En 1929, je pris part à un congrès syndical inter-américain à Buenos Aires, en tant que représentant de l’internationale syndicale. C’était la FORA, la Fédération ouvrière régionale argentine, qui avait organisé ce congrès. La FORA était le plus ancien syndicat du pays et était de tendance anarchiste ; elle avait publié pendant, vingt ans le quotidien La Protesta. De nombreux migrants espagnols et italiens — entre autres Malatesta, célèbre disciple de Bakounine — avaient introduit, l’anarchisme en Argentine. Ici, et dans les autres pays d’Amérique latine, Proudhon, Bakounine et Kropotkine furent connus avant Marx et Engels.
On ne parla pas de conquête du pouvoir politique durant le congrès, mais seulement des intérêts économiques, sociaux et culturels des ouvriers et paysans, qui, selon les participants, ne devaient pas s’en remettre aux politiciens mais au contraire ne compter que sur propres efforts. Les thèses de Lénine sur l’impérialisme étaient encore peu connues Amérique latine, en 1929. Dans cette assemblée d’authentiques représentants ouvriers, on parla des intérêts concrets de la classe ouvrière ; il s’agissait de la défendre contre les entreprises tant étrangères que nationales, et tout autant contre les entreprises publiques. Leurs revendications de l’époque étaient : diminution du temps de travail, à travail égal salaire égal, sans distinction de sexe ou de race, le refus du militarisme, la solidarité entre les travailleurs de tous les pays, la promotion de l’éducation ouvrière, la création d’un bureau syndical pour l’immigration, pour prévenir les inconvénients sociaux dus à une immigration désordonnée, tout comme la mise en place d’une commission pour étudier la réforme agraire et les problèmes paysans qui étaient spécifiques à chaque pays. Bien que la plupart des délégués fussent des anarchistes idéalistes, les problèmes de l’époque furent traités avec un sens profond des solutions pratiques.
L’atmosphère des réunions auxquelles je participai après le congrès en Argentine n’était pas différente de celle d’Europe. Pendant la conférence que je donnai à des ouvriers du rail français venus construire une ligne de chemin de fer, il y eut une panne de courant. Je continuai à parler dans l’obscurité, mais l’animateur de la séance éclairait mon visage à la lampe de poche, afin que l’auditoire puisse au moins voir l’orateur. Durant cette réunion, les Français présents m’apprirent que le niveau de vie de l’ouvrier argentin n’était pas inférieur à celui des Français. La consommation de viande y était plus forte qu’en France, et l’absence dans les appartements de vénérables vieux meubles n’était pas ressentie comme un manque. Je ne rencontrai aucun analphabète durant mon voyage à travers le pays.
Il y avait des bibliothèques populaires dans toutes les petites villes, et des troupes de théâtre ambulantes visitaient fréquemment les localités de province. Sans doute l’Argentine et l’Uruguay étaient-ils les deux pays les plus développés du continent, comme je pus m’en rendre compte plus tard lors de mes voyages à travers les autres pays d’Amérique latine.
A Rosario, je vécus quelque temps dans la maison de mon ami Diego Abad de Santillán, que j’avais connu à Berlin où il avait étudié, et qui avait épousé la fille de Fritz Kater, le président de la Freien Arbeiter Union. Né en Espagne, il sera un temps ministre de l’Economie du gouvernement de Catalogne durant la guerre civile espagnole.