Saint-Simon a eu le mérite — à une époque où le machinisme et l’industrialisation n’en étaient qu’à leurs débuts — de proclamer la primauté de l’économie sur la politique, des producteurs sur les féodalités renaissantes, sur les chefs de partis ou d’États, sur la caste militaire ; en un mot, de la primauté des abeilles sur les frelons. A la moitié d’une nouvelle classe sociale est liée la formation d’une élite dirigeante qui, dans la pensée de Saint-Simon, ne doit pas être dominante ; la classe industrielle déborde les frontières et constitue une association universelle qui tend à l’organisation sociale de l’espèce humaine.
Produire et organiser l’économie sont les idées maîtresses de Saint-Simon. Si les anarchistes ne peuvent souscrire à l’impératif de la croissance continue, ni accepter une organisation qui maintient le système propriétaire, ils dénoncent le caractère ambigu de la distinction entre direction et domination et ils pensent que la hiérarchie des fonctions, aggravée par la hiérarchie des rémunérations ne fait que perpétuer les inégalités sociales. Non, les anarchistes ne sont pas saint-simoniens.
Où peut-on trouver actuellement sinon des disciples de Saint-Simon, du moins des frères spirituels qui, confrontés avec l’économie moderne, retrouvent et font leur l’essentiel du saint-simonisme ? Sans doute dans ce nouveau socialisme qui a rejeté la doctrine marxiste — officiellement en Allemagne Fédérale et, disons tacitement, en France —. La cogestion qui assure la paix sociale dans l’entreprise entre dirigeants et dirigés, qui garantit la promotion dans l’échelle hiérarchique des producteurs présumés les plus capables, s’accorde avec les vues de Saint-Simon. Et si on lit le fameux « Programme Commun », on constate que le néo- socialisme français maintient les structures fondamentales de la société capitaliste et les hiérarchies traditionnelles. Il semble que le socialisme se réduise à une organisation planifiée de la production, à une croissance économique assurant le plein emploi et à une cogestion strictement hiérarchisée qui n’est que la caricature de cette véritable autogestion que certains socialistes — sincères, enthousiastes et ... candides — appellent de leurs vœux.
Saint-simonisme de gauche, mais aussi saint-simonisme de droite : ainsi réapparaît cette ambiguïté qui caractérise l’école saint-simonienne. Les brillants sujets de l’Ecole Nationale d’Administration — qui fournit à la droite comme à la gauche ses maîtres à penser —, tous ceux qui prônent la croissance continue modérée, la nouvelle société, la concentration, la réforme de l’entreprise, tous réinventent le saint-simonisme.
Tous veulent le changement : les uns le souhaitent sans risque en accordant aux dominés un droit de contrôle qui n’inquiète par les dominants ; les autres le veulent démocratique et, sous le nom de nationalisations, rêvent de l’instauration d’un capitalisme d’État, centralisateur et bureaucratique, avec au sommet une équipe dirigeante d’Administrateurs, de Capacités pour parler comme Saint-Simon.
Ces deux formes de changement présentent le même risque : celui de ne rien changer, car le maintien des structures essentielles de la société et de l’économie perpétue les mêmes hiérarchies et les mêmes inégalités. Les anarchistes rejettent ces résurrections du saint-simonisme : entre Proudhon et Saint-Simon, ils choisissent Proudhon.