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Mohamed Saïl (1894-1953)

mardi 2 mars 2021, par Sylvain Boulouque (CC by-nc-sa)

Il y a quelques années, Mohamed Saïl a été considéré comme un militant secondaire, responsable de comités et auteur d’articles dans la presse. Il existait un projet de notice dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, des mentions dans la thèse de René Bianco sur la presse anarchiste [1], dans celle de David Berry sur le mouvement libertaire entre les deux guerres [2], dans les travaux Benjamin Stora sur l’immigration algérienne en France [3]. Hormis ces quelques mentions, il était totalement oublié. Depuis, de New York à Alger, Mohamed Saïl est sorti de l’anonymat, l’encyclopédie en ligne Wikipédia lui attribuant la dédicace du poème de Prévert, Étranges étrangers [4]. Son itinéraire est atypique. Il est l’un des rares migrants d’Afrique du Nord à avoir rejoint les rangs libertaires. Son audience actuelle est supérieure à la réalité de son influence de son vivant. Son style et l’originalité de ses interventions y sont pour beaucoup.

Officiellement, Mohand Amezian Saïl est né le 14 octobre 1894 à Taourirt-Beni Oughlis, en Kabylie, alors dans le département de Constantine. Il semble qu’il n’ait pratiquement pas fréquenté l’école. Il exerce la profession de chauffeur mécanicien. Nous ne connaissons pas avec précision les premiers pas de sa vie. Il vient en France avant la Première Guerre mondiale, peut-être vers 1905, et adhère, semble-t-il, en 1911 au mouvement anarchiste. Selon ses déclarations au Semeur en 1923, puis à Georges Fontenis en 1952, il se dit insoumis ou aurait été interné pour désertion ou insoumission en 1914. Sans remettre en cause sa déclaration, il est possible qu’il ait été plus simplement interné administrativement. Il vit avec Madeleine Sagot.

Après l’armistice et l’amnistie, il prend (ou reprend) contact avec le mouvement anarchiste, et adhère à l’Union anarchiste où il milite au sein de la Fédération de la région parisienne. En 1923, il constitue, avec son ami le chansonnier Slimane Kiouane, le premier Comité d’action pour la défense des indigènes algériens. Kiouane est né en 1896 à Alger. Il milite à l’UA. En 1925, il est membre de la commission administrative de l’UA. Kiouane anime les galas et les fêtes du mouvement. Nous le retrouvons dans les souscriptions du Libertaire dans les années cinquante [5]. À partir de cette date, Saïl traite majoritairement des problèmes coloniaux. Souvent, il transpose l’anticléricalisme libertaire métropolitain hostile principalement à l’Église, à l’islam et aux formes polythéistes des pratiques religieuses, tonnant à plusieurs reprises contre les marabouts qui avec leur religion bernent les populations. Il s’inscrit aussi dans la dimension prédictive et volontariste propre à l’anarchisme insurrectionnel [6]. Ainsi, le prophétisme menace lorsqu’il annonce, dans « le calvaire des indigènes algériens » :

Prenez garde qu’un jour les parias en aient « marre » et qu’ils prennent les fusils pour les diriger contre leurs véritables ennemis, au nom du droit à la vie et non comme autrefois pour une soi-disant patrie marâtre et criminelle [7].

À côté de cette dimension, avec son groupe du XVIIe arrondissement de Paris, il tente d’éveiller les consciences et d’éduquer les parias d’Algérie. Ce fut alors le seul groupe libertaire à organiser des meetings en langue arabe et en français [8]. Comme, le reste du mouvement libertaire, il fait preuve d’anticommuniste, dont le substrat repose sur la comparaison et l’analogie entre les systèmes répressifs. Saïl proteste régulièrement contre les emprisonnements en Russie soviétique :

Mais en attendant, les pauvres bagnards de Solovieski vous envoient le cri d’amnistie, eux qui ont osé élever la voix contre toutes les dictatures. Quant à nous leurs frères de misère, nous vous crions : À bas les deux bagnes celui de Biribi et celui de Solovietski  [9].

La thématique anticolonialiste forme la particularité de son intervention. Il n’est pas le seul. Des opérations militaires contre le soulèvement au Maroc à la dénonciation de l’exposition coloniale, le mouvement anarchiste dans son ensemble dénonce le colonialisme ; la particularité de son intervention est d’analyser la situation algérienne. Tout au long de cette période (1923-1939), Saïl donne aux journaux anarchistes des articles dénonçant la barbarie coloniale ou le cynisme des administrateurs ou encore les différentes affaires financières et politiques qui secouent l’Algérie. Il proteste contre l’arrestation de Victor Spielman [10] où il dénonce encore une fois la civilisation française en Algérie : vol, rapine, incendie, assassinat d’un peuple trop faible pour se défendre, voilà votre œuvre, ce qu’est votre civilisation dans sa triste réalité  [11]. Lorsque la France célèbre en 1930 le centenaire de la conquête de l’Algérie, le mouvement anarchiste lance une campagne de protestation au nom du Comité de défense des indigènes algériens. Saïl Mohamed, alors secrétaire du comité, rédige tracts et communiqués contre la provocation du centenaire de l’Algérie, dans lesquels il dénonce : la conquête de l’Algérie [qui] ouvrit, pour la bourgeoisie française, une ère de banditisme coloniale qui n’est point close  [12] et réclame l’abolition de l’indigénat, le droit syndical, la liberté de la presse, l’extension à l’Algérie de toute la législation française  [13], soulignant par là même le régime particulier du statut colonial et ses lois d’exception. L’année suivante, Saïl participe activement à la campagne lancée par l’ensemble du mouvement anarchiste (Union anarchiste, Association des fédéralistes anarchistes, Confédération générale du travail-syndicaliste révolutionnaire) pour protester contre l’exposition coloniale. Après cette campagne, Saïl Mohamed multiplie ses activités et la participation aux groupements libertaires pour faire comprendre la particularité de la situation coloniale.

Fondateur de la Section indigène algérienne de la CGT-SR. Il est aussi secrétaire du groupe d’Aulnay-sous-Bois de l’Union anarchiste et gérant de l’Éveil social, le journal du peuple, dont le premier numéro paraît le premier janvier 1932. Responsable en titre de la publication – le poste de gérant dans la presse libertaire n’a pour fonction que d’assurer une couverture légale au journal. Saïl signe également des articles sous les pseudonymes de Léger et de Georges. Il est poursuivi pour provocation de militaires à la désobéissance après la parution à la fin 1932 d’un article antimilitariste.

Face à cette assignation, la Défense, un des journaux du Secours rouge international, réclame son amnistie, mais Saïl rejette cette défense :

Je ne tolérerai jamais que ma défense soit prise par les enfants de chœur du fascisme rouge qui sévit en Russie, pas plus d’ailleurs que par tout autre polichinelle politique, qui viendra crier aujourd’hui amnistie pour m’enfermer lui-même demain [...] Je ne pourrais que mépriser une telle sollicitude tant qu’elle ne s’étendra pas aux victimes de Staline [14].

Après le 6 février 1934 et les manifestations des 9 et 12 février, le mouvement anarchiste cherche des réponses au danger fasciste :

Nous ne sommes pas adversaires de l’organisation de groupes d’autodéfense du prolétariat [...] Coup pour coup ! Œil pour œil ! Dent pour dent ! Tels doivent être les mots d’ordre de la lutte antifasciste [15].

Saïl, qui avait déjà trouvé des armes, est arrêté le 3 mars 1934 pour port d’arme prohibé. L’Humanité s’interroge sur son arrestation. Le quotidien communiste écrit :

Qui est ce Saïl ? [...] C’est un agent provocateur, bien connu déjà dans la banlieue Est, et dénoncé comme tel. À Vincennes, où il sévissait, il opérait sous une pancarte, où on pouvait lire : Ravachol partout ! [...] C’est bien parce que ce provocateur était connu comme tel qu’il a été arrêté, car il ne pouvait plus servir en liberté, étant brûlé [16].

Si le droit de réponse demandé est resté lettre morte, la presse libertaire prend sa défense [17], accusant le gouvernement et l’État d’emprisonner un militant antifasciste et de laisser les militants d’extrême droite en liberté. Condamné à un mois de prison pour port d’arme prohibé, après avoir été interpellé à la sortie d’un meeting avec un pistolet, sa peine est prolongée suite à la perquisition à son domicile où les forces de l’ordre retrouvent un fusil et une grenade. Il reste au total quatre mois en détention en dépit de la campagne conjointe des libertaires, de la gauche de la SFIO et de la Révolution prolétarienne. Une fois libéré, Saïl reprend ses activités. L’Éveil social s’étant entre-temps fondu dans Terre libre (organe mensuel de l’Alliance libre des anarchistes du Midi) dont le responsable était André Prudhommaux. Il se serait occupé de l’édition nord-africaine. Selon le double principe du fédéralisme et de la presse régionale, le journal contenait des déclinaisons locales. Mohamed Saïl reconstitue dans le même temps le Groupe anarchiste des indigènes algériens et axe les campagnes autour de trois thèmes principaux :

Le combat anticlérical :

Attendez-vous un secours d’Allah, dont la religion vous ordonne la vengeance et avec qui vous êtes en contradiction puisque vous êtes soumis à des maîtres infidèles ? Non, n’attendez rien d’Allah, les cieux sont vides et les dieux n’ont été créés que pour servir l’exploitation et prêcher la résignation [18].

Le combat anticolonial :

Vos exploiteurs ne vous considèrent pas comme des hommes, mais comme des esclaves bons à tout supporter [19].

Les nouveaux statuts comme le Code de l’indigénat :

Si vous ne donnez pas l’égalité des droits aux indigènes, si vous leur refusez l’instruction vous serez coupables de la révolte d’un peuple accablé, qui souffre depuis cent ans et qui sera capable de tenter la pire aventure pour reconquérir sa liberté [20].

Lorsque la guerre et la révolution éclatent en Espagne. Saïl part, fin septembre 1936, rejoindre les rangs du Groupe international de la colonne Durruti, composé de militants libertaires de tous les pays et dont la section de langue française porte le nom de Centurie Sébastien Faure. Saïl envoie de nombreuses lettres dans lesquelles il décrit les conditions de vie des combattants [21]. Après la tragédie de Perdiguera, le 16 octobre 1936, dans laquelle une partie du groupe est tué par les troupes franquistes, Saïl prend la direction du groupe français. Blessé au bras fin novembre, il rentre en France au mois de décembre et fait, comme tous les militants de retour d’Espagne, des tournées de conférences sur les réalisations des collectivisations espagnoles [22]. Cette blessure, qui l’a handicapé jusqu’à la fin de ses jours, l’oblige à changer de profession. Il quitte la métallurgie pour l’artisanat et devient réparateur de faïence.

Après l’Espagne, Saïl retrouve le combat anticolonialiste. Le 17 mars 1937, il participe au meeting tenu à la Mutualité par l’ensemble des organisations de la gauche révolutionnaire non stalinienne et des indépendantistes nord-africaine pour protester contre les massacres en Tunisie et l’interdiction de l’Étoile nord-africaine, où il dénonce les mensonges de la civilisation  [23]. Il participe au congrès de l’Union anarchiste en novembre 1937, puis reprend son travail de militant de base. Saïl est arrêté et inculpé une nouvelle fois pour « provocation de militaires ». Jugé par le tribunal de Pontoise, il est condamné en décembre 1938 à dix-huit mois de prison [24]. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il est à nouveau arrêté lors d’une perquisition à son domicile qui entraîne la dispersion de sa bibliothèque. Libéré ou évadé du camp de Riom, où il avait été transféré, il s’occupe de la fabrication de faux papiers pendant l’Occupation [25].

À la Libération, Mohamed Saïl reconstitue le groupe anarchiste d’Aulnay-sous-Bois et relance les appels aux travailleurs algériens :

Jaloux des lauriers du pape Staline qui est en train d’imposer sa dictature au monde arabe, tels l’Iran et la Turquie dont il veut s’accaparer, en vertu sans doute du droit des peuples à se diriger eux-mêmes, nos communistes repartis de France tentent de vous imposer une fausse doctrine dont le but est de profiter de votre crédulité [...] Travailleurs algériens ! Pour qu’il n’y ait plus de caïds, de députés ou de marabouts endormeurs du peuple, venez avec nous  [26] !

En 1951, il est mandaté comme responsable aux questions nord-africaines dans la commission syndicale de la Fédération anarchiste et écrit une série d’articles consacrés au « Calvaire des travailleurs nord-africains » dans lesquels il décrit les conditions de vie, l’émigration, le travail et proteste contre les emprisonnements des militants indépendantistes. Il est alors proche de l’Organisation Pensée Bataille qui transforme la Fédération anarchiste en Fédération communiste libertaire. Mohamed Saïl meurt le 27 avril 1953 des suites d’un cancer. Lors de son inhumation, le 30 avril 1953, Georges Fontenis, au nom du mouvement libertaire, rend un dernier hommage à ce militant au caractère et au parcours finalement peu ordinaire.


[1René Bianco, René Bianco, Un siècle de presse anarchiste d’expression française 1880-1983, Doctorat d’État, Université de Provence, 7 volumes, 3494 p. Cette thèse comporte un répertoire alphabétique de 2 216 pages de tous les journaux recensés, avec leur date et lieu de publication, ainsi que les centres de recherche dans lesquels ils sont consultables.

[2David Berry, « History of the French Anarchist Movement », University of Sussex, 1988. La thèse a été depuis publiée d’abord en anglais puis en français dans des versions considérablement augmentées (le Mouvement anarchiste en France 1917-1945, Paris-Saint Georges d’Olérons, éditions Noir et Rouge et Éditions libertaires, 2014.

[3Benjamin Stora, Nationalistes algériens et révolutionnaires français, Paris, l’Harmattan, 1987, et Ils venaient d’Algérie, Paris, Fayard, 1991.

[4Le poème publié en 1951 dans le Grand Bal du printemps de Jacques Prévert est beaucoup plus long que les quelques extraits du poème qui figurent dans l’introduction au recueil de texte publié dans Appels aux travailleurs algériens, Volonté anarchiste, n°43, Fresnes-Antony, 1994.

[5Daniel Dupuy note qu’il milite encore à la Fédération anarchiste jusque dans les années soixante-dix. Il meurt à Saint-Affrique, dans l’Aveyron, alors qu’il était toujours souscripteur du Monde libertaire jusqu’à son décès en 1971. Pour les noms mentionnés, voir leur biographie dans Jean Maitron (sous la direction de), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (désormais
DBMOF), Paris, Éditions ouvrières [On peut maintenant trouver toutes les notices en ligne sur <https://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/> , note de l’éditeur].

[6Gaetano Manfredonia, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, 2007, en particulier le chapitre sur l’idéal-type insurrectionnel, p. 30-50. 3. Le Libertaire, no 242, 16 août 1924.

[7Le Libertaire, n°242, 16 août 1924.

[8Le Libertaire, n°343, 26 novembre 1924.

[9Le Libertaire, n°341, 24 novembre 1924. L’expression pour qualifier les premiers camps de concentration soviétiques a été conservée. Il s’agit des îles Solovki.

[10Victor Spielmann (1866-1943) est un ancien colon. Il se rapproche du mouvement libertaire et devient éditeur de brochures à caractère libertaire et collaborateur de la presse libertaire. Il adhère au PCF en 1920 et fonde le Trait d’Union, suite à la publication d’articles hostiles à la colonisation. (Jean-Louis Planche, « Victor Spielmann », Parcours, n°12, mai 1990).

[11Terre libre, n°20, décembre 1935.

[12La Voix libertaire, n°30, 21 septembre 1929.

[13La Voix libertaire, n°55, 15 mars 1930.

[14L’Éveil social, deuxième année, n°2, février 1933.

[15Le Libertaire, 6 décembre 1935.

[16L’Humanité, 4 avril 1934.

[17La Voix libertaire, n°264, 21 avril 1934 ; n°265, 28 avril 1934 ; n°266, 12 mai 1934 ; n°272, 21 juillet 1934 ; n°274, 1er septembre 1934 ; le Combat syndicaliste, n°51, 9 mars 1934 ; n°60, 29 juin 1934 ; Le Libertaire, n°419, 15 juin 1934 ; n°421, 15 juillet 1934 ; l’Éveil social, n°29, 1er mai 1934.

[18La Voix libertaire, n°295, 23 mars 1935.

[19Ibid.

[20Ibid.

[21Le Combat syndicaliste, n°179, 23 novembre 1936. L’Espagne antifasciste, n°17, 4 novembre 1936. Saïl déclare lors du congrès de l’UA de 1937 : Pour avoir un fusil, j’aurais léché le cul d’un garde mobile, la phrase fut retranscrite : Pour avoir un fusil, j’aurais fait toutes les concessions (témoignage de Lucien Feuillade, recueilli en 1994).

[22Les Giménologues, les Fils de la nuit, Montreuil, Libertalia, 2016.

[23Le Libertaire, n°542, 23 mars 1937.

[24SIA, n°6, 22 décembre 1938.

[25Le Libertaire, n°390, 20 mai 1954.

[26Le Libertaire, n°22, 25 mars 1946.