Mon espoir d’aller dans la région de l’Ukraine contrôlée par Nestor Makhno ne put hélas ! être réalisé. Dix ans avant la collectivisation forcée de Staline, les lopins de terre des petits paysans ne leur avaient pas encore été pris. Ils se plaignaient pourtant des nombreuses livraisons qu’on leur imposait de faire et du manque de biens de consommation produits par la ville. Ils ne voulaient pas entendre parler du communisme. J’entendis à Poltava un jeu de mots sur le communisme : à la question « Komu ? », on répondait ironiquement « Nas ! » (pour nous). C’était un clin d’œil aux « vestes de cuir », qui, au nom du gouvernement communiste, venaient prélever la dîme, et plus encore.
A Iekaterinoslav, on se racontait une blague d’une subtilité toute paysanne : un agitateur communiste explique à des paysans ce qu’est le communisme.
— Si tu avais deux chevaux, dit-il à l’un, et ton voisin aucun ne serait-il pas juste que tu partages tes chevaux avec lui ?
— Pourquoi pas ?
répond le paysan.
— Si maintenant tu avais deux vaches, ne lui en céderais-tu pas une aussi ?
— Je pourrais !
— Et si tu avais deux cochons, tu lui en donnerais bien sûr un aussi, n’est-ce pas ?
— Non !
répond brusquement le moujik.
— Comment ça, tu veux bien partager tes chevaux et tes vaches avec lui, mais pas tes cochons ? Je ne comprends pas...
— C’est pourtant simple : je ne possède ni chevaux ni vaches, mais par contre j’ai des cochons !
A Kiev, on nous demanda, à Paul Freeman et à moi-même, d’adresser quelques mots aux participants d’un meeting en plein air. Je parlai des derniers grands événements politiques allemands d’avant mon départ, du putsch de Kapp (mars 1920) qui fut empêché grâce à la grève générale des travailleurs allemands. Paul Freeman conclut sa courte allocution sur l’Australie par : Tout ce que fait la classe ouvrière est all right (bien, parfait), tout ce que fait par contre la classe capitaliste est all wrong (mal, injuste)
. Il récolta un tonnerre d’applaudissements. Cette généralisation démagogique ne me dit rien de bon. En regard de l’isolement diplomatique de la Russie soviétique dans tes années 1919-1920, les sympathies du mouvement ouvrier international étaient pour Moscou plus précieuses que jamais. En mars 1919 fut créée la Troisième internationale, ou Internationale communiste, une prématurée, qui avait la tête à Moscou mais n’avait pas encore de membres en dehors de la Russie, car il n’existait pratiquement pas de partis communistes à l’époque. L’aile gauche du mouvement ouvrier international était représentée par 105 syndicalistes et anarchistes, dont Lénine briguait les faveurs.