Tant que le mouvement socialiste moderne ne fut pas parlementaire, il eut un caractère antimilitariste et révolutionnaire. La première internationale, l’Association Internationale des Travailleurs fut la première grande tentative ayant pour but la réunion des travailleurs de tous les pays sous la bannière de la lutte de classe, et la libération de l’esclavage du travail. Son idée motrice était que la libération des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes et son arme, la solidarité économique. Elle aspirait à l’émancipation du travail, et par cette émancipation, elle entendait l’égalité économique sans laquelle la liberté politique n’est qu’une trompeuse apparence. Elle déclarait aussi que cette libération ne peut être ni locale, ni nationale, mais internationale, et c’est pourquoi elle appelait les travailleurs à la bataille et à la solidarité internationale. A partir de ce moment, les travailleurs ne devraient plus avoir l’autre patrie que la grande Fédération des Travailleurs du monde entier.
Cet état d’esprit révolutionnaire, cet appel à la force et à la solidarité économique des travailleurs et à l’action directe se montra alors au troisième Congrès de l’Internationale, qui se tint à Bruxelles en 1868, et où fut débattue la question de la guerre. On déposa une résolution dans laquelle il était dit qu’il n’y a qu’une classe qui ait la force et la réelle volonté de mener le combat contre la guerre : la classe ouvrière, et que le seul moyen efficace de s’opposer à la guerre est la cessation du travail, c’est-à-dire la grève générale.
Malheureusement, ce chemin ne fut pas suivi bien longtemps. Lorsqu’aux Congrès de Bruxelles en 1891 et de Zurich en 1893 Domela Nieuwenhuis déposa une résolution en faveur de la proclamation de la grève générale en cas de guerre, on le traita d’utopiste et d’exalté et on déclara que cette résolution n’était que de la phraséologie.
En vain Domela Nieuwenhuis remarquer que sa résolution était en accord avec la conception originelle de l’Internationale et que le vague utopisme dont on lui faisait grief, tandis qu’il en appelait à la classe ouvrière, trouvait plutôt son expression dans la résolution allemande qui rendait la bourgeoisie irresponsable de la guerre. Si l’on y avait chanté les mots de social-démocratie et de social-démocrate par Christ et Christianisme, de l’Armée du Salut ou du Pape, on eût pu être très vite d’accord à ce sujet. La grève générale est une stupidité générale
, disait-on couramment dans la social-démocratie de l’époque. L’unique moyen de parvenir au but était de travailler à ce que les gens arrivassent dans les casernes déjà comme socialistes. On ne semblait pas comprendre que le socialisme et la caserne fussent deux choses particulièrement inconciliables : de même qu’aujourd’hui encore il y a des gens qui s’enthousiasment pour un militarisme prolétarien
Scensa, le représentant de l’Australie, fit voir un autre état d’esprit.
Avec la France et la Norvège, ce fut le seul pays qui vota pour la résolution hollandaise. Je ne peux comprendre, disait-il, que des frères puissent se laisser commander à se déchirer réciproquement. Si l’on me commandait de tels meurtres, je serais le premier à abattre celui qui me les ordonnerait. En conséquence, je vote pour la résolution hollandaise.
Bien que cette conception ne représentât pas le point de vue tolstoïen de la non résistance absolue à la force. (Domela Nieuwenhuis n’a d’ailleurs jamais représenté un tel point de vue.) Elle était pourtant plus révolutionnaire et réellement plus antimilitariste que la conception opportuniste de la social-démocratie allemande.
La social-démocratie s’était finalement si complétement adaptée au système entier de l’État capitaliste qu’elle formait véritablement partie intégrante de cet État, et sa tactique entière se réduisant exclusivement à agrandir cette influence, c’était une impossibilité absolue qu’elle puisse prendre position un beau jour contre cet État. Ce fut la conception de l’État de Marx qui la fit quitter le chemin suivi par lui et de plus en plus la relia étroitement et exclusivement à la politique parlementaire et à la lutte de classe « parlementaire inconciliable » avec une tactique antimilitariste conséquente.
L’apothéose de la conquête du pouvoir politique eut lieu le 1er août 1914, qui prouva que dans la lutte que l’Internationale anti-autoritaire avait conduit sous le drapeau de Bakounine confie Marx, c’est Bakounine qui avait raison. L’Internationale anti-autoritaire pouvait continuer la tradition originelle de la première internationale, parce qu’elle se détourna toujours par principe de la politique parlementaire, parce qu’elle ne veut conquérir aucun État centraliste pour introduire le socialisme dictatorial mais elle considérait que le premier devoir du prolétaire était de détruire cet État (si elle reconnaissait aussi un centralisme économique) et n’attendait pas d’autre salut que de l’organisation économique des travailleurs eux-mêmes. En face du rationalisme prépondérant et du machinisme de l’auto-développement des relations économiques, l’anarchisme et le syndicalisme originels ont toujours soutenu l’élément psychique, la volonté créatrice. La tradition antimilitariste révolutionnaire originelle connue seulement par les anarchistes et les syndicalistes, pour qui l’antimilitarisme n’était pas qu’une méthode tactique mais une partie de leur conception du monde et qui sentaient que le militarisme portait l’offense la plus aiguë à la personnalité humaine, fut en conséquence continuée.
Lorsqu’au début de ce siècle le capitalisme moderne commença son ascension sans exemple vers la phase impérialiste, les socialistes libertaires redoublèrent leurs efforts pour faire obstacle au danger menaçant d’une guerre. Alors Domela Nieuwenhuis, avec quelques camarades français, convoqua un Congrès à Amsterdam en 1904, où l’on fonda un groupe international antimilitariste, l’« I.A.M.V. » qui avait pour tâche de réunir tous les antimilitaristes logiques pour combattre le militarisme dans tous les pays [1].
Pour différentes raisons, il n’y a qu’en Hollande que l’I.A.M.V. put subsister. Pour différentes circonstances qui sont étroitement liées avec le développement historique du peuple hollandais — et sur lesquelles on ne peut s’étendre ici, étant donné le cadre étroit de cet article — on s’explique que l’antimilitarisme révolutionnaire se soit concentré dans le mouvement hollandais.
En 1917, on essaya de renouer les liaisons internationales qui avaient été brisées, du fait de la guerre, et de réunir un congrès — à la préparation duquel Domela Nieuwenhuis collabora jusqu’à sa mort, en 1919 — qui eut lieu finalement à La Haye à Pâques 1921. Au, moment de la préparation de ce Congrès, alors que des relations avaient été reprises, il se montra que, par suite de la guerre des organisations antimilitaristes avaient pris naissance dans tous les pays. Celles-ci avaient déjà une histoire propre, leurs traditions et leurs principes particuliers par quoi il était à peine possible qu’elles s’affilient d’une façon organisée à l’I.A.M.V. Malgré cela, la commission de préparation du Congrès fit paraitre un travail d’ensemble, sur toutes ces organisations, de la plus haute importance.
En outre, il y avait des organisations dont le but n’était pas exclusivement antimilitariste, comme par exemple, des organisations ouvrières anarcho-syndicalistes, des Jeunesses, etc., mais qui rendait hommage à un point de vue antimilitariste révolutionnaire. On décida de fonder un bureau international, pour concentrer toutes les forces antimilitaristes révolutionnaires contre la guerre menaçante et la réaction dominante, Après quoi le bureau antimilitariste international fut fondé au Congrès de La Haye à Pâques 1921, avec la déclaration de principes suivante :
Le Bureau Antimilitariste International contre la Guerre et la réaction, composé par des organisations antimilitaristes révolutionnaires,
A pour but de travailler internationalement contre le militarisme.
Afin de rendre impossible la guerre et l’oppression des classes travailleuses :
Il s’efforce de raffermir dans l’esprit des travailleurs la conscience de leur pouvoir économique décisif ;
Il entreprend une propagande pour la grève générale et le refus en masse du service militaire ;
Il préconise la cessation immédiate de toute fabrication destinée à la guerre et la non participation au militarisme. Il s’efforce de rendre inutilisables les armées et les marines ;
Il rend hommage à ceux qui refusent individuellement tout service militaire ;
Il s’oppose d’une manière véhémente contre chaque tentative de domination nouvelle, exercée par une intervention aimée contre un prolétariat qui a rompu le joug capitaliste ;
Contre toutes les formes d’exploitation économique et d’oppression militaire dont sont victimes les races de couleur ; il resserre l’union et la collaboration du prolétariat révolutionnaire du Nord au Sud, de l’Orient l’Occident.
A la conférence de l’A.I.M.V. à Berlin, en 1923, le bureau révisa son attitude à l’égard de la Russie. Car auparavant l’A.I.M.V. avait considéré le côté défensif de la révolution en face de la politique d’intervention et de la furieuse terreur blanche. Mais on a aujourd’hui acquis l’impression que pour différentes circonstances, la révolution est arrivée à un stade définitif et que, du point de vue antimilitariste révolutionnaire les représentants de l’État des Soviets doivent être combattus.
C’est pourquoi on décida d’élargir également l’activité de l’A.I.M.V. au phénomène révolutionnaire russe. Cette décision fut concrétisée dans la résolution suivante :
La conférence du B.I.A. (Berlin 1923), regarde comme une des suites les plus périlleuses de la réaction mondiale, renforcée immensément par la guerre, qu’aussi les révolutionnaires en Russie, dans leur lutte pour la liberté, sont arrivés à employer de plus en plus les méthodes militaristes. La conférence prononce comme sa conviction ferme que l’oppression capitaliste et militariste ne peut pas être anéantie, ni que la liberté économique et sociale peut être conquise aussi longtemps que les méthodes militaristes sont employées clans la révolution sociale.
Comme le B.I.A. a toujours protesté contré le service obligatoire dans les pays capitalistes, la conférence proteste maintenant contre le système de service obligatoire, qui est poussé de plus en plus en Russie, et contre la politique générale d’oppression qui a abattu les premières espérances de la révolution.