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50 ans de chansons révolutionnaires

Deux heures avec Charles d’Avray

vendredi 8 septembre 2023, par Maurice Joyeux (CC by-nc-sa)

Le souffle chaud de l’orateur passe au-dessus des têtes que la passion fait osciller. Une houle profonde soulève les corps pressés. A la tribune la grande voix de Sébas­tien Faure prend de l’ampleur ! - 1896 (l’affaire Dreyfus agite le pays. Soubresauts douloureux qui vont enfanter une société littéraire, artistique, politique nouvelle).

Dans les salles surchauffées les ouvriers et les intellectuels s’entament. Une jeunesse ardente fait ses premières armes et s’apprête à monter à l’assaut de la génération romantique qui l’a précédée et qui elle aussi a alimenté de tumulte ses vingt ans passionnés. Parmi cette jeunesse enthousiaste, frondeuse, avide de liberté, une mince silhouette d’adolescent se dresse clamant sa foi en l’avenir. Ce jeune homme va porter un nom magnifique qui pendant cinquante ans claquera fièrement les jours de joie ou de colère. Un nom qui va dominer la chanson révolutionnaire de son époque ! Ce damoiseau, pour une génération passionnément socialiste, syndicaliste, libertaire va s’appeler Charles d’Avray !

Je pense à tout cela assis à la table devant le vieil artiste. Sa tête blanchie par les tourmentes qui ont secoué ce demi-siècle, se penche sur du papier à musique. Charles d’Auray copie des notes ! des notes toutes pareilles à d’autres milliers de notes qu’il a versées sur notre sensibilité. Le vieil homme se lève, s’installe au piano et une fois de plus la musique, sa musique nous transporte. Un dernier accord prolonge notre rêverie.

Enfin je l’interroge.

— Peux-tu me dire peur notre journal Le Monde Libertaire, comment tu es venu à la chanson et plus spécialement à la chanson révolutionnaire ?

Son visage s’éclaire. Dans ses yeux transparents passe une lueur de mélancolie. La remontée du temps ne permet pas seulement de retrouver nos joies envolées, mais également les récifs dont les aiguilles percent le souvenir.

— Je suis né d’une famille aisée et ma jeunesse fut heureuse. Charles médite un instant : A l’ombre des frondaisons, sur la colline de St-Cloud qui alors mirait sa chevelure de broussaille dans la Seine, j’ai connu mes premières rêveries. Là, des hommes vénérables m’ont conté leurs voyages et initié aux philosophies vécues. Puis ce fut l’affaire Dreyfus, enfin mon éloignement d’une famille qui m’avait tendrement aimé, mais que mon évolution effrayait.

Le vieux lutteur marque un temps d’arrêt, puis à nouveau sa figure s’embrase :

— A celte époque, je fis la connaissance du secrétaire du syndicat de la Chaussure. Il s’appelait Delalé. C’était an homme remarquable. Une chaude amitié nous unit bientôt. Dans sa résidence, où il voulut bien m’accueillir, je découvris le charme féminin et l’intelligence réunis en la personne de sa fille devenue depuis Jeanne Humbert.

— Et c’est à cette époque que tu as commencé a écrire des chansons ?

Charles me regarde malicieusement :

— En ce temps-là, mon cher Joyeux, je fréquentais Montmartre, pas le tien bien sûr ! car sur la Butte qui fut notre Butte, bien des choses ont changé. La bohème alors régnait en maître. Le public, composé de professeurs, de docteurs, de peintres, de musiciens, masse homogène de lettrés, exigeait des programmes artistiques. C’est cette ambiance qui me fit découvrir la richesse de la prosodie et de la ponctuation à travers les nasardes de tous ces chansonniers parisiens. L’existence sur la Butte d’une pléiade de talentueux artistes donnait la force d’écrire. J’écrivis ! Quelques camarades anarchiste me demandèrent mon concours. Très peu de chansons avaient un fond anarchiste. Pourtant je me rendis compte qu’il était possible de faire une propagande fructueuse auprès des auditoires. J’écrivis alors « Le peuple est vieux », « Loin du rêve », « Les Géants. »

— Qu’on chantera aussi longtemps qu’il existera des pauvres et des riches. C’est donc ainsi qu’est née la propagande par la chanson ? Pour alimenter tes conférences, tu n’as jamais cessé d’écrire ?

Le vieillard bandit lève les bras au ciel.

— Cesser d’écrire, comment aurais-je pu ? J’ai écrit plus de six mille chansons, j’ai fait des milliers de conférences, j’ai parcouru la France et la Belgique. Ces réunions, vois-tu, elles n’étaient pas toujours faciles ! En province j’avais recours au Libertaire qui insérait mes appels. Et avec moi, les camarades anarchistes organisaient les réunions.

— Tu préparais tes tournées comme les tournées théâtrales, avec un programme précis ?

— Je divisais les séances en trois parties. La première était consacrée à l’histoire sous forme de pamphlet où je faisais le procès des personnages et des régimes qui avaient précédé la République. La seconde était composée de chansons condamnant les injustices de la troisième de ces Républiques, des partis politiques, des confessions religieuses. Enfin la troisième était réservée aux œuvres purement anarchistes. Ensuite la contradiction et c’est alors que...!

— Tu as dirigé des cabarets ?

— De nombreux ! Charles éclate de rire : ils eurent tous un point commun ! Tous furent déficitaires. Dans ces cabarets se sont formés la plupart des chansonniers qui, entre les deux guerres, atteignirent la notoriété.

Charles et Aline d’Auray

Le temps a passé, le soir tombe sur le quartier populeux. Nous écoutons toujours le vieil artiste qui maintenant rappelle une anecdote, précise un point d’histoire resté obscur, situe une aventure. Sa vitalité est extraordinaire. j’ai dans la main le magnifique recueil qu’il vient de faire éditer a l’intention de ses amis. Aline d’Auray, sa fidèle compagne, en choisit les poèmes. Et quels poèmes ! Une question me brûle les lèvres :

— Pourrais-tu me dire si tes goûts sur la musique et l’écriture ont évolué au cours de ta longue carrière ? Si les évolutions profondes qui ont bouleversé l’esthétique t’ont influencé ?

Charles d’Auray hausse doucement les épaules :

— Vois-tu, ces questions sur l’évolution de l’art ne se sont jamais posées pour moi. Avant d’être « art » la chanson fut pour moi « propagande » et la forme classique me parut le plus susceptible de toucher le peuple.

La réponse surprend, car l’artiste fut étonnamment « l’homme d’une époque » et le lyrisme que l’on retrouve dans ses couplets rejoint le lyrisme des masses ouvrières en marche vers la révolution que le romantisme leur avait légué. Les cinquante ans de chansons que nous venons d’évoquer marquent le beau visage grave du poète et peut-être en lui-même récite-t-il ces beaux vers :

Au cours de tes vieilles années
Tu reliras en ton foyer
Ces vieilles feuilles surannées.

Avec lui, pour notre Monde Libertaire, nous avons tourné ces feuillets jaunis où il a inscrit sa sensibilité et qui jalonnent l’histoire de notre mouvement anarchiste. Apaisé, détendu, le vieux poète libertaire est là devant nous. C’est le dernier survivant dune vieille équipe magnifique qui compta Zo d’Axa, Sébastien Faure, Han Ryner, Lacase-Duthiers qui vient de nous quitter. Equipe qui domina le début du siècle et qui semble jaillir d’un roman d’Alexandre Dumas. Large feutre, lavallière au vent, prêts pour toutes les révoltes, pour tous les amours, pour tous les pardons, tels nous apparaissent ces mousquetaires de l’anarchie qui sillonnèrent la France et inscrivirent leur nom par la parole, par la chanson, par l’exemple sur les pierres des villes où la révolte soufflait.

Charles d’Auray nous reste, oui ! Mais alors c’est à nous de manier autour de lui une garde vigilante. C’est à notre tour de verser dans son cœur un peu de cette chaleur qu’avec une générosité inégalable il a déversée aux quatre coins du pays.


« Triomphe de l’anarchie » de Charles d’Avray (texte)

Voir en ligne : Sur le site Anarlivres, retrouvez la retranscription de quelques chansons libertaires du début du XXe siècle, la plupart introuvables sur le Web.


par Maurice JOYEUX