Faire une étude de la Révolution russe, de son caractère et de son cadre historique, cela voudrait dire, entre autres choses, exposer les idées et les courants révolutionnaires et socialistes d’un siècle d’histoire de la Russie et tout particulièrement le développement du socialisme russe durant ces cinquante dernières années : jusqu’à présent cette histoire n’a pas été écrite et ne pourra l’être vraisemblablement que lorsqu’auront été publiées les archives de la Section de Police secrète des gouvernements tsaristes et qu’on examinera, de façon plus complète, la masse de documents qu’on a seulement commencé de rassembler. Une telle histoire serait peut-être possible maintenant, surtout au moment où le développement de la Révolution russe est arrivé à son terme et a pris son véritable caractère, et où, par le cours de la Révolution, nous pouvons précisément saisir la signification réelle de ce passé dont l’interprétation nous est ainsi facilitée. Une telle histoire constituerait aussi, pour sa part, un précieux élément dans l’ensemble des questions soulevées par tout le problème de civilisation que nous propose un tableau général du plus grand bouleversement connu dans le monde.
Bien qu’à vrai dire il ne s’agisse pas dans ce qui suit de la genèse de la Révolution mais de tendances et de principes bien déterminés de cette Révolution, il est sans doute indispensable de donner de son évolution historique et de son enracinement dans le passé un aperçu rapide, même s’il est simplement schématique.
On peut, en premier lieu, signaler un trait caractéristique de l’évolution de la Russie : toujours aux idées d’une réforme politique ont été liées les idées d’une réforme économique [1] et on peut même dire que cette conception d’une révolution économique, en opposition à une révolution politique, constitua le principe directeur, le caractère essentiel des idées socialistes révolutionnaires qui se développèrent en Russie dans la seconde moitié du siècle précédent. Déjà au temps de la révolte — d’ailleurs purement politique — des Décembristes en 1825, Pestel avait souligné la nécessité de joindre une transformation sociale à la transformation politique : certes, on pourrait proclamer la république, mais ce ne serait que changer de nom. Il faudrait s’en prendre à la propriété foncière, car l’essentiel est de donner la terre au paysan : c’est alors seulement que la Révolution serait totale [2]. Ce sentiment que toute Révolution qui n’est pas sociale n’entraîne qu’un changement de nom, que toute réforme, tout ce qu’on peut entreprendre pour modifier la vie de la société n’est en réalité que la conséquence d’une transformation de l’économie, ce sentiment fut vraiment le trait caractéristique du courant socialiste qui, durant les années 70, se développa sous l’influence surtout de Bakounine et de Lavrov. Il trouva dans l’organisation Zemli i Volia (Terre et Liberté) son expression socialiste révolutionnaire consciente. Terre et Liberté, ainsi que les groupements socialistes ultérieurs sont issus du mouvement qui prit naissance aux environs de 1870 et qui est connu sous le nom de mouvement des Narodniki (c’est de Bakounine que vient l’expression « Idti w narod » : aller au peuple). Tous les Narodniki croyaient à une évolution particulière de la Russie et pensaient que, contrairement à l’Europe occidentale, elle pourrait dans la marche au socialisme s’éviter la phase capitaliste. On faisait d’abord remarquer qu’il n’y avait pas en Russie une bourgeoisie en tant que classe, ensuite que les artels et le mir russes jouaient un rôle important pour le développement du socialisme. Les artels existaient depuis des siècles et on a prouvé leur présence déjà au XIIIe siècle : c’étaient des associations de solidarité très répandues en Russie qui groupaient des travailleurs sur la base d’un accord volontaire et de l’égalité des droits et qui avaient été fondées en vue de travailler en commun. Quant au mir, il représentait pour les Narodniki la base même du socialisme. Le mir était une forme, particulière à la Russie, de la possession de la terre, selon laquelle l’ensemble des membres de la communauté se trouve être en possession du sol et en fixe la répartition suivant un mode particulier. Le système de partage n’était pas toujours le même et la périodicité des échanges était aussi variable. Ils dépendaient soit du nombre de fermes, du nombre d’âmes, soit seulement du nombre d’hommes, ou encore des besoins de la famille ou de la capacité de travail. Le mir avait pour fondement psychologique ce droit coutumier profondément enraciné chez le paysan : droit au travail et droit au produit du travail. Le droit au travail signifiait le droit à la terre qui n’appartenait à personne ou, ce qui revient au même, appartenait à tous, à Dieu et au tsar. Le terme de propriété, au sens que nous donnons à la propriété privée, était étranger au paysan. Seul celui qui travaillait la terre, — et seulement tant qu’il la travaillait —, possédait la terre. Selon un vieux proverbe slave, la possession de la terre s’étend aussi loin que vont la faux et la charrue. On ne peut ici entrer dans le détail de tous les problèmes historiques et économiques et de toutes les controverses soulevés par le mir, ni en discuter les avantages et les inconvénients. J’indique seulement pour l’instant qu’on ne peut identifier le mir avec le système du partage des terres ou même avec un type bien défini d’agriculture. Ainsi les Narodniki et, plus tard, les socialistes révolutionnaires étaient parfaitement dans leur droit en prétendant que le maintien du mir rendait possible une agriculture communautaire et socialiste.
Tchernychevski, le logicien le plus pénétrant que la Russie ait jamais eu, avait, plus que tout autre, attiré l’attention par ses écrits sur la question agraire, et sans pouvoir l’appeler un socialiste révolutionnaire, il a cependant exercé sur les Narodniki une influence décisive. Ce qu’il écrivit sur la libération des paysans, ses recherches sur la question agraire, où il affirmait possible la socialisation de la Russie sur la base du mir, furent d’une importance capitale. Il fut un des premiers à comprendre que la liberté politique n’était pas suffisante en elle-même. Il voulait non seulement l’abolition du servage, mais encore une totale émancipation. La liberté, telle qu’elle était définie par le libéralisme de l’Europe occidentale, ne garantissait en aucune façon l’indépendance de l’individu ; celui qui dépend des autres pour assurer sa subsistance n’est pas libre, en dépit de toutes les lois, et c’est pourquoi la liberté politique doit être complétée par la libération économique. Tchernychevski comprit que la question de l’émancipation était un problème économique, et dans son ouvrage Que faire ? paru en 1863 il écrivit l’évangile de ce mouvement qui prit naissance à cette époque, auquel il fit faire de grand progrès, et dont Tourgueniev, en le baptisant du nom de nihilisme, exposa les caractéristiques dans son célèbre roman Pères et Fils. C’était un mouvement de révolte de la jeunesse russe contre les conventions et les mensonges de la société, contre toute autorité, c’était un mouvement révolutionnaire et culturel, athée et socialiste, pour une nouvelle conception du monde et de la vie et dont les idées des Narodniki formaient la base sociale [3]. Des milliers de jeunes gens allèrent au peuple, comme médecins, instituteurs ou simples ouvriers pour participer à la vie du peuple et y répandre les idées socialistes. Partout se formèrent des sociétés secrètes, des groupes dont l’un des plus connus fut le Cercle Tchaïkovski qui eut une grande influence sur l’évolution des idées révolutionnaires et dont firent partie, entre autres, Stepniak et Pierre Kropotkine. Kropotkine adhéra à ce cercle après son voyage en Europe : il en revenait acquis à l’anarchisme, sous l’emprise des idées de Bakounine que lui avaient révélées en Suisse les ouvriers de la Fédération Jurassienne. Il répandit en Russie ces idées et les principes de l’Internationale : On ne saurait douter, écrivit il dans sesMémoires, que notre jeunesse prêtait l’oreille à la voix puissante de Bakounine et que la propagande de l’Association Internationale des travailleurs exerçait sur nous son action exaltante.
Le but de cette propagande était la Révolution sociale imminente. La Révolution sociale, cela signifiait : une révolution agraire qui ne serait pas seulement la conquête de la terre, mais qui conduirait encore à une possession collective, destinée à abolir toute propriété privée des domaines et des terres. Et l’on sait que même Marx et Engels croyaient encore en 1882 que, dans certaines circonstances favorables telles que le prolongement de la Révolution russe en Révolution européenne, le mir pourrait servir de base à un développement du socialisme : conception que Marx avait déjà exprimée en 1877, lorsqu’il parlait de la plus magnifique possibilité offerte à un peuple pour échapper aux funestes vicissitudes du système capitaliste. Encore en 1894, Engels reconnaissait dans le mir un facteur particulier de socialisation, donc à une époque où il ne pouvait plus être question pour la Russie d’échapper à la phase capitaliste, où au contraire le développement du capitalisme industriel avait pris un élan puissant et où la prolétarisation des paysans battait son plein. Cette communauté s’est-elle conservée assez intacte pour pouvoir, le cas échéant, — comme Marx et moi l’espérions encore en 1882 en accord avec une puissante révolution en Europe occidentale, servir de point de départ à une évolution vers le communisme ? voilà une question à laquelle je ne prétends pas répondre. Mais une chose est certaine : s’il existe encore le moindre reste de cette communauté, il y a là la première condition pour la chute du despotisme tsariste et pour la Révolution en Russie
. (Postface de 1894 à l’article « Question sociale en Russie », parue en 1875 dans le journal Volksstaat ) [4]. Telle était aussi, comme nous l’avons vu, la conception des Narodniki. En particulier Bakounine, qui n’avait d’ailleurs aucune foi aveugle dans le mir et était bien loin d’attendre le salut de ce mystique Saint des Saints
, dans une polémique avec Herzen (lettre du 19 juillet 1866), a mis en lumière impitoyablement les mauvais côtés du mir et a brillamment montré que la révolution était la condition indispensable pour le développement du mir. Pourquoi, demande Bakounine, le mir, dont les avantages existent depuis déjà si longtemps, ne s’est-il pas développé ? Pourquoi, après dix siècles, n’a-t-il abouti qu’au plus abominable des esclavages ? La cause de l’improductivité des communautés paysannes russes vient peut-être chez elles de l’absence de liberté, et sans liberté on ne peut concevoir aucun mouvement collectif. En Russie, c’est l’État qui empêche l’éveil de la liberté : l’État moscovite a tué en Russie tous les germes de vie qui auraient pu permettre au peuple de s’instruire et d’évoluer, il repose sur la négation radicale de l’indépendance et de la vie du peuple, il n’a rien de commun avec lui si ce n’est cette relation extérieure et mécanique qui existe entre l’oppresseur, l’exploiteur et leur victime, et il lui est donc impossible de se transformer en un organisme populaire. Bakounine ne croit pas qu’on puisse concilier à la fois le développement possible des germes qui sommeillent dans les communautés paysannes et un maintien un peu plus long de l’État russe qui peut certes changer de forme ou plutôt d’étiquette mais dont la nature profonde est immuable. On ne peut servir la cause du peuple par des moyens bureaucratiques, avec l’aide de l’État, dans la voie du socialisme d’État qu’il nous faut dénoncer comme la plus dangereuse illusion et qui est seulement capable de nuire à cette cause : entre l’État et le peuple, en effet, il ne peut y avoir rien de commun, et, dans cette union contre nature, c’est toujours le peuple et non l’État qui souffrira. Es-tu, demande Bakounine, à Herzen, un socialiste d’État prêt à se réconcilier avec le mensonge le plus vil et le plus redoutable qu’ait engendré notre siècle : le démocratisme officiel et la bureaucratie rouge ?
. Le premier point, et le plus important, du programme socialiste doit être de proclamer la nécessité de détruire l’abominable Empire des Tsars (5) [5]
Cette idée de Bakounine que la route de la libération sociale passe forcément par la destruction de l’État, idée qu’il a toujours et dans tous ses écrits développée et exposée, constitua et constitue encore le fondement de la théorie anarchiste d’une Révolution sociale destructrice de l’État. Ce furent aussi ces idées de Bakounine qui eurent une si grande influence sur le mouvement socialiste révolutionnaire des années 70 et qui en furent le trait caractéristique. Lavrov, lui aussi, combattit en effet le principe de l’État et particulièrement la centralisation étatique : le socialisme a avant tout à combattre l’État et c’est contre lui que se tourne la Révolution sociale [6].
La différence essentielle entre les deux tendances si caractéristiques qui se formèrent sous l’influence de Lavrov et de Bakounine, ce fut que les Bakouninistes ne rejetaient pas l’insurrection comme moyen révolutionnaire. La route de la libération du peuple par la science est barrée pour nous
, écrivait Bakounine. Les traditions du passé, les héros révolutionnaires légendaires des XVIle et XVllle siècle, Stenka Razine et Pougatchev, vivaient dans la mémoire populaire : il serait facile de pousser chaque village à s’insurger. Au contraire la tendance de Lavrov voulait préparer la Révolution uniquement par la propagande socialiste et l’éducation. Tous les Narodniki pensaient en effet que le principal obstacle au socialisme était la mentalité politique naïve du paysan, conséquence de l’oppression séculaire de l’autocratie, et qui lui faisait attendre du tsar l’amélioration de sa condition !
Cependant la propagande ne donnait pas de bien grands résultats. Les poursuites massives, les arrestations, les condamnations impitoyables à la prison et aux travaux forcés et aussi la trop faible liaison existant entre les cercles et les groupes, étaient autant de facteurs d’insuccès. Pour rendre possible un travail plus systématique et pour rassembler les forces révolutionnaires, on fonda en 1876, après les expériences des années précédentes, l’organisation Terre et Liberté, dont j’ai déjà parlé plus haut. Le trait le plus marquant de ce mouvement alors à ses débuts est son caractère social et économique, socialiste et pas le moins du monde politique et libéral. On condamne même l’action politique parce qu’elle détourne du but principal. Comme la conjoncture politique et les lois reposent sur les rapports de forces existant dans l’économie, il faut transformer ces derniers par la Révolution. Alors l’État centralisé disparaîtra et on s’orientera vers des collectivités et fédérations autonomes fondées sur la solidarité économique. Il faut faire passer les problèmes nationaux après les problèmes sociaux et avant tout abandonner ce principe jacobin, selon lequel les révolutionnaires, après la chute de l’ancien gouvernement, s’installent à sa place et veulent imposer leurs lois au peuple. La Révolution ne doit pas être faite pour le peuple, mais par le peuple [7]. Axelrod a ainsi résumé le principe de ce mouvement : on croyait à une révolution imminente qui entraînerait une transformation totale des institutions politiques et économiques de la Russie, l’abolition complète de l’État, la prise en mains de toutes les terres et aussi de toutes les usines par les collectivités paysannes et les associations ouvrières de producteurs rassemblées ensuite, selon !e principe fédératif, en des Unions diversifiées [8]. Le programme de Terre et Liberté était, comme on le voit celui de Bakounine.
Lorsque, quelques années plus tard, une opposition se fit jour contre cette tactique purement économique et qu’on soutint la nécessité de l’action politique à côté de l’action économique, les idées du socialisme fédéraliste exercèrent encore une grande influence. En 1878, sur la proposition des ouvriers de Pétersbourg, particulièrement de ceux des filatures de coton, fut fondée l’Union des ouvriers russes du Nord et, à côté des revendications de principe du programme, on en formulait d’autres, immédiates, relatives aux libertés politiques : liberté de parole, liberté de la presse, droit d’association et de réunion, enseignement gratuit pour tous dans toutes les écoles et établissements d’instruction, abolition du système des passeports, abolition des impôts indirects et remplacement de ceux-ci par un impôt sur le revenu et sur les successions, limitation du temps de travail, interdiction du travail des enfants, etc. Quant aux points principaux du programme, ils étaient les suivants : 1) destruction de l’ordre social économique et politique existant ; 2) création d’une fédération des communes sur la base d’une complète égalité des droits jointe à une gestion intérieure entièrement autonome ; 3) suppression de la propriété foncière privée et sa transformation en possession communale ; 4) organisation du travail selon le principe de l’association et remise de tous les moyens de production entre les mains des producteurs.
Il fut expressément stipulé que l’organisation du mir n’était pas souhaitable en soi, mais que la possession commune de la terre et la suppression de la propriété privée devaient conduire à l’exploitation collective, pour réaliser de cette façon une réorganisation complète de la société sur des bases socialistes. Il serait en outre indispensable de faire de l’agitation parmi les travailleurs de l’industrie et de les organiser activement. D’une révolution accomplie en toute indépendance on pourrait attendre quelque chose, mais rien d’une majorité parlementaire. Le programme se terminait en ces termes. Sur notre drapeau est inscrit le mot d’ordre : ouvrier, prends la machine 1 Prends la terre, paysan !
[9]
En raison du peu de succès de la propagande et de la violence de la répression gouvernementale, nombreux furent ceux qui désespérèrent de pouvoir organiser méthodiquement le peuple en vue de la Révolution et pensèrent alors qu’il fallait combattre en premier lieu le gouvernement lui-même et l’autocratie. En même temps se manifesta une certaine opposition entre la ville et la campagne et ceux qui s’engageaient alors dans l’action politique voulurent faire porter sur les villes l’essentiel de leur activité : ces tendances opposées conduisirent en 1879 à une scission. Le nouveau parti qui se forma prit le nom de « Narodnaïa Volia », c’est-à-dire « La Volonté du Peuple » ; ceux qui restèrent fidèles au programme de Terre et Liberté, constituèrent le vieux parti sous le nom de « Tchorny Pierediel » (Partage Noir).
La Volonté du Peuple se proposait pour but principal la lutte contre le pouvoir central. Elle voulait préparer une révolution politique qui serait suivie de l’instauration d’une Constituante. Elle voulait non des réformes politiques mais la liberté politique pour pouvoir réaliser son programme social. Elle croyait en effet que l’immense majorité d’une Constituante serait composée de délégués des paysans qui n’hésiteraient pas à réorganiser le système agraire. On peut définir la Volonté du Peuple comme un parti politique centraliste à caractère terroriste, bien qu’il acceptât les principes fondamentaux de Terre et Liberté dans le domaine social : fédéralisme, autonomie des communes, les usines aux mains des ouvriers, le maintien du mir en tant qu’unité économique. Elle envisageait le terrorisme comme moyen pratique dans la lutte politique. Déjà dans la période précédente le terrorisme féroce du gouvernement avait donné naissance au terrorisme héroïque des révolutionnaires. Au début de 1878, Vera Zassoulitch avait abattu le chef de la police de Pétersbourg, le général Trepov, et en 1879 Stepniak avait en pleine rue poignardé le général Mesentsov. Ce n’était là cependant que des actes d’isolés. Désormais le terrorisme fut organisé par le « Comité Exécutif » et employé comme moyen de lutte politique. Les actes de terrorisme et de destruction avaient pour objet aussi bien de miner l’autorité de l’État que de se défaire des gouvernants dangereux et des espions. L’attentat contre Alexandre II, en 1881, marqua à la fois le point culminant et la fin du terrorisme. Dans la période qui s’étend de 1876 à 1882, il y eut quatorze assassinats politiques et treize attentats échouèrent, dont quatre dirigés contre Alexandre II.
Par contre, le Partage Noir, continuait à faire sien le programme de Terre et Liberté et à ne vouloir s’appuyer surtout que sur les paysans, il écartait l’action politique et ne prétendait conquérir les libertés politiques que par l’action révolutionnaire du peuple. Bakounine, lui aussi, était opposé aux attentats. Dans une lettre à Herzen, tout en lui reprochant la façon dont il condamne l’attentat de Karakazov et en l’accusant de tenir le même langage que les nobles et les libéraux de la Russie officielle, il s’exprime en ces termes : Je n’attends, comme toi, aucun profit de l’assassinat du tsar de Russie, je suis même prêt à reconnaître qu’il nous causera un tort certain en suscitant une réaction immédiate en faveur du tsar, mais je ne m’étonne nullement que tous ne partagent pas cette opinion… nous ne pouvons en tous cas lui (Karakazov) refuser notre estime et nous devons le reconnaître pour un des
. Dans la mesure où le terrorisme prépare un mouvement révolutionnaire, renforce la conscience des masses et est un moyen de défense contre les mouchards, il n’est point rejeté par le Partage Noir, mais il ne faut point, selon lui, faire porter exclusivement l’essentiel de l’action sur la lutte contre le gouvernement. Pour donner à la Révolution un contenu économique et social et pour assurer ainsi les fruits de la victoire au peuple, il importe avant tout de l’organiser, sinon la révolution politique passera sur le pays comme un orage, sans apporter au peuple des avantages économiques. Ce seraient les grands négociants et les propriétaires de domaines qui seraient élus à une Constituante, car le peuple est sous leur dépendance. nôtres
Le peuple ne se passionnera pas pour une telle représentation nationale ni pour une telle constitution.
Le parti du Partage Noir n’était en rien adversaire de la liberté politique ; il voyait en elle le résultat d’une évolution progressive mais il plaçait au premier plan les questions économiques et sociales. Sans une révolution économique, toute action politique demeure un travail de Sisyphe : c’est l’économie qui détermine en dernier ressort, la morale et le droit. Dans la célèbre « lettre aux anciens camarades » (décembre 1879), le Partage Noir oppose ses principes à ceux de la Volonté du Peuple : les révolutionnaires partisans de la seule action politique ont toujours cru que la liberté politique suffisait pour construire un État idéal. Ils partaient de principes théoriques, comme les droits du peuple ou les droits de l’homme, et ignoraient les rapports économiques. Ils voulaient tout faire pour le peuple, mais rien par le peuple. Les Jacobins, au nom des droits de l’homme et du Salut Public, avaient fait régner la terreur et l’oppression, mais, pour l’essentiel, les régimes de Louis XIV, de Robespierre et de Napoléon Ier étaient identiques : centralisation, autorité et initiative d’un seul, et, pour tous les autres, subordination et silence. Si le parti de la Volonté du Peuple adopte de tels principes, il deviendra le parti de la réaction et de la stagnation et perdra l’appui des masses. On a d’ailleurs reconnu cela depuis 1848 en Europe occidentale : les questions politiques sont mises au second plan et l’on réclame par contre la réorganisation du système économique et social avec le concours du peuple lui-même. [10]
Les buts du Partage Noir, comme le remarque Thun avec raison, sont ceux du socialisme anarchiste. C’étaient les idées du socialisme libertaire qui, en opposition au socialisme d’État d’inspiration marxiste, avaient été répandues dans la Première Internationale, surtout sous l’influence de Bakounine et défendues par les Fédérations « anti-autoritaires ». A la conception marxiste de la prise du pouvoir politique, elles opposaient, comme condition préalable à la libération des travailleurs, la destruction de toute puissance politique et l’abolition de l’État. Face à l’utopie marxiste d’une évolution automatique des rapports économiques conduisant nécessairement au socialisme, elles mettaient l’accent sur l’action révolutionnaire spontanée et créatrice et sur l’initiative. Face à la centralisation des pouvoirs politique et économique dans les mains de l’État, face à la « socialisation » réalisée par cet État dont l’aboutissement ne peut être qu’un socialisme d’État, c’est-à-dire en définitive un capitalisme d’État, — et c’est bien ce qui est arrivé — les anarchistes insistaient sur la nécessité de lutter sur le terrain économique et sur le devoir des travailleurs d’assurer la marche de la production sous la direction de fédérations d’industries. Pour eux, rien n’était fait en vue de la libération des travailleurs, si ceux-ci, de salariés des capitalistes, devenaient salariés de l’État. Face au principe de la dictature, ils dressaient le drapeau de la liberté. Face à l’action politique exclusivement parlementaire qui caractérisait la lutte marxiste pour la « Révolution sociale », ils gardaient pour principe directeur la grande maxime de l’Internationale : la libération des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.
Durant ces années, et plus tard, encore longtemps, il ne saurait être naturellement question d’un « mouvement » socialiste, ainsi qu’on l’entend en Europe occidentale : c’était seulement la Russie « souterraine » qui, après un demi-siècle ou, si l’on veut, après tant de siècles, faisait brusquement irruption. Les idées dont je viens de parler trouvèrent alors audience et étendirent leur action. Un de ceux qui ont le mieux connu cette Russie révolutionnaire, Serge Kravtchinski, dont les écrits sur cette période signés du nom de Stepniak jouissent d’une grande réputation et qui avait fait lui-même de l’agitation parmi les ouvriers et les paysans, pouvait écrire non sans raison : En fait, n’y a pas de pays .au monde où les paysans étaient plus préparés à accepter les idées du socialisme fédéraliste qu’en Russie
[11].
Longtemps avant les « marxistes », il existait déjà une tendance qui, contrairement aux Narodniki, considérait le mir comme une institution périmée et tombée en décadence à laquelle se substituerait la propriété privée, comme le montrait l’histoire européenne. Il était donc inutile de s’occuper des intérêts de la paysannerie et il fallait transférer le centre de la propagande dans les milieux des ouvriers d’usines. Les membres de cette tendance s’intitulaient « Lavristes », à tort d’ailleurs, car Lavrov, comme nous l’avons vu, pensait tout autrement. Ce groupe, cependant, n’eut pas la moindre influence : les travailleurs de l’industrie étaient trop étroitement liés à la campagne pour avoir beaucoup de sympathie pour une telle propagande. Cette tendance cessa d’exister en 1877. Sous l’influence de la théorie de Marx-Engels, ces idées reprirent vie au début des années quatre-vingt. Ce furent des membres du Partage Noir qui, en 1883, se rassemblèrent à l’étranger sous le nom de « Groupe de la libération du travail » (Plekhanov, Axelrod, Deutsch, Vera Zassoulitch). Ils devinrent les plus ardents représentants des idées marxistes en Russie. Ce n’est pas sans ironie que, peu auparavant — en 1880 —, Marx avait dépeint, dans une lettre à Sorge, ses futurs disciples enthousiastes en ces termes peu amicaux : Ils constituent, en opposition aux terroristes qui mettent leurs têtes en jeu, le soi-disant parti de la Propagande (pour faire de la propagande en Russie, ils filent à Genève ! Quel quiproquo !). Ces messieurs sont contre toute action politique révolutionnaire. La Russie doit taire le saut périlleux dans un millénium athéisto-communisto-anarchiste ! En attendant ils préparent ce saut par un ennuyeux doctrinarisme dont les soi-disant principes courent la rue depuis feu Bakounine.
[12]
En 1898 est fondé à Minsk le parti social-démocrate, après qu’eut pris naissance en 1897 le « Bund », parti russo-juif d’idéologie fédéraliste qui devait jouer un rôle très important [13].
Le programme des social-démocrates n’était aucunement un programme socialiste et il contenait exclusivement des revendications de nature démocratique bourgeoise. La révolution imminente ne pourrait être qu’une révolution bourgeoise. Un mouvement socialiste parmi des millions de paysans était chose impossible. Seule la révolution bourgeoise, par l’instauration définitive de la propriété privée et l’abolition de la possession communale du sol, par l’expropriation des petits paysans et l’accélération de la naissance du prolétariat rural, permettrait de créer le terrain favorable à la propagande socialiste. Dans une première phase il faudrait combattre pour le libre développement du capitalisme, contre l’absolutisme et pour les libertés démocratiques. Le capitalisme lui-même créerait alors de nouveau un prolétariat, avant-garde de la Révolution sociale, et les conditions préalables pour le mouvement politique de la classe des travailleurs. Il ne pourrait donc pas être question de conquérir le pouvoir politique pour et par le prolétariat et bien moins encore de détruire la société bourgeoise par une révolution sous le drapeau du socialisme. Les aspirations du prolétariat révolutionnaire russe pourraient donc tendre dans la pratique à ce stade de développement qui est celui du libéralisme radical-démocrate. La bourgeoisie montante serait encore révolutionnaire dans presque toutes les manifestations de son existence [14]. — Les bolchéviks ont précisément exécuté le programme marxiste jusque dans ses plus extrêmes conséquences ; non seulement ils ont lutté pour réaliser les conditions favorables à un capitalisme bourgeois, mais ils ont encore assumé la tâche de la bourgeoisie elle-même ! A la place d’un grand nombre de capitalistes est apparu un capitaliste géant : l’État bolchéviste. Le socialisme déclarait Lénine, n’est pas autre chose qu’un monopole capitaliste d’État
. A partir de 1896, l’année des premières grandes grèves, le mouvement ouvrier va prendre un grand essor qui trouvera une conclusion provisoire dans la Révolution de 1905.
Les groupes dispersés qui continuaient à défendre les idées de la Volonté du Peuple connurent un renouveau d’activité et en 1901 s’organisèrent en Parti Socialiste Révolutionnaire. Une nouvelle période de terrorisme va commencer dans la direction d’un « comité de lutte » spécial. Le parti SR se considérait lui-même comme l’héritier de la Volonté du Peuple. Son programme n’avait rien de « provisoirement » bourgeois. Il ne voulait pas commencer par aider les exploiteurs à prendre le pouvoir, mais il réclamait au contraire la Révolution immédiate. Certes, il exigeait aussi les libertés politiques et c’était précisément le devoir du parti de lutter pour une démocratisation du régime politique. Au point de vue économique son programme était profondément fédéraliste. La révolution agraire ne devait pas apporter la nationalisation mais la socialisation de toutes les terres, c’est-à-dire que le droit de propriété et celui d’administration étaient remis aux organismes centraux locaux d’autogestion populaire. Malgré son caractère surtout paysan, le parti, contrairement à la social-démocratie, reconnaissait l’importance des syndicats et insistait sur leur rôle dans le système de production de la nouvelle société. Le parti mettait en outre en garde contre le socialisme d’État : d’une part, en effet, en tant que système de demi-réformes il sert à endormir la classe des travailleurs, et il apparaît d’autre part comme un type particulier du capitalisme d’État puisqu’il concentre les diverses branches de la production et du commerce dans les mains de la bureaucratie au pouvoir pour favoriser les intérêts financiers et politiques de celle-ci. (En 1905 les socialistes- révolutionnaires à tendance anarchiste plus marquée firent scission, prirent le nom de Maximalistes, et quand le parti en novembre 1917 se scinda en une droite et une gauche, ils s’unirent à cette dernière, ce qui toutefois entraîna une nouvelle scission chez les Maximalistes).
Au début du siècle, le mouvement anarchiste qui se rattache directement au Partage Noir réapparaît avec plus de force. Il existe un grand nombre de groupes et centres de propagande dans les villes comme dans les campagnes. On édite des œuvres de Bakounine, de Kropotkine, des brochures et des tracts. L’état d’esprit qui caractérise cette dernière période du mouvement révolutionnaire russe est, comme le fait remarquer Masaryk, incontestablement anarchiste. Kropotkine exerce la plus grande influence. Après 1905, la réaction s’installe et contraint tous les révolutionnaires qui veulent échapper à la prison ou à la déportation à fuir à l’étranger. En Suisse, à Paris et à Londres se constituent des groupes anarchistes et paraissent des publications théoriques. Un important mouvement anarchiste russe prend naissance aux États-Unis d’Amérique : la « Fédération des unions de travailleurs russes » dont l’organe est Golos Truda (La voix du travail) ; c’est un mouvement anarcho-syndicaliste. Quand éclata la Révolution de Février un grand nombre de ces anarchistes rentrèrent en Russie en même temps que les émigrés de Paris et de Londres, pour participer à cette révolution. Ils fondèrent la maison d’édition et l’imprimerie « Golos Truda » et firent paraître un journal du même nom. Kropotkine a, en 1905, résumé en ces termes la mission des anarchistes dans la Révolution russe : Nous devons essayer d’agir pour sauvegarder l’autonomie communale et l’initiative personnelle, et cela d’autant plus que tous les autres partis interviennent pour créer un gouvernement fort, pour instituer un socialisme d’État qui équivaut à étouffer toute autonomie communale et à détruire toute initiative personnelle... La Révolution du peuple en Russie sera toujours de tendance anarchiste ; elle ne s’arrêtera pas à mi-chemin comme le souhaitent les théoriciens qui s’empressent d’ordonner : jusque là et pas plus loin ! Et ce
[15].pas plus loin
signifie toujours pour eux le moment où la puissance de l’État passera aux mains de leur parti... Prêcher la haine du peuple contre l’État, ce fut toujours le rôle historique des anarchistes, et ce sera encore leur rôle dans la Révolution russe et pendant cette Révolution