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Michel Bakounine, une ébauche de biographie - Chapitre IV

jeudi 20 août 2020, par James Guillaume (Domaine public)

Conduit dans la forteresse de Königstein (Saxe), Bakounine, après de longs mois de détention préventive, fut condamné à mort le 14 janvier 1850 ; en juin, la peine fut commuée en celle de la détention perpétuelle, et en même temps le prisonnier fut livré à l’Autriche qui le réclamait. En Autriche, il fut d’abord détenu à Prague, et ensuite (mars 1851) dans la citadelle d’Olmütz, où le 15 mai 1851 il fut condamné à être pendu ; mais de nouveau la peine fut commuée en détention perpétuelle. Dans les prisons autrichiennes, Bakounine avait été traité d’une façon très dure : il avait les fers aux pieds et aux mains, et même, à Olmütz, il était enchaîné à la muraille par la ceinture.

L’Autriche le livra au gouvernement russe peu après sa condamnation. En Russie, il fut enfermé à la forteresse de Pierre-et-Paul, dans le « ravelin d’Alexis ». Au début de sa captivité, le comte Orlof vint lui dire que le tsar Nicolas demandait de lui une confession écrite. Bakounine, réfléchissant (lettre à Herzen, 8 décembre 1860, Irkoutsk) qu’il se trouvait au pouvoir d’un ours, et que d’ailleurs, tous ses actes étant parfaitement connus, il n’avait plus de secret à révéler, se décida à écrire ; dans sa lettre il disait au tsar : Vous désirez avoir ma confession ; mais vous ne devez pas ignorer que le pénitent n’est pas obligé de confesser les péchés d’autrui. Je n’ai de sauf que l’honneur, et la conscience de n’avoir jamais trahi personne qui ait voulu se fier à moi, et c’est pourquoi je ne vous donnerai pas de noms. Lorsque Nicolas eut lu la lettre de Bakounine, raconte Herzen (Œuvres posthumes), il dit : C’est un brave garçon, plein d’esprit ; mais c’est un homme dangereux, il faut le garder sous les verrous.

Au commencement de la guerre de Crimée, la forteresse de Pierre-et-Paul pouvant se trouver exposée à être bombardée et prise par les Anglais, on transféra le prisonnier à Schlüsselbourg (1854) : là, il fut atteint du scorbut, et toutes ses dents tombèrent. Voici ce que l’auteur de la présente notice a écrit, au lendemain de la mort de Bakounine, d’après des souvenirs recueillis de la bouche de celui-ci, sur cette dernière période de sa captivité : L’atroce régime de la prison avait complètement délabré son estomac ; vers la fin, nous a-t-il raconté, il avait pris en dégoût tous les aliments, et en était arrivé à se nourrir exclusivement de choux aigres hachés (chtchi). Mais si le corps s’affaiblissait, l’esprit restait inflexible. Il craignait une chose par-dessus tout : c’était de se trouver un jour amené, par l’action débilitante de la prison, à l’état d’abêtissement dont Silvio Pellico offre un type si connu ; il craignait de cesser de haïr, de sentir s’éteindre dans son cœur le sentiment de révolte qui le soutenait, et d’en arriver à pardonner à ses bourreaux et à se résigner à son sort. Mais cette crainte était superflue ; son énergie ne l’abandonna pas un seul jour, et il sortit de son cachot le même homme qu’il y était entré. Il nous a raconté aussi que pour distraire les longs ennuis de sa solitude, il aimait à repasser dans son esprit la légende de Prométhée, le titan bienfaiteur des hommes, enchaîné sur un rocher du Caucase par les ordres du tsar de l’Olympe ; il songeait à la dramatiser, et nous avons retenu la mélodie douce et plaintive, composée par lui, du chœur des nymphes de l’Océan venant apporter leurs consolations à la victime des vengeances de Jupiter. (Bulletin de la Fédération jurassienne de l’Internationale, supplément au numéro du 9 juillet 1876.)

À la mort de Nicolas, on put espérer que le changement de règne apporterait quelque adoucissement à la situation de l’indomptable révolutionnaire : mais Alexandre II effaça de sa propre main le nom de Bakounine de la liste des amnistiés. La mère du prisonnier s’étant présentée au nouveau tsar, un mois plus tard, pour le supplier de lui accorder la grâce de son fils, l’autocrate répondit : Sachez, madame, que tant que votre fils vivra, il ne pourra jamais être libre. La captivité de Bakounine se prolongea deux ans encore après la mort de Nicolas ; Alexandre restait sourd à toutes les prières qui lui étaient adressées. Un jour, le tsar, tenant à la main la lettre que Michel Bakounine avait écrite en 1851 à Nicolas, aborda le prince Gortchakof, ministre des affaires étrangères, en lui disant : Mais je ne vois pas le moindre repentir dans cette lettre ! Enfin, en mars 1867, Alexandre se laissa fléchir, et consentit à transformer la prison perpétuelle en exil en Sibérie.

Bakounine fut interné à Tomsk. Il s’y maria, vers la fin de 1858, avec une jeune Polonaise, Antonie Kwiatkowska ; bientôt après, par l’intervention de son parent du côté maternel, Mouravief-Amoursky, gouverneur de la Sibérie Orientale, il put aller résider à Irkoutsk (mars 1859), où il entra au service de la compagnie de l’Amour, puis d’une entreprise de mines. Il espérait obtenir bientôt sa libération et revenir en Russie ; mais Mouravief s’étant vu obligé d’abandonner son poste devant l’opposition que lui faisait la bureaucratie, Bakounine comprit qu’il ne lui restait plus qu’un moyen de devenir libre : l’évasion. Quittant Irkoutsk (5/17 juin 1861) sous le prétexte d’un voyage d’affaires et d’études autorisé par le gouvernement, comme représentant d’un négociant nommé Sabachnikof, il atteignit Nikolaïevsk-sur-l’Amour (juillet) ; là il s’embarqua sur un vaisseau de l’État, le Strelck, allant à De-Kastri, port situé plus au sud, puis réussit à passer, sans éveiller de soupçons, sur un navire marchand, le Vikera, qui le conduisit au Japon, à Hakodadi ; de là il gagna Yokohama, ensuite San Francisco (octobre) et New York (novembre), et le 27 décembre 1861 il arrivait à Londres, où il fut reçu comme un frère par Herzen et Ogaref.