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Frans Masereel (1889-1972)

jeudi 8 février 2024, par Philippe (CC by-nc-sa)

Frans Masereel est un artiste qui a su admira­blement mettre une technique très ancienne (la gravure sur bois) au servi­ce d’idées modernes (paci­fisme, critique du monde contemporain, révolte per­manente).

Il est né à Blankenberge en Belgique en 1889. Issu de la bourgeoisie flaman­de, il fait de brèves études aux Beaux-Arts de Gand puis vient à Paris en 1909. Il donne ses premiers dessins à L’Assiette au beurre dont le rédacteur en chef est l’anarchiste Henri Guibeaux (1884-1938).

C’est à cette époque qu’il s’initie à la gravure sur bois. Cette forme d’art remonte à la fin du XIVe siècle. Sur une plaque de bois, un des­sin est gravé à l’envers ; après encrage, on peut reproduire le dessin sur un support. Pour les artistes, la gravure est un langage plus puissant que le dessin. Les gravures sur bois ont long­temps été l’objet d’un com­merce de colportage (calen­driers, almanachs). Par rapport à l’œuvre d’art unique, la gravure permet une très large diffusion. J’ai trouvé dans la gravure ce que je cherchais pour par­ler à des milliers d’hommes.

Frans Masereel réussit à échapper à la mobilisation générale de 1914. Il rejoint Henri Guibeaux en Suisse en 1915. Il travaille à la Croix rouge internationale com­me traducteur. Il commence à fréquenter les milieux pa­cifistes et se lie avec l’écri­vain Romain Rolland. Il réa­lise pour lui la couverture du texte Aux peuples as­sassinés puis l’édition de luxe de Liluli.

En 1916 il fonde avec Clau­de Le Maguet (1887-1979) une revue pacifiste Les Tablettes qui paraîtra jusqu’en 1919 (il y fera quarante-huit bois gravés). Claude Le Maguet est typographe, anarchiste et insoumis. Enfant, il a été élevé à l’orphelinat de Cem­puis dirigé par le pédagogue libertaire Paul Robin. Il a été ensuite influencé par les milieux individualistes, no­tamment la revue L’Anar­chie. Il est opposé aux conceptions pacifistes des socialistes et des bolcheviks et partage les idées de Tolstoï sur la non-violence. Après la guerre il écrira de nom­breux poèmes.

Frans Masereel partici­pe également au journal pa­cifiste La Feuille auquel il donne plusieurs dessins et gravures contre la guerre. Il pu­blie en 1917 deux albums à Genève puis fon­de « Les Editions du Sablier » en 1918 avec le poè­te René Arcos (1881-1959). C’est un internationaliste sans parti qui fondera en 1923 la revue littéraire Eu­rope. Frans Masereel est éga­lement l’illustrateur de livres d’Emile Verhaeren, Georges Duhamel, Henri Barbusse.

Ne pouvant pas rentrer en Belgique car considéré comme réfractaire à l’ar­mée, il se réinstalle en Fran­ce en 1921. Comme tant d’autres intellectuels, il est fasciné par la Révolution russe et il restera malheu­reusement compagnon de route du parti communiste jusqu’à sa mort en 1972. Il fait plusieurs voyages en URSS puis en Chine et il se laissera berner par les ré­ceptions chaleureuses qu’on lui réserve.

Son œuvre est très po­pulaire en Allemagne. Cer­tains de ses recueils sont ti­rés à 100 000 exemplaires. Ils sont bon marché, ils ont pour titres : Mon livre d’heures, Histoires sans pa­roles, La Ville, L’Idée.

Frans Masereel est un té­moin actif de son temps. Son ami l’écrivain antifasciste autrichien Stefan Zweig di­ra de ses gravures qu’elles permettent à elles seules de reconstituer le monde contemporain (1923). Les thèmes qu’il aborde sont la guerre, la soli­tude de l’homme, ses activités, ses peines mais aussi ses loisirs et ses amours. Son style est proche des expressionnistes allemands : les fi­gures sont très nombreuses, les lumières sont crues, de larges masses noires occupent chaque vignette. Les légendes sont inutiles. Comme dans le film Métro­polis de Fritz Lang, les foules passent hagardes au pied d’immeubles-tours aux mul­tiples fenêtres. Bien que proche du PC, il reste cri­tique sur le conformisme de l’art officiel soviétique. Comme son ami George Grosz (voir Soleil Noir n° 2, septembre 1990), il pense que l’art doit être action ; l’ar­tiste ne peut rester indif­férent à la question sociale. Ses gravures gardent un es­prit libertaire : elles sont en faveur de l’individu, de l’amour, de la liberté et s’op­posent à la force, à l’injus­tice, au despotisme.

Pour connaître l’œuvre de Frans Masereel, deux ou­vrages seulement sont dis­ponibles : L’Idée (éditions Nautilus, avec une préface de Michel Ragon, 100 francs) et La Ville (éditions Her­scher, 120 francs).

La Ville est paru en 1925 en Allemagne. Ce livre se compose de cent bois gra­vés. C’est une extraordinai­re suite d’images-tracts de la vie d’une grande ville à cette époque. Les thèmes les plus antagonistes défilent sous nos yeux : la fête et la mort, les pauvres et les bour­geois, le travail et les loisirs, la foule et la solitude. Dans un décor tentaculaire de rues, les visages sont gro­tesques ou radieux. La ville est le lieu de toutes les pas­sions de tous les malheurs, des tumultes et des crimes.

L’Idée est paru en 1927 avec une préface d’Herman Hesse. C’était l’ouvrage pré­féré de Frans Masereel. Il fut très diffusé dans les mi­lieux révolutionnaires alle­mands pendant la montée du fascisme. Il s’agit d’une sor­te de cinéma muet en quatre ­vingt images. L’Idée est re­présentée sous la forme d’une jeune femme nue. Après sa naissance, l’Idée nouvelle inquiète car elle remet en cause l’ordre éta­bli, sa nudité choque. La fou­le veut l’habiller pour évi­ter les différences. Si elle est révolutionnaire, l’Idée peut alors s’échapper. Tra­quée par la police, elle est jugée mais elle rencontre au cours d’une nuit d’amour l’homme qui va la porter. Malgré la répression, elle est diffusée par l’impri­merie, l’affiche, le tract, le téléphone...

 

Voir en ligne : Frans Masereel - The City