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V - La Seconde République des Conseils (14 avril - 30 avril 1919)

vendredi 24 mai 2019, par Partage Noir (CC by-nc-sa)

Sous la direction d’un certain Aschenbrenner, les putschistes occupent la gare et attendent l’armée d’Hoffmann qui se dirige vers Munich. Mais les ouvriers ne veulent pas renoncer à la république. Spontanément la défense s’organise alors que les révolutionnaires ne disposent que de quelques fusils. Pourtant l’élan est tel qu’ils repoussent partout les soldats. A dix heures les ouvriers ont repris la gare et les principaux bâtiments. La dernière résistance vient du lycée Luipold où se sont barricadés des militaires. Sous la direction de Toller, les ouvriers l’encerclent et obtiennent la reddition des soldats tandis qu’Aschenbrenner s’enfuit sur une locomotive en emmenant ses prisonniers.

Les raisons de la victoire

Ce succès est dû à la détermination des ouvriers munichois. La majorité d’entre eux n’avaient pas une idée très nette du projet de société qu’elle souhaitait et s’en remettait souvent aux militants expérimentés mais elle était farouchement opposée au retour d’Hoffmann. Comme l’écrira Toller : Le peuple savait ce qu’il ne voulait pas mais pas ce qu’il voulait [1].

Il faut reconnaître que la résistance n’a pas été très acharnée. Les soldats n’étaient pas motivés, Toller affirme même qu’on leur avait promis 300 Marks pour trahir les conseils. Quant à la tentative de putsch, elle était impopulaire, y compris chez les militants de base du S.P.D. Les sociaux-démocrates ne se sont pas risqués à organiser des réunions de leur propre parti tant ils avaient peur d’avoir la tête brisée par leurs propres militants [2].

La république communiste

Si les conseils sont à nouveau maîtres de la ville, il semble difficile de reconstituer l’ancien Conseil central décapité par les arrestations. Les communistes tirent profit de cette situation alors qu’ils n’ont joué aucun rôle directeur pendant les combats. Le K.P.D. parvient à faire élire par les conseils d’entreprises un nouveau Conseil central entièrement contrôlé par eux. Le pouvoir réel est transféré à un comité d’action majoritairement communiste qui élit deux conseils, l’un exécutif, l’autre voué à un rôle de contrôle.

Sous la direction de l’ancien marin de Kiel, Rudolf Egelhofer, les armes sont confisquées aux bourgeois afin d’équiper les ouvriers. Leviné présente les décisions du pouvoir communiste : expropriation des banques, des véhicules, de logements, création de diverses commissions de gestions et d’un bulletin de liaison. Le parti se trouve bien sûr derrière chaque décision et les conseils perdent toute autonomie. Les mesures efficaces sont à ce prix pour le K.P.D.

La tâche principale des nouveaux dirigeants consista surtout à organiser une police - fait plutôt révélateur - sous la direction de Ferdinand Mairgünther et de Karl Erde (« Retzlaw » ) et une nouvelle armée rouge commandée par Rudolf Egelhofer. Comme le rappelle P. Broué, l’équipe de Léviné travaillait en relation avec la direction du KPD [3]. « Retzlaw » rencontre celle-ci, dûment mandaté par ses camarades munichois le 14 avril et ramène avec lui un dirigeant, Paul Frölich. Le programme de Léviné est en fait celui de la Ligue Spartakus. De plus, un ancien chef de la Ligue des soldats rouges de Berlin, Willy Budich, assiste Egelhofer dans l’organisation militaire. Les ouvriers munichois ont abandonné leur sort entre les mains d’un état-major qui condamnait peu de temps auparavant le projet d’une République des conseils !

Les communistes en profitent aussi pour régler quelques comptes. Landauer est tenu à l’écart malgré ses offres de service. Toller manque d’être arrêté car les leaders du K.P.D. le détestent mais les ouvriers s’y opposent et exigent même qu’un poste de responsabilité lui soit confié.

Une victoire militaire des conseils

Toller, qui n’a été que sous-officier d’artillerie pendant la guerre se voit confier le commandement militaire de la zone nord de Munich. Il ne tarde pas à démontrer ses capacités. En effet, Hoffmann vient de recruter quelques troupes, non sans difficultés. Les ouvriers refusent de s’engager, les paysans sont peu nombreux à le faire, quant aux soldats ils ne sont pas sûrs. Les combattants sont pour une grande partie des marginaux attirés par la forte solde. Cette armée de huit mille hommes ne va pas être très brillante. A Dachau, le 16 avril, elle rencontre les troupes commandées par Toller. Les ouvriers d’une usine de Dachau se joignent spontanément aux révolutionnaires et contribuent à la victoire. Les blancs sont écrasés mais Toller s’oppose à toute exécution sommaire de prisonniers malgré les ordres contraires d’Egelhofer. Faute de moyens, l’armée des conseils ne peut exploiter son succès et se cantonne dans la défensive, ce qui lui sera fatal.

La nouvelle République s’enlise dans les difficultés. Les communistes ne font guère mieux que leurs prédécesseurs. Des dissensions apparaissent au « gouvernement », la famine sévit à Munich à cause du blocus alimentaire. Aussi le mécontentement grandit parmi les ouvriers. Des voix se font entendre pour critiquer le K.P.D. tandis que Landauer écrit à Leviné :

Je vois dans votre œuvre, et je regrette de devoir le constater, que dans les domaines économique et intellectuel, vous ne vous y entendez pas (...) Je regrette douloureusement que ce ne soit plus qu’en moindre partie mon œuvre, une œuvre de chaleur et d’élan, de culture et de renaissance, qui est maintenant propagée [3]. Les indépendants menés par Toller s’opposent aux communistes au sein des assemblées d’entreprises en leur reprochant leur politique autoritaire.

Intervention de Berlin

Entre-temps Hoffmann tire la leçon de ses échecs répétés. Il finit par accepter l’aide du gouvernement de Berlin. Jusqu’ici, il s’y était refusé pour ne pas compromettre l’autonomie de la Bavière. C’est un véritable diktat que lui impose le responsable socialiste Noske, celui-là même qui a écrasé le soulèvement spartakiste de Berlin en se targuant du surnom de « chien sanglant » (« Bluthund »).

Le commandement général est confié au général Von Oven. Celui-ci ne doit recevoir aucun ordre du gouvernement d’Hoffmann. Noske veut éviter toute négociation de dernière minute avec les révolutionnaires. La solution prônée par les socialistes de Berlin est donc le bain de sang, clairement prémédité. Après la prise de Munich, la loi sur la Reichswehr provisoire sera étendue à la Bavière, les armées bavaroises perdront toute autonomie et seront intégrées dans l’armée nationale.

La mobilisation des troupes

Noske rassemble cent mille hommes ; des contingents de Prusse, du Wurtemberg, les restes de l’armée d’Hoffmann et surtout des corps francs qui accourent de toute l’Allemagne pour participer à la répression. Ces soldats sont excités par la propagande. Certains leaders des conseils ont le malheur d’être étrangers (on surnomme Leviné et Levien « les Russes ») et d’origine juive comme Leviné ou Landauer, ce qui accroît la haine des contre-révolutionnaires. On raconte des atrocités imaginaires pour être sûr qu’il n’y ait pas de clémence.

 

 

La répression

Au sein des conseils rien ne va plus. La dernière assemblée des conseils, le 27 avril, est agitée. On y critique l’autoritarisme des communistes. Après avoir obtenu leur démission, les ouvriers désignent de nouveaux responsables. Ce nouveau gouvernement n’aura pas le temps, hélas !, de faire ses preuves. La ville de Munich est complètement encerclée à la fin du mois d’avril.

Jusqu’au 2 mai les révolutionnaires opposent une résistance acharnée, maison par maison. Dans le centre de la ville, des bourgeois et des étudiants, enhardis par la progression des blancs, reprennent les bâtiments administratifs aux ouvriers. Gustav Regler, témoin des combats, affirme que Toller aurait commis une erreur stratégique en oubliant de protéger le marais de Dachau, ce qui aurait permis de couvrir la retraite de ses hommes. Cette hésitation aurait livré au massacre des milliers d’ouvriers. Est-ce bien sûr ? Les moyens utilisés par l’ennemi étaient considérables et il n’est pas sûr que les ouvriers munichois auraient abandonné leurs familles pour s’enfuir à travers une campagne hostile, entouré par une armée cent fois supérieure...

La répression est atroce. On fusille à tour de bras les prisonniers. Landauer est arrêté dans la maison d’Eisner et battu à mort par la soldatesque. Une fin atroce pour l’apôtre pacifique de la Révolution. Egelhofer est liquidé tout aussi sommairement. Quant à Marut/Traven, il échappe de peu au même sort. Un de ses amis raconte : (...) on lui a passé les menottes avec un autre condamné et on les a poussés dans un camion pour les emmener fusiller. La porte arrière du fourgon n’était pas bien fermée. Ils ont réussi à l’ouvrir et ils ont sauté. L’autre est mort sur le coup. Traven s’est acharné jusqu’à arracher son poignet de la menotte et a pu s’enfuir... . Les soldats et les bourgeois armés violent et humilient les femmes, tirent sur les prisonniers au bas-ventre pour prolonger leurs souffrances et dépouillent les cadavres. Le bilan de ces journées est de 700 morts, peut-être mille, enterrés dans des fosses communes faute de place. C’est une « bavure » qui met fin au carnage, 21 membres d’une association catholique ayant été assassinés par « erreur », la soldatesque doit accepter de présenter ses prisonniers à la justice au lieu de les assassiner sommairement.

Satisfait de la répression, Noske envoie le télégramme suivant au commandant de l’armée : Je vous exprime mon entière reconnaissance ainsi que mes meilleurs remerciements aux troupes pour la conduite pleine de précaution et couronnée de succès des opérations de Munich [4].

Plus tard on tentera de justifier ces massacres par l’exécution de sept otages, seul fait pouvant être imputé aux conseils. Ces otages appartenaient à la société d’extrême droite Thulé (dont étaient membres de futurs nazis comme Rudolf Hess ou Rosenberg et l’assassin d’Eisner). Trouvés porteurs de faux tampons et papiers de la République des conseils, ils avaient été arrêtés, à juste titre, pour espionnage. Excédé par les atrocités commises par les blancs, le commandant du lycée Luipold ordonna de les fusiller malgré les protestations de l’assemblée des Conseils.

Comme lors de la Commune de Paris ou en Hongrie, ces morts serviront à justifier des massacres cent fois supérieurs. On retrouve aujourd’hui dans presque tous les ouvrages évoquant la République des conseils cette arithmétique surprenante. Comme disait Albert Camus : Il n’y a pas d’équivalence dans le monde de la puissance et les maîtres calculent avec usure le prix de leur propre sang [5]. Ce qui est certain, c’est que les massacres avaient commencé bien avant l’exécution des otages. Ceux-ci ne peuvent donc servir d’explication. Il s’agit plutôt d’une décision délibérée de décimer le mouvement révolutionnaire comme à Berlin en janvier 1919 et comme en Hongrie un peu plus tard, en août 1919 (plus de 5 000 victimes, parfois dans des conditions atroces : viols au fer rouge, mutilations...). En étudiant cet épisode sanglant, l’historien allemand Sébastian Haffner a raison d’écarter les explications habituelles de « dérapage » ou « d’accident » (que l’on utilise aussi pour justifier la répression contre la Commune de Paris). Ce fut, par exemple, le lynchage de Landauer, non pas dans un moment de rage, mais lors d’une espèce de fête de la victoire et parmi des cris de joie. [6]. Les Terreurs blanches attendent toujours leur historien.

 

Groupe autour de Mühsam à la prison d’Ansbach en 1919.

 

Après la justice sommaire commence la justice légale. Leviné et un autre révolutionnaire, Seidel, sont condamnés à mort et exécutés deux jours plus tard, le 5 juin après une parodie de procès. Les autres prisonniers (184 au total) comme Mühsam ou Toller reçoivent de lourdes peines de prison qu’ils purgeront dans la forteresse de Niederschönenfeld. La plupart d’entre eux bénéficieront de l’amnistie prévue pour Hitler en 1924 après son putsch. Quelques années plus tard, Erich Mühsam lancera un appel à son ami Ret Marut pour obtenir des nouvelles de lui. En vain (voir ce texte en annexe). Après s’être enfui à travers l’Europe, le révolutionnaire allemand a commencé incognito une carrière d’écrivain au Mexique...


[1E. Toller : Une jeunesse en Allemagne, Lausanne, Suisse, 1974, p. 110

[2R. Meyer-Léviné : op. cit., pp.172-173

[3E. Toller : op. cit., p. 148

[4E. Toller : op. cit., p. 194

[5A. Camus : L’homme révolté, Paris, 1972, p. 141

[6S. Haffner : Allemagne, 1918, Une révolution trahie, Bruxelles, 2001, p. 177