L’armée ayant terminé sa mission, le gouverneur de Santa Cruz, A. Yza, rentre à Rio Gallegos en janvier 1922. En effet, pendant toute la période des massacres, il était resté à Buenos Aires, montrant ainsi la volonté évidente du gouvernement de démarquer le pouvoir politique de la répression, l’armée ayant eu les mains libres. Mais est dupe qui le veut. En octobre 1921, juste avant son départ vers la Patagonie, le lieutenant colonel Varela avait eu un entretien avec le président Hipolito Yrigoyen. Radical de longue date et homme de confiance du président, Varela n’a pas agit de sa propre initiative en vue d’objectifs politiques ; il avait des consignes précises émanant de Buenos Aires, comme ses actions sur place tendent à le suggérer. Alors peu importe que les directives proviennent du ministre des Armées ou directement d’Yrigoyen : le fait essentiel est que les massacres avaient été planifiés dès le départ. Car il ne s’agissait pas d’en terminer avec d’éventuelles violences ; à cet égard, le mouvement était bien plus pacifique (et également plus discipliné et plus puissant) que les grèves de 1920. Il ne s’agissait pas non plus d’en finir avec les grèves de la fin de l’année 1921 stricto sensu. Il s’agissait de mettre fin à la désobéissance civile qui gênait aussi bien les propriétaires que les autorités, et surtout d’éviter que ce type de situation se reproduise dans le futur. Ceci est mis en évidence par le type même de répression : exécutions systématiques des meneurs (anarchistes, syndiqués), terrorisation des autres ouvriers (personnes fusillées au hasard).
Reste encore à voir comment ces massacres ont pu se produire, dans une indifférence relative. En premier lieu il convient de retenir la situation géographique de Santa Cruz à l’extrême sud de l’Argentine, ce territoire, faiblement peuplé, est loin des centres habités. La communication avec le reste du pays se faisait grâce au télégraphe et par voie maritime. Or les grévistes avaient été coupés des villes côtières, sous le contrôle de l’armée ; en ce qui concerne le télégraphe, la situation était similaire. Du reste, les grévistes n’avaient pratiquement aucun moyen de communiquer entre eux, excepté à cheval ou en voiture, moyen peu efficace quand les distances à couvrir se comptent en centaines de kilomètres. En second lieu, bien évidemment, le black-out imposé par Varela : les faux communiqués qu’il transmettait à Buenos Aires alimentaient l’intoxication de la presse ; et il n’appartenait pas aux propriétaires, seuls témoins pouvant circuler plus ou moins librement, de s’insurger des massacres qu’ils avaient eux-mêmes provoqués et encouragés. Enfin, une autre raison qui permit que ces massacres aient pu avoir lieu presque sans réaction, c’est l’état du mouvement ouvrier pendant cette période.
En effet, la plus importante centrale syndicale, la FORA du IXe Congrès, dite « FORA syndicaliste » avait pris, avec la démocratisation de l’appareil d’État, une tournure très réformiste, et certains de ses dirigeants étaient proches des radicaux. Les personnes que la direction avait envoyé à Santa Cruz pour casser la Fédération locale sont restés cloîtrées, totalement muettes, à Rio Gallegos pendant toute la durée de la répression. Alors que la Fédération locale de Rio Gallegos était adhérente à la FORA syndicaliste (même si depuis le congrès de janvier 1921 elle ne payait plus sa cotisation et avait amorcé un rapprochement avec la FORA anarchiste), la centrale ne fera rien pour venir en aide aux militants fédérés. Elle observa un silence prudent pendant la durée des massacres. Pourtant, c’était la seule organisation qui disposait d’assez bonnes informations en temps réel en effet tous les syndicats du sud du pays appartenaient à la FORA syndicaliste, ainsi que la Fédération ouvrière maritime, qui aurait pu empêcher le transport des troupes. Mais la FORA syndicaliste avait sans doute d’autres problèmes à résoudre : elle préparait en effet une recomposition du mouvement syndical (un congrès de fusion débouchera en mars 1922 sur la création de l’USA - Union Sindical Argentina). Et sans même tenir compte des pressions du gouvernement, la FORA syndicaliste ne voyait sans doute pas d’un mauvais œil stratégique la disparition de syndicats contrôlés par des anarchistes. Il n’est donc pas exagéré de dire qu’elle a couvert les massacres.
Restent alors les anarchistes. Dès septembre 1921, le principal quotidien anarchiste, La Protesta, avertit sur les dangers d’une éventuelle répression. Et ce quotidien lancera tous les jours des cris de désespoir pendant les massacres, dont il n’a malgré tout que très peu d’informations. Le 25 novembre, la FORA anarchiste lance un appel à toutes les organisations ouvrières afin de se mobiliser pour défendre les grévistes de Santa Cruz. La FORA du Ve Congrès, dite anarchiste, est déjà rentrée, fin 1921, dans sa période de déclin (elle a perdu des plumes pendant la grève générale de juin 1921, où elle s’est vue lâchée par la FORA syndicaliste qui avait ordonné de reprendre le travail alors même que les grèves s’étendaient) mais elle reste encore puissante. Son appel ne reçoit, on s’en doute, aucune réponse. Mais même en son sein, la mobilisation est peu importante. D’ailleurs, courant décembre, La Protesta publie quotidiennement dans ses colonnes des articles dénonçant la couardise du prolétariat argentin, incapable de se mobiliser. Ceci laisse entrevoir l’indifférence des travailleurs par rapport à ces massacres en terres lointaines. Mais ils étaient tout de même loin de s’imaginer ce qui se passait réellement.
Car il était effectivement très difficile de savoir quelle était la situation à Santa Cruz. C’est pourquoi la FORA anarchiste envoya des délégués pour enquêter sur place. Un d’entre eux, Gonzalez Diez, qui s’occupait à Rio Gallegos de rassembler des renseignements sur les événements des campagnes fut fusillé par l’armée à la mi-décembre. D’autres eurent plus de chance : ils furent expulsés vers Buenos Aires, sort réservé à tout citadin suspecté « d’agitation ».
S’il était impossible d’obtenir des informations pendant la répression, il n’en va plus de même après les événements. Les anarchistes sont les premiers à sortir au grand jour, dès janvier 1922, les massacres commis par Varela et ses troupes, en s’appuyant sur de nombreux témoignages de rescapés. Le quotidien anarchiste de Buenos Aires La Antorcha publie une brochure rassemblant ces témoignages ; le chiffre de 1 500 morts est avancé pour la première fois. La FORA anarchiste tire des tracts et organise des meetings (il restait encore 180 grévistes emprisonnés à Rio Gallegos ; ils seront effectivement libérés en avril 1922). La FORA syndicaliste lui emboîte mollement le pas (tout comme elle ne se préoccupera guère de reconstruire la Fédération locale de Santa Cruz). Puis c’est toute la presse qui en parle. Il devient évident pour tout le monde que quelque chose s’est passé en Patagonie, même si on n’arrive pas à évaluer l’ampleur des exécutions. Début février 1922, à quelques mois des élections présidentielles, les 8 députés du parti socialiste font éclater l’affaire à la Chambre des députés : après avoir fort bien résumé la situation, ils demandent la création d’une commission d’enquête parlementaire. Sous l’œil amusé de l’opposition conservatrice, ils se la voient refuser par la majorité radicale. Mais les radicaux sont visiblement gênés ; quant au gouvernement, il reste silencieux. Varela, rentré à Buenos Aires, est lâché par le résident, qui refuse de le recevoir : le fusible a sauté. Il s’agit alors de mettre le gouvernement à l’abri en faisant peser sur Varela les soupçons quant à d’éventuels massacres. Cependant, le lieutenant-colonel ne sera jamais accusé de quoi que ce soit ; on ne l’oblige pas à passer à la retraite. Petit à petit, le sujet passe de mode. Fin 1922, le radical Alvear, dauphin d’Yrigoyen, est élu Président de la Nation.
Les événements de Patagonie présentent, par certains côtés, un caractère d’exemplarité. Il n’y a effectivement rien de surprenant dans les agissements des propriétaires. Voulant être les seuls maîtres à bord, hostiles au syndicat, refusant la moindre augmentation à leurs employés, ils font pression sur les autorités pour obtenir la fin du conflit, c’est-à-dire pour la répression. Le jeu politique est également classique. Quand le gouverneur conservateur est encore au pouvoir, les radicaux appuient fortement la Fédération locale. Ensuite arrive le gouverneur radical A. Yza. Au changement d’hommes correspond un changement de politique : la police, qui était aux bottes des propriétaires, est totalement réorganisée ; les latifundistes sont obligés de signer un accord. Mais les travailleurs ruraux veulent voir leurs revendications satisfaites, et un nouveau mouvement, puissant, est lancé en octobre 1921. C’en est trop pour le gouvernement ; car d’une part, nous l’avons dit, il est soumis aux pressions des propriétaires. De l’autre, l’État ne peut accepter que l’ordre, l’autorité qu’il exerce, soit bafoué ; et à plus long terme, les grèves, ainsi que l’existence d’un mouvement syndical revendicatif et anarchiste, allaient à l’encontre des projets de développement qu’il avait pour la Patagonie, territoire qui somme toute n’était sous son contrôle que depuis une trentaine d’années. La répression est alors décidée ; et cette fois, les syndicats de Santa Cruz vont se retrouver seuls face à des militaires bien décidés à remplir les ordres. Ils n’avaient alors presque aucune chance. Les grévistes n’avaient ni l’envie, ni encore moins les moyens de se battre. Sinon, comment comprendre qu’à l’estancia La Anita, plusieurs centaines de grévistes discutent toute la nuit en assemblée générale, pour prendre une décision collective, alors même qu’ils savent qu’une colonne de soldats disciplinés campe à quelques kilomètres de là ?
On voit bien que la théorie du balancier de Hipolito Yrigoyen (donner une fois raison aux uns, une autre fois aux autres) était viciée dès le départ. Ceci avait déjà été prouvé pendant la « Semaine tragique » début 1919, une grève éclate dans la plus grande usine de métallurgie de Buenos Aires. La police intervient et 4 grévistes sont tués. Une imposante grève générale de solidarité paralyse une grande partie du pays et surtout la région de Buenos Aires. Les ouvriers pillent des armureries pour faire face aux provocations de la Ligue patriotique. De son côté, le gouvernement organise une répression féroce. 600 ouvriers seront tués, d’autres déportés. Mais le gouvernement veillera à ce que toutes les revendications des ouvriers de l’entreprise de métallurgie soient satisfaites... Les peones des steppes de Patagonie n’ont même pas eu cette chance au contraire, leurs salaires sont baissés d’un tiers.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Le 27 janvier 1923, comme tous les matins, le lieutenant-colonel Varela sort de chez lui. Ce jour-ci, un homme l’attend, une bombe à la main. Kurt Wilckens, jeune anarchiste de tendance tolstoïenne, lance sa bombe presque à égale distance entre lui et Varela. Le lieutenant-colonel est ensuite achevé de 6 coups de revolver. Blessé par les éclats de la bombe, Kurt Wilckens ne peut s’enfuir ; il est arrêté par 2 policiers, à qui il dira : J’ai vengé mes frères
. Six mois plus tard, le 16 juin, Wilckens est assassiné en prison par un gardien agissant probablement pour le compte de la Ligue patriotique. Aussitôt, la FORA (anarchiste) et l’USA (qui a succédé à la FORA syndicaliste) lancent un appel à la grève générale. La grève est massivement suivie ; ce sera d’ailleurs le mouvement de plus d’ampleur des années 1922-1923. L’USA appelle dès le 19 juin à reprendre le travail. Qualifiant l’USA de traître, la FORA est obligée à son tour de terminer la grève le 21 juin.
Ainsi, il apparaît que les événements de Santa Cruz étaient connus des gens. Ceci n’est que partiellement vrai. De son côté, l’armée n’est bien évidemment jamais intervenue pour rétablir les faits. Mais elle ne s’est pas non plus mise en avant pour défendre Varela ; on comprend que les méthodes utilisées par ce dernier puissent porter atteinte à son honneur. En fait, la période des massacres constituait plutôt une sorte de tabou. Seul le capitaine Anaya, devenu par la suite général, défend sans vergogne le rôle joué par l’armée.
Le premier livre sur ces massacres est paru en 1928 : La Patagonia Tragica a été écrit par José-Maria Borrero. Avocat radical de Rio Gallegos pendant les événements, qui lors des premières grèves de 1920 rédigeait les tracts pour la Fédération locale, son livre est plus un règlement de comptes qu’une étude historique. Il cherche à disculper Yrigoyen et l’armée, en désignant comme seuls responsables des massacres les propriétaires. Son livre contient néanmoins quelques documents iconographiques intéressants. Tiré à 10 000 exemplaires, La Patagonia Tragica a disparu assez vite des librairies. On dit que tout le tirage avait été racheté par les Braun et les Menendez-Behety. A la fin de cet ouvrage, un deuxième tome, intitulé Orgies de sang était annoncé. Ce deuxième tome ne paraîtra jamais. Borrero est mort en 1931 ; ses manuscrits n’ont pas été retrouvés. Il se peut qu’ils aient été volés par des hommes travaillant pour les Braun et les Menendez-Behety. Dans les années qui suivirent, presque aucun livre n’est paru sur ce sujet, en tout cas aucune étude historique. Antonio Soto s’était échappé au Chili en 1921, et après quelques mois de planque, il y reprit une vie normale, à Punta Arenas. Il a lui aussi écrit ses mémoires, mais les manuscrits brûlèrent lors d’un incendie qui ravagea sa maison, et il n’eut pas le courage de les réécrire.
Il a fallu attendre la fin des années soixante pour qu’un journaliste et essayiste, Osvaldo Bayer, s’attaque au sujet. Retrouvant, presque 50 ans après les faits, des protagonistes des événements, recueillant des dizaines de témoignages, consultant toutes sortes d’archives, Bayer publie divers articles dans des revues d’histoire. Ses recherches culminent avec son œuvre en 4 tomes Les vengeurs de la Patagonie tragique, étude historique, quoique légèrement romancée, que nous avons largement utilisée pour la rédaction de cette brochure (Los vengadores de la Patagonia Tràgica, Editorial Galerna, Buenos Aires, 1972 à 1974). 0. Bayer a écrit, entre autres Les anarchistes expropriateurs, Radowitzky : martyr ou assassin ?, ainsi qu’un essai sur l’influence de l’immigration italienne sur le mouvement libertaire argentin. Il a également rédigé le scénario du film à grand spectacle La Patagonia rebelde (la Patagonie rebelle) qui retrace ces événements. Plus récemment, d’autres études d’historiens argentins sont parues sur ce sujet, évidemment en espagnol. Car à notre connaissance, rien en français n’a été publié. C’est désormais chose faite.