La Première guerre mondiale a causé un traumatisme politique et économique d’une telle envergure qu’il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui encore nous en subissons les retombées.
Mais ce qui importe vers 1917-1918, c’est l’aveu d’incapacité des responsables politiques devant la machine de guerre qu’ils ont allumée.
En mai 1918, une nouvelle grève générale éclate à Vienne en solidarité avec la grève des cheminots hongrois. Le Parti socialiste poussera, une fois de plus, à la reprise. Cette attitude justifiera la création d’un Parti Communiste autrichien (novembre 1918) par le consul de Russie à Vienne. La gauche radicale se regroupera, elle, en une Fédération des Socialistes Révolutionnaires Internationalistes. Désormais, l’échiquier politique de la Révolution autrichienne est en place. Les avant-gardes sont là ! Il ne reste plus qu’à suivre leurs initiatives éclairées !
La voix de l’avant-garde
La social-démocratie a l’initiative. Elle propose l’intégration des Conseils Ouvriers et sa collaboration à la « Jeune république Autrichienne ». C’est Victor Adler qui se chargera de théoriser les rapports de la social-démocratie et de l’État. Et c’est un véritable acte d’allégeance :
[...] En tous cas, l’État d’Autriche allemande doit être un État démocratique, un véritable État Populaire. La démocratie montre dans le monde entier que le temps de la Chambre Haute, du suffrage restreint, de l’organisation et de la domination bureaucratico-militaire et des privilèges féodaux capitalistes est définitivement révolu. C’est pourquoi nous réclamons que le peuple allemand d’Autriche, sur la base de la souveraineté populaire, établisse la constitution de son État par l’intermédiaire de l’Assemblée Nationale Constituante qui devra être élue au suffrage universel direct, masculin et féminin... Nous ne voulons pas constituer avec vous, nos adversaires de classe, une communauté de partis, ni conclure une alliance ou une trêve. Nous restons en ce lieu peur mener aussi sur le terrain parlementaire notre combat pour le prolétariat, pour la démocratie, pour le socialisme. Nous voulons, dans un esprit honnête et d’une main diligente, nous associer à l’édifice de l’État d’Autriche allemande ; mais, par ce travail qui nous unit à vous, nous voulons veiller à ce que l’État d’Autriche Allemand soit un État démocratique, un État populaire, dans lequel le peuple allemand tienne pour sacrés la réalisation de son droit d’autodétermination et le droit d’autodétermination de tous les autres peuples. Ainsi le bouleversement étatique dans lequel la vieille Autriche s’effondre n’est rien d’autre que la manifestation partielle de la victoire généralisée de la démocratie dans tout le monde civilisé, de la démocratie qui conduit dans tous les pays la classe ouvrière vers le pouvoir et lui offre la possibilité de dresser l’ordre mondial du socialisme sur les décombres du capitalisme...
[1].
Ce discours de Janus met bien en évidence les aspirations réelles de la social-démocratie. Il s’agit de conquérir le pouvoir politique même en s’alliant avec la bourgeoisie. Le cadre de cette alliance est pour les socialistes la compétition. La social-démocratie est sûre d’être la meilleure gestionnaire de l’État ! Bien entendu, la bourgeoisie accepta le pacte... en limitant toutefois l’audience des socialistes à leur représentation d’avant 1911 ! Le Conseil Municipal de Vienne fut pareillement remanié, pour finalement faire place à 37 socialistes face à 65 chrétiens-démocrates et 106 nationalistes et libéraux. Rapports de forces qui ne traduisent en rien la montée des mouvements populaires et leurs représentations.
A l’horizon, leur police !
Pour endiguer les mouvements sociaux, les sociaux-démocrates s’associent à la création de la Volkswehr. En novembre 1918, celle-ci compte 101 compagnies et 17 000 hommes. Cette milice, née des mouvements sociaux, est un enfant turbulent. Aussi l’emploie-t-on toutes les fois que cela est possible pour guerroyer contre les milices bourgeoises, ou bien en Burgerland contre les séparatistes hongrois.
Le gouvernement bourgeois, lui, suscite la reconstitution d’une police d’État.
Face à cette situation de passivité et de négociations, les témoignages de l’époque abondent et ils soulignent, comme celui de Julius Deutsch qu’il n’y avait alors personne qui fût en état d’empêcher la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Chaque jour, la dictature des Conseils aurait pu être proclamée
.
L’historien Walter Goldinger, lui, rend hommage à la social-démocratie : ce fut [son] grand mérite que d’avoir empêché le pire à cette époque grâce à l’influence adroite qu’elle a exercée sur les masses populaires.
En effet, pour la social-démocratie, le mot d’ordre est : Maintenant que la liberté est assurée, le premier devoir consiste à rétablir l’ordre civique et la vie économique.
Le développement ultérieur du mouvement des Conseils Ouvriers en Autriche ne présente dès lors plus guère d’intérêt. Simples rouages au service du Parti social-démocrate, les Conseils d’Ouvriers perdent toute vitalité. Les bolchéviks tenteront bien, à l’occasion de deux putschs (17 avril et 15 juin), de prendre sans succès le pouvoir. Pas plus que les sociaux-démocrates ils ne font confiance aux Conseils. Mais, à l’occasion de manifestations populaires, ils utiliseront, ou tenteront d’utiliser, la masse de manœuvre que constituent les militants ouvriers. Leur échec contribuera à affaiblir encore un peu plus l’audience des Conseils.
La République de coalition qui se met en place, n’a plus besoin des Conseils ; les sociaux-démocrates non plus. Ils seront donc cantonnés à la défense catégorielle des secteurs qu’ils représentent. Ainsi, la formidable force que sont les Conseils de Soldats se voit réduite à une tâche de défense des intérêts des soldats et [à] l’entretien de l’esprit républicain de la troupe
...
Un chant de cygne s’est éteint
On est évidemment là, loin des buts que l’extrême-gauche radicale assignait aux Conseils. Dans une intervention à la Première Conférence Nationale des Conseils Ouvriers, P. Friedlander déclarait :
[Les Conseils Ouvriers] doivent surtout avoir pour but d’assurer et de développer les succès de la révolution... afin de rassembler entre leurs mains tout le pouvoir économique et politique de l’État, d’accomplir le passage du mode de production capitaliste au mode de production communiste. Par conséquent, ils sont actuellement des organisations de combat qui, sans égards pour la légalité bourgeoise démocratique en vigueur, légifèrent et exécutent les lois d’après les perspectives d’organisation sociale communiste et réduisent à néant l’ordre social capitaliste par l’action révolutionnaire unie du prolétariat
.
L’orateur qui est pro-bolchevik, représente assez bien la tendance qui s’exprime à travers les Linksradikalen :
Le gouvernement n’a pas su donner d’autre réponse aux revendications que des promesses sur le papier, de vaines consolations et de phrases insignifiantes. Les chefs qui se nomment
sociaux-démocrates
n’ont rien su faire de mieux que de pousser les travailleurs sous le joug de l’exploitation capitaliste. Il est clair aujourd’hui, pour chaque travailleur conscient, que dès le commencement, ce combat s’est heurté à la désapprobation des instances du parti, qu’elles ont freiné dès le début tout en isolant chacune des catégories d’ouvriers...
Il n’y a plus rien à attendre des actuels représentants ouvriers
! Formons nous-mêmes nos groupes de combat !...
Mais il ne s’agit là que d’un chant de cygne. Le véritable « Cronstadt autrichien » aura lieu du 11 au 14 février 1934, dans les quartiers ouvriers de Vienne, de Linz et en Styrie. l’armée régulière réduisit à néant les maigres conquêtes de la social-démocratie, pendit les chefs ouvriers, obligea les autres à émigrer, préparant ainsi l’Anschluss.
Tirer les leçons de l’Histoire
La Social-Démocratie autrichienne face à un mouvement populaire puissant et combatif, avait choisi l’institutionnalisation. En ravalant les Conseils ouvriers au rang de simples rouages administratifs, ceux-ci perdent toute autonomie, toute vitalité et cessent d’être un danger. La social-démocratie retrouve son privilège d’unique représentant de la classe ouvrière. Représentant par ailleurs impuissant, enfermé par son réformisme et la pusillanimité de ses dirigeants, cadres et bureaucrates.
Cette forme de liquidation du mouvement des Conseils ouvriers, de paysans et de soldats, n’est évidemment pas spécifique à la social-démocratie autrichienne. Elle est cependant caractéristique du refus des socialistes réformistes d’assumer le mouvement populaire. Elle participe de l’attitude que les bolchéviks adopteront en Russie. La cohabitation entre des Conseils reposant sur l’initiative et la spontanéité est impossible avec un parti fortement centralisé et déjà bureaucratisé.
Il s’agit donc bien d’une liquidation « douce », malgré quelques à-coups, une « normalisation » toute démocratique.
La bourgeoisie, qui a laissé carte blanche à la social-démocratie, intervient bien plus tard, quand tout danger est écarté, pour étouffer le mouvement ouvrier dans son entier et se mettre ainsi à l’abri de toute résurgence.
Si, dans ce cas, on peut penser que la répression bourgeoise n’est que l’ultime conséquence de l’attitude et de la praxis social-démocrate, il n’en est pas toujours de même. Le noyautage, l’institutionnalisation puis l’abandon des Conseils Ouvriers ne sont possibles que dans l’hypothèse où les partis socialistes sont suffisamment établis et implantés dans la société et qu’ils sont capables de contrôler le mouvement de masse.
Dans les autres hypothèses, c’est-à-dire dans le cas où le parti n’arrive pas à contrôler les initiatives populaires, il peut se ranger globalement et objectivement du côté de la bourgeoisie et gérer avec elle sur un mouvement ouvrier maté et discipliné... jusqu’au jour où cette dernière gagne démocratiquement une nouvelle majorité électorale.
Dans l’exemple hongrois que nous avons essayé d’analyser, le mouvement socialiste tente tout d’abord de contrôler le mouvement populaire. Poussé par une base qui se trouve en harmonie avec celui-ci, et faute d’une organisation suffisamment solide, il se trouve amené à prendre lui-même l’initiative.
1918 |
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14-20 janvier : Premières grandes grèves et conseils ouvriers dans les usines en Autriche. 27 janvier : Instauration d’une République des conseils en Finlande. 28 janvier : Constitution de l’Armée Rouge. 3 mars : Signature du traité de Brest-Litovsk. 16 juillet : Exécution du Tsar Nicolas II et de sa famille. 27 juillet : Nomination, par Charles Ier du professeur pacifiste Lammasch comme Premier ministre. 30 octobre : Les membres autrichiens de l’ancien Parlement se réunissent en Assemblée nationale et constituent un Conseil d’État, gouvernement de fait, dirigé par K. Renner. Effervescence à Vienne : dans les rues, les soldats arrachent les insignes des officiers. Conseil de soldats. 1er novembre : Libération de Friedrich Adler qui avait assassiné le Comte Slürgkh, Premier ministre, le 21 octobre 1916. 3 novembre : Création à Vienne d’une milice contrôlée par les socialistes. Fondation du Parti communiste d’Autriche. 11 novembre : Armistice de Rethondes. Charles Ier quitte l’Autriche. Mort de Victor Adler. 12 novembre : Proclamation de la République d’Autriche. Otto Bauer s’installe comme secrétaire d’État aux Affaires étrangères dans le palais baroque de la Ballhausplatz. 16 novembre : Proclamation de la République de Hongrie. 1er décembre : La dislocation de l’ancienne Autriche-Hongrie est accomplie. |
1919 |
16 janvier : Assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht. 9 février : Fusion de divers groupes d’extrême-gauche avec le PCA. 16 février : Élection de l’Assemblée nationale constituante d’Autriche. Succès des socialistes : 69 sièges sur 159 contre 66 aux sociaux-chrétiens. 19 février : Première conférence nationale des conseils ouvriers d’Autriche. 4 mars : Fondation de la IIe internationale (Komintem). 21 mars : Instauration en Hongrie, pour 133 jours, de la République des Conseils. 7 avril : Instauration en Bavière, pour 3 mois, de la République des Conseils. 18 avril : Manifestation à Vienne de chômeurs et de démobilisés qui tentent d’incendier le Parlement. 15 mai : Loi officialisant l’existence des conseils ouvriers sous forme de conseils d’entreprise. 15 juin : Tentative avortée de putsch communiste à Vienne. 20 morts, de nombreux blessés. 30 juin : Seconde conférence nationale des conseils ouvriers d’Autriche. |