains acquis par voie de conquête, la longue suite des guerres d’indépendance et de sécession qui s’en suivirent et l’éclatement final des grands empires en de nouvelles unités nationales.
Ainsi, deux forces se sont constamment opposées tout au long de l’Histoire, imprimant à celle-ci un cours sinueux. La première de ces forces a trouvé sa source dans un puissant instinct unitaire des hommes ; son expression politique fut l’impérialisme et ses moyens, les guerres de conquêtes et d’annexion. La seconde force a trouvé sa source dans l’instinct de liberté des groupes sociaux conquis ; son expression politique a été le nationalisme et ses moyens, les guerres de libération et de sécession.
De ce qui précède, constatons d’abord la primauté du courant unitaire : ce n’est qu’en réaction contre les moyens employés qu’est née la force contraire. Or, il est bien évident que l’opposition de ces deux forces a été néfaste. La première parce qu’elle a provoqué une suite ininterrompue de guerres et de massacres ; la seconde parce qu’elle a morcelé le monde en hérissant celui-ci de frontières. D’une part, l’impérialisme, qui aboutissait à la constitution de vastes ensembles, finissait toujours par périr de son mal spécifique : le gigantisme ; d’autre part, de minuscules portions d’empires s’érigeaient en unités nationales sans avoir les assises géographiques, économiques, culturelles et politiques nécessaires, se condamnant ainsi à une vie végétative.
Ce qui est valable pour l’ensemble des nations, l’est également au sein d’un pays. La tendance vers l’unité qui s’exprime à travers le centralisme étatique étouffe la vie régionale au profit d’une capitale de plus en plus monstrueuse. À l’inverse, le souci de préserver une certaine autonomie a multiplié des communes pygmées.(Il existe en France, actuellement, des communes de quelques dizaines d’habitants qui sont des absurdités géographiques, économiques et sociales. Ces communes ne survivent d’ailleurs que grâce à des subventions – ce qui réduit à néant leur « autonomie ».)
Dans ces perspectives, le fédéralisme ne saurait s’opposer ni à la tendance historique vers l’unité du monde, ni au souci légitime des groupes sociaux de préserver leur originalité et leurs libertés. Tout au contraire, il doit s’insérer comme une solution médiane, naturelle et logique entre l’étouffement qui résulte de la centralisation autoritaire et la dispersion que provoque le « nationalisme de clocher ». Par conséquent, le fédéralisme raisonnablement conçu ne saurait se concrétiser dans une multiplication inconsidérée de cellules communales, régionales ou nationales. Considéré d’un tel point de vue, le fédéralisme irait à contresens de l’Histoire. Loin de s’opposer à l’unité nécessaire vers laquelle tendent les efforts humains depuis des millénaires, le véritable fédéralisme doit, tout au contraire, faciliter la réalisation de cette unité en permettant l’intégration pacifique des groupes sociaux diversifiés dans un grand ensemble uni.
Quant au droit à la sécession, qui doit demeurer, en société fédéraliste, une liberté réelle et non pas seulement théorique, il ne saurait cependant avoir pour objet que de réclamer l’autonomie et non l’indépendance, sinon il serait la négation du fédéralisme. Le fédéralisme ne peut être constitué que par l’union de cellules autonomes et non par la juxtaposition de « patries » indépendantes, que ces « patries » ne se limitent au clocher d’un village ou s’étendent à une région, à une nation ou à un continent.
D’ailleurs, il ne saurait exister de fédéralisme véritable sans un esprit de solidarité effectif et agissant – ce qui interdit le « replis sur soi ». Et l’interdépendance économique croissante dans le monde moderne enlève beaucoup d’intérêt à toute forme de sécession orientée vers l’isolement. L’autarcie d’une région, d’une ville, voire d’un village, jadis possible, encore concevable au siècle dernier, est aujourd’hui impensable et impraticable.
En résumé, le fédéralisme doit être une méthode pacifique de réaliser l’unité souhaitable et nécessaire du monde, tout en sauvegardant les libertés indispensables à la vie sociale. Mais, pour réussir, il devra se préserver d’un redoutable écueil : celui de favoriser une « atomisation géographique », qui ne pourrait déboucher que sur le chaos.
Communes, régions, pays libres et autonomes, certes, mais fédérés. Car, au-delà, c’est-à-dire indépendance sans fédéralisme, le prétexte de liberté ne sert plus alors qu’à créer de nouvelles patries, de nouvelles frontières, de nouveaux nationalismes.
Ce qui serait le contraire de l’anarchisme, et la négation du fédéralisme qui doit tendre à unir et non à diviser.