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La société sans Etat - Nos problèmes

vendredi 14 octobre 2022, par Giovanna Berneri (CC by-nc-sa)

Dans les temps catastrophiques actuels, nous, anarchistes, ne nous limitons pas à l’œuvre négative de la critique pure. La critique est très facile, car la matière abonde.

Nous nous efforçons au contraire d’indiquer des solutions possibles pour chaque problème qui se présente, en montrant en même temps quels sont les groupements conservateurs ou réactionnaires à qui l’État, a enlevé la capacité d’examiner librement les faits qui s’opposent à leur réalisation. Et pour cela, nous nous proposons surtout de ressusciter la volonté chez les hommes et les femmes et des libres initiatives avec lesquelles ils inscriraient leur œuvre dans les faits.

Nous voulons parvenir à ce que tous recommencent à réfléchir. Ainsi, ils s’apercevront qu’on obtient toujours et seulement en proportion de ce que l’on sait exiger et accomplir.

L’histoire des prisonniers et des militaires libérés l’enseigne. Si les hommes des partis et du gouvernement se sont intéressés à cette catégorie de citoyens qui n’ont aucun droit particulier vis-à-vis de tant d’autres qui ont souffert autant et souvent plus encore de la guerre, c’est parce qu’ils menacent et agissent. Les sinistrés, les chômeurs, les déportés, les innombrables faméliques qui serrent leur ceinture ou se prostituent, vendent et achètent au marché noir sont oubliés précisément parce qu’ils souffrent en silence, parce qu’ils prennent leur mal en patience.

Au lieu d’affronter le problème et de donner, aux dépens de la communauté, à manger à tous les chômeurs sans distinction, nos messieurs commettront probablement l’injustice d’enlever leurs places à des hommes (et à des femmes surtout) qui ne peuvent s’en passer, pour les donner aux turbulents militaires et prisonniers libérés.

Dans l’énorme tâche de reconstruction de la vie civile, les problèmes sont infinis. Mais quel que soit celui qui se présente, il est immédiatement possible d’y trouver une solution anarchiste, qui est d’ailleurs vraiment la seule et qui, au moins, a le mérite de n’être pas dilatoire.

Il serait, certes, utile d’exposer ici nos idées sur ces solutions, mais cet énoncé deviendrait excessivement long. Aussi nous n’indiquerons parmi eux que les principaux.

Premièrement : le désarmement.

Nous autres, anarchistes, passons souvent pour des gens violents, parce que lorsqu’on tente de nous en imposer par la force, nous répondons généralement du tac au tac. Mais nous pensons, au contraire, avec plus de résolution que quiconque et avec plus de sincérité qu’il est temps d’en finir avec l’usage organisé des armes. Nous le pensons avec beaucoup plus de force pour ce qui nous regarde tous, en tant que collectivité nationale. Car il est clair que des dépenses militaires ont absorbé la majeure partie du travail de quatre générations, rendant impossible la construction de maisons, d’écoles, de routes, d’hôpitaux, de bibliothèques, de théâtres, de chemins de fer, sans lesquels nous n’aurons jamais une teneur moyenne de vie définissable.

Aujourd’hui, plus que jamais, les dépenses militaires apparaissent plus qu’inutiles, nuisibles même. Pourtant, personne n’a le courage d’en proposer ni d’en exiger à grands cris la suppression totale. A quoi servent maintenant l’armée, la marine, l’aviation ? D’abord, le fait de nous avoir engagés dans cette stupide guerre de la puce contre l’éléphant est une démonstration patente de l’incapacité professionnelle des grands chefs militaires. Mais quand bien même ils seraient des génies, à quoi peuvent-ils nous servir ? Toute somme enlevée à une tâche constructive est aujourd’hui un délit contre le peuple.

Cela suffit certainement, sans y ajouter — ce qui serait bien facile — le poids énorme de la barbarie et des atrocités que les militaires professionnels cultivent chez nos fils, le déchaînement d’instincts bestiaux et la perte de millions de vies et les destructions que la guerre porte en elle.

Un seul remède, définitif : au diable les généraux et les amiraux ! et proclamons la neutralité perpétuelle de notre pays. Cela, dans le pire des cas, ne nous exposera jamais aux dommages atroces auxquels nous a conduits le fait d’être armés.

Deuxièmement : réaliser la liberté de conscience.

On nous fait le reproche d’être anticléricaux, et nous le sommes. Parce que nous voyons le clergé s’autoriser de son autorité sur les esprits simplistes pour les diriger vers des fins politiques de conservation sociale, quand elles ne sont pas de nette réaction. Nous sommes même plus qu’anticléricaux, persuadés que toutes les religions révélées sont un obstacle à la marche éternelle des hommes vers de nouvelles et meilleures formes de vie.

Mais nous croyons à la liberté. Et nous ne préconisons pas la violence physique ni la violence légale contre les Eglises. Au contraire, c’est seulement à la liberté de religion, à la liberté effective que nous demandons de réduire l’influence sociale des Eglises dans les limites correspondantes à la volonté de ceux qui y participent.

Aujourd’hui, en Italie, avec tous les prêtres payés par l’État, il est trop facile à l’Église catholique d’établir, à travers ses évêchés et ses paroisses, un réseau ténu d’interventions qui lui permet de pénétrer dans les familles, dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les communes, partout. Cette intervention silencieuse est une des plus grandes offenses que subit la liberté des Italiens.

Le peuple vit entouré matériellement des institutions de l’Eglise catholique ; il les trouve autour de lui en naissant, à son mariage et à sa mort. Et du moment qu’elles ne lui coûtent rien directement, et que les prêtres prennent attentivement soin d’empêcher toute renaissance d’esprit critique, elles lui apparaissent comme une partie nécessaire et constitutive de la société, du même type que le gouvernement.

Il n’y a pas une participation libre et volontaire du peuple à l’institution et à la gestion des Eglises. Elles s’imposent grâce à la passivité du peuple, et c’est tout.

Nous demandons donc, pour protéger la liberté religieuse de chacun, qu’il ne soit plus accordé de subventions publiques à aucune Eglise particulière, qu’elle soit catholique, protestante, juive ou musulmane. Que chacune d’elles assure sa propre existence par les contributions directes de ses fidèles. En dénonçant le Concordat signé par Mussolini et de Pape, il sera ainsi fait un premier pas vers notre intégrale et effective liberté religieuse.

Troisièmement : supprimer la ségrégation sociale des femmes.

Tout le monde a dit : « Accordons le droit de vote aux femmes ». Il semble que par là on s’achemine — par quelque miraculeuse cause cachée — vers leur parité sociale avec l’homme. Mais, en réalité, si le cadre social actuel ne change pas, la femme restera toujours subordonnée à son mari et à ses fils, sujette du prêtre, esclave des habitudes et des préjugés. Voter sera pour elle une autre forme d’obéissance. Il n’en adviendra rien de bon ni pour le pays ni pour les femmes.

Il faudra bien autre chose. Et nous sommes les seuls, nous anarchistes, à avoir le courage d’en parler.

Avant tout, il faut libérer la femme de la tutelle du prêtre. Sans cela, rien n’est possible : là se trouve l’aspect particulièrement italien du problème. Le prêtre maintient l’esprit des femmes dans un état de débilité et d’assujettissement par l’idée superstitieuse d’un Dieu avec barbe et baguette, qui voit tout et pourvoit à tout — ce pourquoi il est inutile de nous occuper de chercher mieux — d’un bien-être individuel que nous trouverons après la mort, en vue de laquelle on doit accepter avec résignation les tristesses, les misères et les injustices de la vie présente.

La femme croit s’appuyer sur Dieu. En réalité, elle s’appuie sur le prêtre et se laisse guider par lui dans toutes ses actions, car la pratique du confessionnal donne l’habitude de l’obéissance indiscutée, sous la menace de l’enfer qui enlève la volonté d’agir. Le prêtre est l’ennemi le plus décidé de la liberté de la femme, parce qu’il est le plus intéressé à lui conserver sa mise à l’écart de la vie sociale. De fait, l’Eglise trouve dans la femme son majeur soutien. Et l’action de l’Eglise, dans tous les domaines, nous la trouvons toujours devant nous — comme un obstacle difficile à surmonter parce que son vrai siège se trouve dans l’inertie des femmes mêmes — chaque fois que l’on formule pour les femmes une proposition concrète de libération.

Dans ce cadre antiecclésitastique, il faut diffuser le contrôle des naissances, c’est-à-dire la volonté de la limitation consciente du nombre des enfants, surtout dans les régions où à la forte natalité répond une très forte mortalité infantile, où toutes les femmes, déjà flétries à trente ans par les maternités excessives, restent esclaves de la chaîne d’enfants qui naissent et meurent continuellement, sans que de leur sacrifice découle le moindre profit social.

Mais qui ose parler d’une libre propagande des moyens antifécondatifs propres à renforcer la famille et non à la détruire, en opposant aux objections des catholiques les mille raisons qui nous apparaissent impératives ?

Enfin, il faut libérer la femme de la servitude du mariage, comme il est aujourd’hui établi et pratiqué.

Personne, peut-être, n’a de la famille un concept aussi élevé que les anarchistes, qui voient en elle le premier noyau social autour duquel toute la vie collective peut se construire en liberté. Mais il faut que dans la famille la femme devienne et reste égale à l’homme.

il est nécessaire que le mariage n’apparaisse pas à la femme seulement comme un moyen d’assurer son existence, mais comme le gai chemin de l’amour et de la maternité. Dans une famille digne de ce nom, la femme ne doit pas être obligée de dépendre du bon plaisir de l’homme qui, en assumant l’entretien, la maintient enchaînée.

Et il faut aussi que la femme et l’homme puissent faire et défaire leur union à volonté. Ainsi se cimente, en liberté, l’unité de la famille, qui doit être avant tout unité des cœurs. En fait, n’y a pas de famille là où la loi oblige à cohabiter deux êtres entre lesquels l’amour a disparu et qui soutiennent la vie conjugale en la faisant de mensonges et de duperies. L’union et la séparation doivent être entièrement libres. L’intervention sociale doit se réduire au simple enregistrement de l’état civil, sans autre formalité.

Voilà ce que nous pensons. Mais, même sans arriver jusque là, qui ose proposer au moins, dans cette Italie dominée par la toute-puissante Eglise catholique, que l’on donne aux femmes une éducation professionnelle complète, laquelle est admise en fait pour tous les métiers, qu’à travail égal elles aient le même salaire que les hommes — de façon qu’elles puissent se trouver avant leur mariage en état d’indépendance économique — et que l’on rende possible pour tous le divorce, sans longs et coûteux procès ?

Quatrièmement : abolir la servitude du salariat.

Voilà la cause, évidente ou lointaine, de presque tous les maux de notre vie sociale et de l’attitude passive et souvent lâche d’une grande partie des travailleurs.

Leur subordination, leur obéissance au pouvoir aux mille tentacules, viennent de la peur de ne pas pouvoir — en perdant leur salaire — subvenir aux besoins élémentaires de la vie. La crainte de perdre la vie conduit à la perte de la liberté. Et pour anéantir cette crainte, il n’y a qu’un moyen : détacher la satisfaction des besoins élémentaires du salaire, c’est-à-dire du travail même.

Tant que les hommes et les femmes n’auront pas le minimum vital assuré par la communauté dans laquelle ils vivent, par le seul fait qu’ils existent — indépendamment de leur intelligence, de leur capacité de travail et de toute autre considération — on ne pourra jamais penser à mettre en route une société d’hommes libres.

Et, par contre, ainsi éliminée la peur physiologique du lendemain, le travail de tous, l’entière compétition qu’est la vie sociale, perdront les réminiscences animales qui, aujourd’hui, conduisent à la servitude des uns et à la prédominance des autres.

La liberté sera effective, l’originalité sans danger. Personne n’aura plus à certains moments, comme il arrive aujourd’hui, des sentiments sordides.

Mais qui affronte le problème, en dehors des philanthropes qui le voient sous l’angle de la bienfaisance, laquelle sanctionne et réaffirme, dans l’acte même du don, l’infériorité sociale de celui qui reçoit ?