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Argentine : La solitude des expropriateurs de fonds

lundi 9 mai 2022, par Alfred (CC by-nc-sa)

Le mouvement libertaire argentin fut, après celui d’Espagne, l’un des plus puissants du monde. Ce mouvement s’est développé dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous l’influence de l’émigration européenne. La FORA, fondée en 1901, compte bientôt 250 000 membres. Les luttes ouvrières se multiplient au début du siècle, jusqu’à prendre une dimension insurrectionnelle du 7 au 16 janvier 1919, les ouvriers pillant les armureries pour faire face à la violence policière conjuguée à celle des groupes fascistes paramilitaires, qui se regroupent au sein de la Ligue patriotique pour semer la terreur contre la « subversion cosmopolite »... Les insurgés sont massacrés tandis que le pouvoir négocie avec les syndicats réformistes. Cette « semaine sanglante » se solde par 700 morts, 2 000 blessés et 50 000 arrestations.

Germán Boris Wladimirovich.

C’est quatre mois après ce massacre qu’a lieu la première expropriation revendiquée par un anarchiste. Son auteur s’appelle Boris Wladimirovich, c’est un aristocrate russe qui a dilapidé sa fortune pour la cause. Il est aussi biologiste et philosophe, grand buveur et peintre à ses heures perdues. Il voulait faire un journal dans sa langue maternelle pour ses compagnons émigrés. L’épopée des anarchistes expropriateurs a commencé. Elle va défrayer la chronique argentine pendant plus d’une quinzaine d’années.

Bien que minoritaires, les courants révolutionnaires restent très actifs dans les années vingt. Les affrontements armés entre ouvriers anarchistes et paramilitaires de la Ligue patriotique se multiplient dans la capitale comme en province. Le port d’armes est si courant que l’on peut lire dans La Antorcha, journal des groupes d’action directe, des avis de ce genre : Rosario, grand pique-nique familial au bénéfice des prisonniers sociaux dans l’île de Castallanos sur le fleuve Parana. Hommes $1,20 ; femmes et mineurs $0,50 ; enfants gratuit. Note : il est recommandé, en raison du contrôle de la sous-préfecture à l’embarquement, de ne pas emporter d’armes avec soi.

Guérilla en Patagonie

A la fin de l’année 1920, les luttes sociales prennent la forme d’un véritable mouvement de guérilla en Patagonie. Les péons, qui travaillent dans des conditions peu imaginables aujourd’hui (ils réclament entre autres une paillasse, un paquet de chandelles par mois, le droit de faire leur lessive le samedi soir et que les inscriptions sur les boites de premier soins soient en espagnol et non en anglais), se mettent en grève générale. Licenciés, ils errent dans les campagnes glacées, traqués par la police et les vigilants. Réquisitionnant vivres et armes, ils s’organisent en milices, sous le drapeau rouge et noir, selon le principe de l’assemblée souveraine. Les États-Unis et la Grande-Bretagne demandent au gouvernement de protéger la propriété.

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Le lieutenant-colonel Varela est chargé de la répression. Les péons insurgés sont encerclés et massacrés. Le cadavre de l’un des organisateurs de la guérilla, l’Uruguayen José Font, dit Facon Grande (grand couteau), est enfilé sur une broche et mis à rôtir par les officiers, avant qu’ils ne tirent sur son corps carbonisé. Fin décembre 1921, on comptera 1 500 morts parmi les ouvriers agricoles.

Kurt Wilckens.

Varela sera exécuté peu après par l’anarchiste allemand Kurt Wilckens, qui sera lui-même assassiné en prison par un membre de la Ligue patriotique. Peu avant de mourir dans un bagne de Patagonie, Wladimirovich fera abattre à son tour l’assassin de Wilckens, réfugié dans un hôpital pénitentiaire.

La propriété est un vol...

Le 2 mai 1921, la douane de la capitale est attaquée. Parmi les onze assaillants, presque tous arrêtés par la suite, trois seulement sont des gangsters processionnels. Les autres sont des ouvriers. Bien qu’ils ne soient pas anarchistes, La Antorcha prend leur défense dans un éditorial affirmant notamment : Depuis qu’il est prouvé que la propriété est un vol, il n’y a pas de plus grands voleurs que les propriétaires. La seule question est de savoir si ceux qui les volent ne sont pas de la même engeance, s’ils ne suivent pas eux aussi une logique d’appropriation. (...) En dépit de ces réserves, nous sommes plus avec les illégaux qu’avec les autres. Avec les petits voleurs qu’avec les grands, avec les attaquants de la douane qu’avec Yrigoyen et ses ministres. Qu’ils servent d’exemple !

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Un Comité pour les prisonniers sociaux est constitué pour venir en aide aux prisonniers toujours plus nombreux et à leurs familles. Son secrétaire est Miguel Arcángel Roscigna. un Italien délégué de la métallurgie. La mission occulte du comité est d’aider les prisonniers à s’évader, ce qui suppose des moyens financiers importants. C’est de ce comité et des groupes d’auto-défense que viennent les « anarchistes expropriateurs ».

En 1923, dans le territoire du Rio Negro, une diligence du Courrier est attaquée. Cinq ouvriers agricoles anarchistes, qui s’apprêtaient à faire un asado (barbecue), sont arrêtés à proximité. Torturés, ils reconnaissent être les auteurs de l’attaque. L’un d’eux, devenu fou de douleur, est enfermé à l’hospice. Les autres sont condamnés, à eux quatre à quatre-vingt-trois années de prison. La Antorcha, journal anarchiste commence une grande campagne pour la révision du procès. La Protesta, journal anarchiste officiel, affirme qu’il s’agit de délinquants vulgaires qui n’ont rien à voir avec la propagande et les idées anarchistes. La guerre entre les « Protestistas » et les « Antorchistas » devient si extrême que le Comité pour les prisonniers se divise, chacun défendant ses prisonniers.

Dans l’immigration anarchiste italienne, la polémique se double d’un désaccord sur la participation au Comité antifasciste, réunissant socialistes, libéraux, communistes et certains anarchistes. En mai 1925, Roscigna affirme dans un pamphlet : il n’est pas admissible qu’actuellement il reste un seul anarchiste ignorant de ce qu’est et de ce qu’aspire à être le Parti communiste. Des milliers de camarades sont morts, prisonniers et proscrits : telle est la balance sinistre du gouvernement qui en Russie exerce une dictature non moins sanglante que celle du fascisme en Italie. Les compagnons (...) se souviennent-ils du travail de pompiers sociaux développé par les communistes durant l’inoubliable occupation des usines en Italie ? Ignorent-ils la terreur qui, comme une réédition de Kronstadt, s’abat silencieusement et inexorablement sur tout ce qui représente une opposition ou une simple discussion des ordres émanant des nouveaux maîtres de la Russie (....).

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A l’antifascisme démocratique, les anarchistes italiens radicaux opposent l’action directe. Le 6 juin 1925, Severino Di Giovanni, l’un des partisans les plus déclarés de l’anarchisme expropriateur et éditeur du journal Culmine (son journal contient une rubrique intitulée « Face à l’ennemi », consacrée aux attentats) avec d’autres compagnons, interrompt une manifestation organisée par la colonie italienne fasciste pour fêter la victoire de Mussolini. En 1927, au milieu d’une vague d’attentats en réponse à l’exécution de Sacco et Vanzetti, eux aussi membres des groupes d’action directe aux États-Unis, Giovanni pose une bombe dans le consulat italien, centre de dénonciation des anarchistes, qui fait 9 morts et 34 blessés. Giovanni fait sauter peu après les maisons de deux fascistes italiens. La FORA et La Protesta attaquent ouvertement le groupe des Italiens, traitant Severino Di Giovanni d’agent fasciste, calomnie qui coûtera la vie au directeur du journal.

Trois individus à l’accent espagnol

Andrés Vázquez Paredes.

Durant l’année 1925, un groupe de trois individus, à l’accent espagnol, commettent plusieurs hold-up. Ils viennent du Chili, oi ils ont attaqué la banque de Santiago. Ils font une nouvelle expropriation en janvier 1926, avec quatre nouveaux complices, lorsque parvient en Argentine une information de la police espagnole : il s’agit de Fransisco Ascaso et son frère Alejandro, de Gregorio Jover Cortès et de Buenaventura Durruti. Parmi les autres figurent Roscigna et Andres Vazquez Parades, un jeune espagnol très actif dans le syndicat des peintres et expert en explosifs. Ascaso, Durruti et Jover gagnent Paris, où ils sont arrêtés alors qu’ils préparent l’assassinat d’Alphonse XIII. L’Argentine obtient leur extradition, mais une intense campagne de solidarité et d’agitation en France et en Argentine aboutira finalement à leur libération et à leur expulsion sur la Belgique. La Protesta se distinguera à celte occasion par un éditorial publié à la fin de 1926 et affirmant : La protestation contre l’extradition de Ascaso, Durruti et Jover n’entre pas sous l’égide de l’éthique anarchiste.

Tandis que Durruti et ses compagnons poursuivent la route qui les mènera vers la révolution espagnole, Roscigna et Paredes choisissent de continuer le combat en Amérique du sud.

Restés en Argentine, Roscigna et Parades, aidés des frères Moretti, animateurs d’une grève très dure dans le secteur pétrolier, réalisent une nouvelle expropriation en octobre de la même année. Le butin est considérable : 141 000 pesos, mais un policier a été abattu. Rapidement recherchés, Roscigna el ses complices passent le Tigre grâce à un passeur et gagnent l’Uruguay. Dénoncés par un indicateur, ils ont bientôt toutes les polices à leurs trousses, avant de disparaître dans un quartier ouvrier de Montévidéo. Signalés aux quatre coins du pays, ils restent introuvables. Ils brouillent encore un peu plus les pistes en envoyant des lettres pleines de fausses informations, que la presse argentine, avide de gros tirages, reproduit en pleine page, et que le public dévore, en se gaussant de ce que les journalistes appellent ironiquement la meilleure police du monde.

Une partie de l’argent sert à financer la fabrication de fausse monnaie argentine, fabrication conduite par Erwin Polke, un anarchiste allemand, grand lecteur de Max Stirner et graphiste de génie. A Montévidéo, les frères Moretti et trois Catalans, envoyés par Durruti, se lancent dans une nouvelle expropriation, qui tourne mal ; un butin dérisoire, trois morts et, quinze jours plus tard, l’arrestation des trois Catalans et des frères Moretti, dont l’un se suicide plutôt que de se rendre. Le cercle dans lequel agissent les expropriateurs est dès lors de plus en plus étroit : if faut sans cesse organiser de nouvelles expropriations pour organiser de nouvelles évasions, actions dans lesquelles de nouveaux camarades sont arrêtés, quand ils ne sont pas directement exécutés.

En octobre 1930, un mois après l’arrivée au pouvoir du dictateur Uriburu, qui sonnera le glas du mouvement ouvrier en Argentine, Roscigna réalise une nouvelle expropriation avec Severino Di Giovanni (qui sera capturé et fusillé en 1931), destinée principalement à organiser la libération des prisonniers de Montévidéo. L’évasion aura lieu en mars 1931, grâce à un tunnel creusé entre la prison et un hangar acheté par un compagnon.

Quelques jours plus tard, la police découvre leur cache à la suite d’un malheureux hasard. Un homme de la fourrière, ex-voisin de cellule des anarchistes, qui poursuivait un chien dans une cour d’immeuble, a reconnu Moirera qui sirotait tranquillement son maté. Arrêté, le groupe reconnaît les faits qui lui sont reprochés afin de retarder l’extradition et écope de six ans de prison.

Juan Antonio Morán

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Une autre figure marquante de l’anarchisme expropriateur argentin est celle de Juan Antonio Morán. Morán était, à la différence de nombreux expropriateur, argentin de souche. Il fut à deux reprises secrétaire général de la Fédération maritime ouvrière, peut-être l’organisation ouvrière la plus puissante de son époque, ce qui confirme les liens que l’anarchisme expropriateur argentin entretenait avec les luttes sociales. Morán animait des grèves ouvrières particulièrement dures. Durant celles-ci, il sortait dans le port avec son pistolet et les jaunes ne riaient guère. Le 12 octobre 1928, durant une grève, la direction recrute des « ouvriers libres », encadrés par des mercenaires du Paraguay. Les incidents se succèdent. Dans la soirée, Morán est au local syndical lorsque deux marins viennent l’avertir que les hommes de la direction, plus de trente, sont au bar voisin, et que leurs chefs, Colman et Bogado, se vantent de chercher Morán pour le descendre. Morán écoute silencieusement ce récit et, quelques minutes après, s’éclipse discrètement du local. Il entre dans le bar et apostrophe Colman ainsi : Je sais que tu me cherches pour me tuer. Me voici. Aussitôt éclatent les coups de feu, pas moins d’une trentaine. Quand le silence revient. Colman est mort et Bogado gravement blessé. Quelques instants plus tard, Morán est de nouveau au local. La police vient l’arrêter, sur accusation de Bogado, mais doit le relâcher, ne pouvant trouver aucun témoin.

Le 12 juin 1931, le major Rosasco, nommé par le dictateur Uriburu pour assurer l’ordre dans la zone industrielle et ouvrière de Buenos Aires, dine avec des collègues dans un restaurant situé à deux pas du commissariat. Rosasco est très heureux : il vient de mettre la main sur 44 anarchistes, parmi lesquels des jeunes qui distribuaient un tract intitulé : « Il faut tuer Rosasco ». Les militaires ont terminé l’entrée lorsque une automobile s’arrête. Cinq individus en descendent. L’un d’eux, Morán, s’approche de Rosasco et lui dit Sale porc, avant de lui vider tranquillement cinq balles de pistolet 45, toutes mortelles.

L’assassinat de Rosasco fit un scandale énorme. A son enterrèrent, figuraient les plus hautes autorités de la Marine et de l’Armée. Chargé de la répression, le commissaire Bazan mit en œuvre un plan de liquidation physique systématique des anarchistes, plus connu sous le nom de « loi Bazan ». Dans les premiers jours de mai 1935, les juges relâchèrent Morán, faute de preuve. Après sa sortie, il fut enlevé dans une voilure. On le retrouvera deux jours plus tard, une seule balle dans la nuque, le corps affreusement torturé. Dans les années 74-75, les escadrons de la triple A utiliseront la même technique sur une plus grande échelle.

Roscigna et ses camarades connurent un sort analogue. Libérés en 1936, la police argentine les attendait à la sortie, pour les ramener à Buenos Aires. On ne les revit plus jamais. Ils furent les premiers « disparus » du terrorisme d’État argentin, une méthode que les militaires allaient appliquer à des milliers de personnes durant la dictature de Vidéla.

 

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Voir en ligne : Anarchisme en Argentine : brochures Partage Noir