Accueil > Editions & Publications > Terre libre > Terre libre n°8 - Décembre 1934 > Edward Carpenter : « Société sans gouvernement »
Edward Carpenter : « Société sans gouvernement »
Edward Carpenter
samedi 15 novembre 2025, par (CC by-nc-sa)
LA LOI ET LA COUTUME.
Dans mon ouvrage intitulé Prisons, police et châtiments j’attaque, avec les documents à l’appui, la triple institution Loi, Police et Châtiment sur laquelle est basée notre société actuelle. Je démontre que cette institution est la source d’une multitude de maux — corruption, chantage, parjure, espionnage et mensonges, accusations erronées, souffrances et cruautés inutiles et voulues ; — que cette institution sanctionne et organise publiquement la violence ; soutient et maintient directement et volontairement des iniquités aussi évidentes et étendues que le monopole de la terre, par ex. ; que, dans la plus grande partie des cas, sa théorie et sa pratique sont absurdes et contradictoires ; qu’elle paralyse le peuple qui se soumet à elle ou met en elle sa confiance (comme l’a écrit souvent aussi Herbert Spencer) ; qu’elle est, en grande partie, si vieille et « anachronique » qu’il semble maintenant, impossible de la réformer, du moins s’il s’agit de l’adapter à une fin humainement utile.
Je ne prétends pas que toutes ces attaques résolvent la situation de fait qui est la cause première de l’existence de telles institutions, ni qu’il n’y ait point de raisons qui plaident en leur faveur ; mais même s’il en était ainsi, les avantages à en retirer ne sauraient être assez grands pour arriver à compenser les désavantages et les maux qu’engendre le système pénal. A dire vrai, pratiquement parlant, chacun admet que la loi est un mal ; mais l’argument de défense est que c’est un mal nécessaire, dont on ne peut se passer parce que sans lui s’étendrait le règne du désordre, de la violence, du chaos social.
Assez curieusement. l’histoire des nations et des peuples prouve le contraire. Les premières formes tribales ont évolué dans la solidarité spontanée, et ont pratiqué l’« amitié sociale », sans recourir à un pesant et rigide système de lois. Chez quelques populations paysannes, de nos jours, en Irlande, en Suisse, en Suède, par exemple, se survivent des conditions qui rappellent, de loin, l’état primitif. Là, le joug de la loi, son fonctionnement, ses institutions, ne remplissent qu’un rôle secondaire dans la vie. Il est vrai que l’habitude remplit un grand rôle parmi les primitifs ; il paraît hors de doute qu’elle constitue l’épine dorsale ou le cadre de leur société ; mais la coutume est une chose très différente de la loi. La coutume est la loi à l’état embryonnaire — la loi rudimentaire, à titre d’essai. Pour dures, rigides, absurdes même que puissent être les coutumes de quelques tribus sauvages, elles sont beaucoup plus faciles à modifier que lorsqu’elles se sont ossifiées sous la forme d’une loi écrite, protégée par l’ancienneté et la solennité, soutenue par l’autorité et la force armée.
Que les sociétés humaines ne puissent subsister sans une certaine somme de coutumes, cela est à voir. Mais qu’elles puissent subsister et se maintenir ordonnées et viables sans loi écrite, sans les institutions qui en dérivent, nous n’avons aucune raison d’en douter. Car la coutume, pratiquée par un peuple raisonnable et modérément avancé, (qui a abandonné la grossièreté des temps primitifs) se manifeste sous une forme plus douce et, quoique exerçant une pression considérable sur les individus, se montre assez souple et adaptable aux évolutions de l’ambiance. Dans cette pression exercée par la coutume, nous avons à faire à une force aussi supérieure à la loi que la vie est supérieure à l’automatisme.
En notre vie sociale d’aujourd’hui, la coutume est limitée à un petit nombre de problèmes. Cependant il est des coutumes comme celle de la « respectabilité » et celle de la « mode » qui exercent une très efficace tyrannie. Il n’existe pas de loi qui oblige au paiement des dettes de jeu et cependant ceux qui ne paient pas sont extrêmement rares.
POLICE ET JUSTICE SOCIALE.
Naturellement, habitués comme on l’est à recourir à la police en toute occasion, il est difficile de concevoir la vie sans cette institution. La vie sociale actuelle reposant en grande partie sur son existence, elle lui est indispensable ; sans elle surviendrait la catastrophe. Autrement dit, sans la police l’actuelle exploitation des pauvres ne serait pas possible, les énormes différences qui séparent la richesse de la pauvreté ne se produiraient jamais. — Sans les formes policières, en effet, la société basée sur les inégalités artificielles ne pourrait subsister. Prétendre que, parce qu’une certaine institution est nécessaire pour constituer et maintenir la société dans une forme anormale et antinaturelle, la société ne pourrait exister sans cette institution, c’est un peu comme si l’on disait : « Puisque les dames de l’aristocratie chinoise ne peuvent se passer des bandages qui leur compriment les pieds, aucune femme ne doit pouvoir vivre sans ces liens ». Il est nécessaire de comprendre que nos formes sociales actuelles sont aussi fausses et inhumaines qu’un pied-bot artificiel ; quand nous aurons compris cela, nous remarquerons le peu d’utilité de ces institutions comme la loi et la police, dont la fonction et l’objectif principal consistent à maintenir et défendre ces infirmités sociales.
La principale difficulté qui se présente à l’esprit humain quand il s’agit d’une société libre et sans gouvernement n’est donc pas sa désirabilité
— tout le monde reconnaît qu’elle est désirable et soi — mais sa praticabilité. Cette difficulté a ses racines dans la conception de la société actuelle. On sait qu’une lutte intestine pour l’obtention du pain quotidien est la force qui domine aujourd’hui, le principal stimulant de la production. On conclut de là que, sans gouvernement, la société se dissoudrait dans un chaos de banditisme et de fainéantise. C’est cette difficulté-là qu’il faut déraciner.
LA DICTATURE DE LA PEUR.
C’est pénible de l’écrire, mais c’est la crainte qui inspire la vie extérieure de la société contemporaine. Cela commence par le misérable salarié qui se lève avant l’aurore, part de sa maison quand l’appelle la « sirène » et, pendant neuf ou dix heures, quelquefois plus, pour un gain qui lui assure à peine la pitance, se prostitue à un labeur monotone qui ne lui procure ni intérêt ni plaisir ; la nuit arrivée, il retourne à son logis, trouve ses enfants couchés : il mange et, fatigué, se couche pour recommencer le jour suivant ; s’il supporte une vie aussi monotone, inhumaine, vide de toute dignité, dépourvue de toute réalité, c’est parce qu’il se sent poursuivi par la crainte de mourir de faim.
Cela continue avec le commerçant qui n’ignore pas que sa richesse lui vient grâce à la spéculation, aux tromperies et aux mensonges du marché, et qui craint qu’elle s’en aille par le même chemin il se rend compte de ce que plus on est riche, plus se présentent de moyens pour se ruiner, desquels procède la surabondance de préoccupations et d’anxiété ; pour assurer sa position, il est forcé de s’abaisser continuellement à toutes espèces de combinaisons basses et troubles. Enfin, sur la grande masse rurale du peuple, c’est le même démon qui étend ses ailes sinistres. C’est une anxiété fébrile qui donne le ton à toutes ces vies. Il n’y a pas de place pour les joies naturelles, pour la vivacité d’esprit. Parcourons les rues des grandes cités d’Angleterre, vous n’entendrez chanter personne, à moins que ce soit pour récolter des sous. Il n’est pas un garçon de labour qui ose, aujourd’hui, siffler en creusant son sillon. Quelle est la fabrique d’où ne serait pas jeté à la rue l’ouvrier qui se mettrait à chanter au cours de son travail ? Nous sommes comme des naufragés qui grimpent sur les pentes d’un écueil. Les vagues font des ravages. Celui-là s’« aide » de la main, cet autre du pied. La panique est telle que l’on peut arriver à jeter en bas le voisin déjà en sécurité, et le malheureux tombe à l’eau. C’est certainement lamentable mais on ne peut rien y faire.
Au fond, cet état de choses n’est pas normal. Admettons que la lutte pour l’existence soit inévitable sous une forme ou sous une autre. L’histoire des siècles nous démontre que, sauf en des crises exceptionnelles, l’évolution de l’humanité n’abonde pas en scènes « d’anxiété » aussi générales ; des races indigènes que nous pouvons considérer en état de dégénérescence ne nous révèle nulle part l’existence d’une telle dictature de la peur...
DE LA PEUR A LA, LIBERTÉ : LE TRAVAIL.
Il parait donc concevable qu’un peuple qui ne serait pas abattu par l’obligation ni tourmenté par l’autorité brutale, se mettrait à produire, spontanément, les objets dont il aurait besoin. Cela ne veut pas dire que, du premier coup, le résultat serait harmonieux et parfaitement ordonné. Mais nous pouvons faire ici quelques observations destinées à examiner le problème de façon pratique.
Avant tout, chacun serait guidé dans le choix de son occupation par son inclination ou son habileté. L’augmentation de vitalité et d’initiative effective, procédant de cette cause seulement, serait énorme. Chacun serait, mieux qu’aujourd’hui, en situation de trouver le travail qui lui convient le mieux, et serait, ainsi, mieux guidé qu’il l’est actuellement. L’immense variété des goûts et des dispositions, dont sont dotés les êtres humains, susciterait une variété correspondante de produits spontanés.
En second lieu, le travail exécuté serait utile. Il est certain que personne, par sa propre impulsion, n’ouvrirait un fossé pour le remplir ensuite — et cependant une bonne partie du travail effectué de nos jours n’est pas plus utile.
Si un ébéniste confectionne une armoire, soit pour lui soit pour son voisin, il n’y a pas de doute que les tiroirs s’ouvriront et se fermeront. Et pourtant : les neuf dixièmes des armoires fabriquées selon la méthode du profit commercial sont faites de telle façon que leurs tiroirs ne s’ouvrent ni ne se ferment. Elles ne sont pas fabriquées pour être utiles ; elles sont fabriquées pour avoir l’apparence de l’utilité ; elles sont faites pour être vendues ; pour le marché et, par conséquent, pour laisser un bénéfice. Si, paraissant utiles quoique n’étant d’aucune utilité, elles répondent tout de même à leur objet c’est parce que cet objet est uniquement le suivant : empêcher le chaland d’aller ailleurs. Le gaspillage dont la communauté est victime à cause de faits de ce genre est énorme ; mais peu importe puisqu’il s’agit du bénéfice de l’exploiteur.
Dans une société libre, on travaillera pour ce qui est utile. Il est curieux de constater que le travail ne peut s’expliquer par aucune autre raison que son utilité. Naturellement, dans ce qui est utile, nous comprenons ce qui est « beau » parce qu’il n’y a aucune raison pour établir une différence entre ce qui satisfait un des besoins de l’homme, comme la beauté et ce qui satisfait d’autres nécessités, comme l’alimentation.
Nous disons donc que l’idée du travail implique que le produit du travail réponde à quelque nécessité humaine. Mais, dans le commerce, il n’en est pas ainsi. Le travail a pour objectif la vente et par conséquent le bénéfice. Peu importe la qualité du produit, bonne ou mauvaise, pourvu qu’il remplisse cette unique condition. Dans une autre société, la tournure d’esprit différerait de telle façon de celle à laquelle nous sommes habitués, qu’il nous est difficile d’établir quelque prévision. Il n’est pas cependant difficile de se rendre compte que si l’on ne produisait pas, comme maintenant, pour l’amour de la quantité et si l’on ne travaillait pas pendant tant d’heures par jour qu’actuellement (et cela mécaniquement), les produits livrés à la consommation répondraient à leur utilité réelle et les résultats obtenus seraient bien différents de ceux résultant du jeu du système commercial actuellement en vigueur.
En troisième lieu, le travail réalisé dans ces conditions — comme l’affirma toujours William Morris — serait un « plaisir » ; un des grands plaisirs certainement de la vie. Cela transformerait entièrement le caractère du travail. Combien sont-ils, ceux qui trouvent plaisir et joie dans leur travail quotidien ? On pourrait, dans chaque cité, les compter sur les doigts ! Est-ce utile de vivre, si le principal élément de la vie — ce que le travail poursuit étant son élément principal — est une douleur ? Non, le sens véritable de la vie exige que le travail quotidien soit en lui-même agréable. C’est seulement alors que la vie vaut la peine d’être vécue. Si le travail est une joie, le produit du travail s’en ressentira ; la distinction entre le beau et l’utile disparaîtra ; tout produit sera une œuvre d’art. L’art « pénétrera » la vie.
La société actuelle est basée sur un système légal qui fait, grâce à l’appui de la loi et du gouvernement, de la propriété privée une institution privilégiée. L’homme de proie, le grand propriétaire territorial, terrorise le petit propriétaire. Le résultat de cet ordre de chose est une lutte âpre et continue pour la « possession », où la crainte est le principal facteur d’activité. Nous voulons mettre en relief une conception de la société dans laquelle la propriété privée, n’étant plus soutenue par aucune force armée, n’existera plus qu’à titre d’ordre de choses spontané, système dans lequel les facteurs dominants de l’activité ne sont ni la crainte, ni l’appât du gain, mais la communauté de vie et l’intérêt de vivre. En résumé on travaillera parce que l’on aimera travailler, parce que l’on sentira qu’on pourra faire le travail avec soin, et parce que l’on saura que le produit de son travail sera utile, à soi-même et aux autres.
LA PÉRIODE TRANSITOIRE.
Soyons pratiques. Sur la possibilité d’une société libre et « communaliste », supposons que personne n’émet plus le moindre doute. La question à dis-cuter est celle de la période transitoire. Par quelles étapes passerons nous ou devrons-nous passer pour arriver à cette terre de liberté ?
Dans le cours des changements qui mèneront finalement à une société « sans gouvernement », et « absolument volontaire », il est probable que quelques institutions, basées sur la propriété, quoique dépourvues d’idéal, continueront à survivre pendant une longue période.
Faisons remarquer ici qu’il ne peut y avoir la moindre espérance de ce qu’un « idéal » de société pure et simple puisse être jamais réalisé. D’autre part un idéal, y compris le plus avantageux, est une chose incommode. L’idéal de Smith ou l’idéal de Brown peuvent convenir parfaitement, mais il est à peu près certain que l’idéal de Brown ne satisfera pas Smith tout comme celui de Smith ne satisfera pas un Brown. Nous voyons bien que la société s’oriente vers une forme communiste, mais nous espérons et nous escomptons que cette forme ne représentera l’idéal exact d’aucun parti ; nous voulons que cette société soit assez vaste pour enfermer une immense diversité d’institutions et d’habitudes, y compris une importante survivance des formes sociales actuelles. On peut dire que, sous certains aspects, une entente généreuse sur la question du paiement des salaires, sur une base parfaitement démocratique, susciterait plus de liberté qu’un anarchisme amorphe dans lequel chacun prendrait selon ses besoins.
Avec le système des salaires, un homme pourrait travailler deux heures s’il reconnaissait pouvoir vivre avec un salaire adéquat, tandis qu’un autre pourrait travailler huit heures et vivre avec un salaire de huit heures s’il en ressentait le besoin. Chacun jouirait alors d’une parfaite liberté morale. Si le système de salaires n’existe pas, l’homme qui ne travaillera que deux heures pourra avoir le sentiment d’exploiter la communauté — la communauté pourra ressentir le même sentiment — tant et si bien que, pour se tranquilliser, il se forcera à travailler huit heures comme tout le monde.
Tandis que la monnaie subsistera longtemps encore, servant pour le paiement des salaires, l’achat et la vente, etc. ; elle perdra son caractère rigide d’usage obligatoire à mesure que la mentalité se transformera. Son usage pourra acquérir l’élasticité de la coutume, disposée à la transformation si le sentiment général le demande. La propriété privée perdra son caractère virulent et ne sera déjà plus qu’une affaire d’usage ou de convenance. A mesure que le temps passerait, les comptes, les actes, se convertiraient en simples formalités comme ce qui a déjà lieu entre amis.
En fin de compte ne subsisterait plus que la coutume... se transformant lentement. Une chose sûre est que la forme des sociétés de l’avenir sera plus vitale, plus organique, plus véritablement humaine qu’elle l’a été ou qu’elle aurait pu l’être sous la domination rigide de la loi.
CE QUE NOUS VOULONS.
Il est des millions d’êtres humains qui travaillent dix et douze heures par jour, dans des conditions odieuses, en échange d’un salaire insuffisant.
Il est des millions de vieillards qui, ayant alimenté la richesse publique et édifié des fortunes particulières durant une carrière de vingt-cinq, trente ou quarante ans, tendent aux passants une main calleuse et décharnée, ou sollicitent leur entrée dans les asiles.
Il est des millions d’enfants, beaux et innocents, qui manquent d’alimentation et de la culture indispensables.
Il est des millions de femmes, belles, naturellement aptes à inspirer et ressentir l’amour, qui vivent dans l’horrible et dégradante irrégularité de la prostitution.
Il est des millions d’êtres vigoureux qui cherchent du travail, et qui, sans travail, manquent de tout le nécessaire. Il est des millions de jeunes gens arrachés au champ, à l’atelier, à leur famille, à leurs amours, en prévision de tueries incompréhensibles et criminelles.
Il est des millions de malheureux que la misère, l’ignorance et l’oppression poussent fatalement à enfreindre la loi dirigée contre eux, et, comme conséquence, qui gémissent dans les prisons et les bagnes.
Toute personne d’intelligence et de cœur doit vouloir que cela cesse.
Intrigants, ambitieux investis d’un mandat par la candeur populaire, rusés et imbéciles revêtus du caractère de fonctionnaires par complaisance gouvernementale, pillent le trésor public qu’alimente le prolétariat. Les ministres d’un dieu ridicule appuient sur l’absurdité des dogmes et la métaphysique des croyances la domination d’une classe et les privilèges qui l’accompagnent.
En leur grande ignorance et dans leurs habitudes de servitude, les multitudes acclament celui qui les fouette et les écrase ; elles accourent respectueusement sur le passage d’un grand qui les méprise ou les flatte, et elles acceptent passivement les conseils des endormeurs et de ceux qui prêchent la résignation.
Tous les esprits libres et tous les cœurs généreux désirent que cela prenne fin. Vivre, être heureux, être libres... c’est ce que veulent les anarchistes. Goûter le bien-être physique qu’assure une alimentation saine, un bon vêtement et une habitation commode. Cultiver notre intelligence, développer nos connaissances, enrichir notre cerveau avec les notions acquises, réjouir nos regards à la contemplation des œuvres maîtresses de l’art et de la nature, procurer à nos oreilles l’enchantement des pures harmonies, étudier d’un esprit indépendant les problèmes de la vie, promener librement notre curiosité à travers le monde, penser ce que nous inspirera notre raison éclairée, et confier à notre bouche audacieuse le soin d’exprimer nos. idées. C’est cela que nous voulons.
Et nous voulons aussi fonder le plus tôt possible un milieu social favorable au développement intégral de la personnalité humaine par le libre jeu des forces qui s’agitent en nous, et des passions qui nous impulsent, par le dégagement normal de nos affinités, par la noble radiation de nos sympathies. Nous voulons demander à la vie toutes les joies qu’elle contient.
L’HOMME EST-IL LIBRE ?
L’homme est libre ; le peuple est souverain et, cependant, sur son passage se dressent mille obstacles pour l’arrêter dans son chemin triomphal ; et, en dépit de la souveraineté du peuple, les fameux « souverains » gisent dans la plus pénible indigence.
L’homme est libre et, comme une insulte à sa liberté, on dresse des prisons mélancoliques, on proclame des bannissements, on dresse des échafauds.
L’homme est libre, et comme une bête indomptable, on le persécute et on lui donne la mort violente dans les massacres ou les guerres, ou bien on le fait mourir de consomption lorsqu’il ose s’élever au-dessus des multitudes, prétendant, tel un invincible titan, rompre le cercle de fer — formé par les préjugés séculaires et les « conventionnalismes » stupides — qui emprisonne tout le monde.
L’homme est libre, le peuple est souverain ! Et pour rendre esclaves le peuple et l’homme, on forge des lois criminelles ; pour noyer dans le sang les convulsions de la faim, on forme des armées. L’homme est-il libre ? Oh ! non, l’homme est esclave !
Note du traducteur : L’argumentation de notre ami Edward Carpenter n’est certainement pas nouvelle mais la clarté de sa critique ne peut que fournir une excellente base de discussion à ceux que préoccupe l’élaboration d’une société meilleure. Sa thèse d’une période transitoire a trouvé déjà de nombreux partisans mais aussi un nombre égal d’adversaires. Pour notre part, nous ne partageons pas cette conception. Cette fameuse période transitoire, « but » de certains, évoque l’idée de la stagnation. Or, quoique sachant que la société libertaire ne peut jaillir des entrailles du sol parfaite, comme par magie, nous croyons à la possibilité d’établir une société libertaire dans laquelle sera aboli le salariat et tous les vestiges des institutions qui attentent actuellement à la dignité humaine. La gangrène autoritaire a déjà fait assez de ravages. Faut-il que nous fassions des concessions à cette peste qui mine l’humanité ! Nous croyons avec Max Nettlau à la force créatrice de la liberté pure. Nous croyons en elle et non pas on la nécessité de ces atténuations que nous appelons faiblesse. Nous pensons, au contraire, que la période présente doit être celle de notre « effort libertaire » plus conscient, plus complet et plus direct. La seule société viable ne peut être que la société libertaire, société qui réalisera dès ses débuts la véritable égalité dans tous les domaines, condition sine qua non de son acheminement constant vers des formes plus parfaites de l’anarchie. S. V.
PARTAGE NOIR