Frans Masereel est un artiste qui a su admirablement mettre une technique très ancienne (la gravure sur bois) au service d’idées modernes (pacifisme, critique du monde contemporain, révolte permanente).
Il est né à Blankenberge en Belgique en 1889. Issu de la bourgeoisie flamande, il fait de brèves études aux Beaux-Arts de Gand puis vient à Paris en 1909. Il donne ses premiers dessins à L’Assiette au beurre dont le rédacteur en chef est l’anarchiste Henri Guibeaux (1884-1938).
C’est à cette époque qu’il s’initie à la gravure sur bois. Cette forme d’art remonte à la fin du XIVe siècle. Sur une plaque de bois, un dessin est gravé à l’envers ; après encrage, on peut reproduire le dessin sur un support. Pour les artistes, la gravure est un langage plus puissant que le dessin. Les gravures sur bois ont longtemps été l’objet d’un commerce de colportage (calendriers, almanachs). Par rapport à l’œuvre d’art unique, la gravure permet une très large diffusion. J’ai trouvé dans la gravure ce que je cherchais pour parler à des milliers d’hommes
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Frans Masereel réussit à échapper à la mobilisation générale de 1914. Il rejoint Henri Guibeaux en Suisse en 1915. Il travaille à la Croix rouge internationale comme traducteur. Il commence à fréquenter les milieux pacifistes et se lie avec l’écrivain Romain Rolland. Il réalise pour lui la couverture du texte Aux peuples assassinés puis l’édition de luxe de Liluli.
En 1916 il fonde avec Claude Le Maguet (1887-1979) une revue pacifiste Les Tablettes qui paraîtra jusqu’en 1919 (il y fera quarante-huit bois gravés). Claude Le Maguet est typographe, anarchiste et insoumis. Enfant, il a été élevé à l’orphelinat de Cempuis dirigé par le pédagogue libertaire Paul Robin. Il a été ensuite influencé par les milieux individualistes, notamment la revue L’Anarchie. Il est opposé aux conceptions pacifistes des socialistes et des bolcheviks et partage les idées de Tolstoï sur la non-violence. Après la guerre il écrira de nombreux poèmes.
Frans Masereel participe également au journal pacifiste La Feuille auquel il donne plusieurs dessins et gravures contre la guerre. Il publie en 1917 deux albums à Genève puis fonde « Les Editions du Sablier » en 1918 avec le poète René Arcos (1881-1959). C’est un internationaliste sans parti qui fondera en 1923 la revue littéraire Europe. Frans Masereel est également l’illustrateur de livres d’Emile Verhaeren, Georges Duhamel, Henri Barbusse.
Ne pouvant pas rentrer en Belgique car considéré comme réfractaire à l’armée, il se réinstalle en France en 1921. Comme tant d’autres intellectuels, il est fasciné par la Révolution russe et il restera malheureusement compagnon de route du parti communiste jusqu’à sa mort en 1972. Il fait plusieurs voyages en URSS puis en Chine et il se laissera berner par les réceptions chaleureuses qu’on lui réserve.
Son œuvre est très populaire en Allemagne. Certains de ses recueils sont tirés à 100 000 exemplaires. Ils sont bon marché, ils ont pour titres : Mon livre d’heures, Histoires sans paroles, La Ville, L’Idée.
Frans Masereel est un témoin actif de son temps. Son ami l’écrivain antifasciste autrichien Stefan Zweig dira de ses gravures qu’elles permettent à elles seules de reconstituer le monde contemporain
(1923). Les thèmes qu’il aborde sont la guerre, la solitude de l’homme, ses activités, ses peines mais aussi ses loisirs et ses amours. Son style est proche des expressionnistes allemands : les figures sont très nombreuses, les lumières sont crues, de larges masses noires occupent chaque vignette. Les légendes sont inutiles. Comme dans le film Métropolis de Fritz Lang, les foules passent hagardes au pied d’immeubles-tours aux multiples fenêtres. Bien que proche du PC, il reste critique sur le conformisme de l’art officiel soviétique. Comme son ami George Grosz (voir Soleil Noir n° 2, septembre 1990), il pense que l’art doit être action ; l’artiste ne peut rester indifférent à la question sociale. Ses gravures gardent un esprit libertaire : elles sont en faveur de l’individu, de l’amour, de la liberté et s’opposent à la force, à l’injustice, au despotisme.
Pour connaître l’œuvre de Frans Masereel, deux ouvrages seulement sont disponibles : L’Idée (éditions Nautilus, avec une préface de Michel Ragon, 100 francs) et La Ville (éditions Herscher, 120 francs).
La Ville est paru en 1925 en Allemagne. Ce livre se compose de cent bois gravés. C’est une extraordinaire suite d’images-tracts de la vie d’une grande ville à cette époque. Les thèmes les plus antagonistes défilent sous nos yeux : la fête et la mort, les pauvres et les bourgeois, le travail et les loisirs, la foule et la solitude. Dans un décor tentaculaire de rues, les visages sont grotesques ou radieux. La ville est le lieu de toutes les passions de tous les malheurs, des tumultes et des crimes.
L’Idée est paru en 1927 avec une préface d’Herman Hesse. C’était l’ouvrage préféré de Frans Masereel. Il fut très diffusé dans les milieux révolutionnaires allemands pendant la montée du fascisme. Il s’agit d’une sorte de cinéma muet en quatre vingt images. L’Idée est représentée sous la forme d’une jeune femme nue. Après sa naissance, l’Idée nouvelle inquiète car elle remet en cause l’ordre établi, sa nudité choque. La foule veut l’habiller pour éviter les différences. Si elle est révolutionnaire, l’Idée peut alors s’échapper. Traquée par la police, elle est jugée mais elle rencontre au cours d’une nuit d’amour l’homme qui va la porter. Malgré la répression, elle est diffusée par l’imprimerie, l’affiche, le tract, le téléphone...