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Cahier d’un milicien dans les rangs de la CNT-FAI [10]

samedi 1er avril 2023, par Albert Minnig (CC by-nc-sa)

Le Réveil anarchiste N°992 – 12 Février 1938

Nous passons ensuite devant un Café et je m’étonne de le voir fermé. On me répond qu’il n’est ouvert que les samedi et dimanche, car chacun peut avoir gratuitement à la coopérative des vins de tous les goûts. Nous rentrons de nouveau à la maison syndicale que nous inspectons en montant. On me fait remarquer que les planelles sont disposées en croix gammées et en en levant quelques-unes on voit à l’étage inférieur. A l’intérieur, je peux voir avec quel soin méticuleux le chatelain avait fait de sa demeure une vraie forteresse. Dans chaque pièce il suffit de tirer à soi de petits boutons, qui semblent cloués sur la tapisserie, pour avoir une petite meurtrière de 10 X 20 cm., laissant voir clans l’escalier et derrière chaque porte. La position de chacune a dû être longuement étudiée, car tous les coins et recoins de la cage d’escalier sont visibles. Un frugal repas nous est servi et nous mangeons tout en écoutant le récit de la révolution dans le village.

Le 20 juillet, les nouvelles venant de Lérida et Barcelone étaient très favorables, aussi les membres de la CNT n’hésitèrent-ils pas un instant, ne voulant pas attendre d’avoir les fascistes à leurs portes. Quelques membres se rendirent donc chez ce seigneur, grand propriétaire qui exploitait, d’accord avec les curés, toute la population de cette région. L’un d’eux se présenta à la porte et, comme d’habitude, tira la sonnette. La femme du tyran vint répondre sans méfiance et fut entraînée sans violence à une vingtaine de mètres. Son mari ne la voyant pute revenir se mit au balcon et commença par insulter et menacer les ouvriers de graves représailles. Ceux-ci gardèrent un calme absolu et l’invitèrent à se rendre s’il tenait qu’aucun mal ne soit fait à sa femme et à ses enfants. Il finit par s’apaiser et descendit sur la place. Après avoir été désarmé, il dut accompagner les camarades pour faire une perquisition à son logement.

De nombreuses armes et munitions y furent découvertes, un plan détaillé du village et des environs avec diverses inscriptions, ainsi qu’une volumineuse correspondance très compromettante pour lui. Les hommes de la CNT ne voulurent pas s’arrêter là, dirigèrent leurs pas du côté de l’église. Ils s’emparèrent sans difficulté des trois curés et une minutieuse visite des lieux leur fit découvrir tout un arsenal de guerre. Parmi les petits papiers de ces canailles, ils trouvèrent une liste portant les noms de trente-deux ouvriers à fusiller sitôt la révolte réussie.

Immédiatement la population fut assemblée et toutes les découvertes leur furent révélées. Tous demandèrent que justice soit faite et l’exécution fut fixée au lendemain au lever du jour, devant le cimetière. Le jour suivant, à 5 heures, les quatre coquins furent fusillés et aujourd’hui tous se félicitent d’avoir osé. Quelques autres fascistes qui n’avaient qu’une activité secondaire, essayèrent de fomenter un complot en se réunissant sous le nom de UGT, mais ils furent découverts et la majeure partie s’enfuirent sans clairons ni trompettes. Quelques semaines plus tard, la veuve du seigneur fut envoyée à Barcelone avec ses deux enfants.

Aujourd’hui les paysans ont réuni leurs terrains à ceux qui appartenaient à ces senors et ils les cultivent en collectivité. La majeure partie des produits sont échangés à Lérida contre tout ce qui peut être nécessaire aux habitants. Nous passerons la soirée avec un camarade resté au village pour cause de maladie. A minuit, nous rentrons à la maison syndicale où, paraît-il, une chambre est prête pour nous et je souris de bon cœur quand on m’apprend que c’était la chambre à coucher du gros propriétaire et de sa femme. C’est avec joie que nous nous glissons entre ces draps luxueux pour dormir d’un sommeil plein de rêves.

Le lendemain, je suis obligé à contre-cœur de me séparer de ces braves gens qui sont déjà pour moi de bons amis. Ils m’invitent, pour quand je reviendrai de Suisse, à venir travailler avec eux. Nous montons dans une de ces légendaires carrioles espagnoles à deux roues et recouverte en demi-cercle par une toile grise. Beaucoup d’habitants sont venus nous saluer et nous partons accompagnés d’une ovation enthousiaste. Nous descendons de nouveau à Fraga, que nous visitons aussi ; là encore, les habitants se sont organisés en collectivité. Le car postal nous transportera rapidement à Lérida, où nous avons la chance de trouver Chevalier et Pianta. Le même jour, nous arrivons à Barcelone, où la vie noue semble changée.

Nous ne voyons plus beaucoup de drapeaux rouge et noir, CNT-FAI, ni de joyeux miliciens en permission. Les chaises des Rambla sont occupées par des senors ne paraissant pas être du peuple et les hauts parleurs ne diffusent plus leurs belles chansons révolutionnaires. Aux bâtiments officiels flottent les drapeaux républicains et le milicien qui réglementait la circulation avec un petit drapeau a été remplacé par un garde d’assaut, mieux armé qu’un soldat partant à l’attaque. A l’hôtel, impossible d’obtenir plus de deux plats et des queues sans nombre sont organisées devant les débits de tabac, viande, pain. Les restaurants chics semblent avoir changé leur clientèle, car les tables sont occupées par des senora aux visages sévères, qui posent sur nous un regard dédaigneux et leurs lèvres se plissent de dégoût. Après quatre jours de démarches compliquées, je réussis enfin à faire légaliser mon passe-port par la Généralité.

Mon départ est fixé au dimanche, à 19 heures, et je profite des derniers instants pour faire mes adieux à toutes mes connaissances. Chevalier, Planta et Monnier viennent m’accompagner jusqu’à la gare et me disent leur impatience de venir se reposer dans leurs familles. Nous nous séparons bien tristement, eux avec le regret de ne pouvoir partir et moi avec le regret de les quitter. A 3 heures, le train arrive à Port-Bou, qui a été bombardée à plusieurs reprises. L’animation joyeuse qui remplissait les rues à mon premier passage a complètement disparu et j’ai mille peines à me faire servir un petit déjeuner. A 9 heures. j’arrive à Cerbère, première station française, et je dis adieu à l’Espagne, espérant quand même y revenir un jour.

Voir en ligne : Pour le bien de la révolution, Minning Albert et Gmür Edi. Les éditions Atelier de création libertaire