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Camillo Berneri (Octobre 1936) : « Abolition et extinction de l’Etat »

mardi 23 novembre 2021, par Camillo Berneri (CC by-nc-sa)

Guerra di classe n°3 - 24 octobre 1936

Tandis que nous, anarchistes, nous voulons l’abolition de l’État, par la révolution sociale et la constitution d’un ordre nouveau autonomiste-fédéral, les léninistes veulent la destruction de l’État bourgeois, et en outre la conquête de l’État par le « prolétariat ». L’État « prolétaire » - disent-ils - est un semi-État puisque l’État intégral est le bourgeois, détruit par la révolution sociale. Et même ce semi-État mourrait, selon les marxistes, de mort naturelle.

Cette théorie de l’extinction de l’État, qui est à la base du livre de Lénine État et Révolution a été puisée par lui chez Engels qui, dans La Science subversive de M. Eugène Dühring, dit :

Le prolétariat s’empare du pouvoir de l’État et transforme les moyens de production d’abord en propriété de l’État. Mais par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il supprime toutes les différences de classes et tous les antagonismes de classes et, par suite, aussi l’État en tant qu’État. La société telle qu’elle était et telle qu’elle est jusqu’à présent, qui se meut à travers les antagonismes de classes, avait besoin de l’État, c’est-à-dire d’une organisation de la classe exploiteuse, en vue de maintenir ses conditions extérieures de production, en vue notamment de maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression exigées par le mode de production existant (esclavage, servage, travail salarié). L’État était le représentant officiel de la société tout entière, sa synthèse en un corps visible, mais il ne l’était que dans la mesure où il était l’État de la classe qui, elle-même, représentait en son temps la société tout entière : État des citoyens propriétaires d’esclaves dans l’antiquité, État de la noblesse féodale au moyen âge, État de la bourgeoisie de nos jours. Mais en devenant enfin le représentant véritable de la société tout entière, il se rend lui-même superflu. Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à maintenir dans l’oppression ; dès que sont supprimés, en même temps que la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle, fondée dans l’ancienne anarchie de la production, les collisions et les excès qui en résultaient, il n’y a plus rien à réprimer et une force spéciale de répression, un État, cesse d’être nécessaire. Le premier acte par lequel l’État s’affirme réellement comme le représentant de la société tout entière - la prise de possession des moyens de production au nom de la société - est en même temps le dernier acte propre de l’État. L’intervention du pouvoir d’État dans les relations sociales devient superflue dans un domaine après l’autre, et s’assoupit ensuite d’elle-même. Au gouvernement des personnes se substituent l’administration des choses et la direction du processus de production. L’État n’est pas « aboli » ; il dépérit. C’est de ce point de vue qu’il faut apprécier la phrase : « État populaire libre », tant dans son intérêt passager pour l’agitation que dans son insuffisance scientifique définitive ; de ce point de vue doit être appréciée également la revendication de ceux qu’on appelle les anarchistes, qui veulent que l’État soit aboli du jour au lendemain.

Entre l’État-Aujourd’hui et l’Anarchie-Demain il y aurait le semi-État. L’État qui meurt est l’État en tant qu’État, c’est-à-dire l’État bourgeois. C’est dans ce sens qu’il faut prendre la phrase qui à première vue semble contredire la thèse de l’État socialiste. Le premier acte par lequel l’État s’affirme réellement comme le représentant de la société tout entière, - la prise de possession des moyens de production au nom de la société, - est en même temps le dernier acte propre de l’État. Prise à la lettre et détachée de son contexte, cette phrase signifierait la simultanéité temporelle de la socialisation économique et de l’extinction de l’État. De même aussi, prises à la lettre et détachées de leur contexte, les phrases relatives au prolétariat se détruisant lui-même en tant que prolétariat dans l’acte de s’emparer de la puissance de l’État signifierait le non besoin de l’« État prolétaire ». En réalité, Engels, sous l’influence du « style didactique », s’exprime de façon malheureuse. Entre l’aujourd’hui bourgeois-étatique et le demain socialiste-anarchiste, Engels reconnaît une chaîne de temps successifs, dans lesquels l’État et le prolétariat demeurent. A jeter de la lumière dans l’obscurité... dialectique est l’allusion finale aux anarchistes qui veulent que l’État soit aboli du jour au lendemain, c’est-à-dire qui n’admettent pas la période transitoire en ce qui concerne l’État, dont l’intervention, selon Engels, devient superflue dans un domaine après l’autre, c’est-à-dire graduellement.

Il me semble que la position léniniste sur le problème de l’État coïncide exactement avec celle prise par Marx et Engels, quand on interprète l’esprit des écrits de ces derniers sans se laisser tromper par l’équivoque de certaines formules.

L’État est, dans la pensée politique marxiste-léniniste, l’instrument politique transitoire de la socialisation, transitoire pour l’essence même de l’État, qui est celle d’un organisme de domination d’une classe sur l’autre. L’État socialiste, en abolissant les classes, se suicide. Marx et Engels étaient des métaphysiciens auxquels il arrivait fréquemment de schématiser les processus historiques par amour du système.

Le prolétariat qui s’empare de l’État, lui octroyant toute la propriété des moyens de production et se détruisant lui-même en tant que prolétariat et l’État en tant qu’État, est une fantastique métaphysique, une hyposthase [1] politique d’abstractions sociales.

Ce n’est pas le prolétariat russe qui s’est emparé de la puissance de l’État, mais bien le parti bolchévique qui n’a pas détruit du tout le prolétariat et qui a en revanche créé un capitalisme d’État, une nouvelle classe bourgeoise, un ensemble d’intérêts liés à l’État bolchévique, qui tendent à se conserver en conservant cet État.

L’extinction de l’État est plus que jamais lointaine en URSS, où l’interventionnisme étatique est toujours plus vaste et oppressif et où les classes ne sont pas en disparition.

Le programme léniniste de 1917 comprenait ces points : suppression de la police et de l’armée permanentes, abolition de la bureaucratie professionnelle, élections à toutes les fonctions et charges publiques, révocabilité de tous les fonctionnaires, égalité des salaires bureaucratiques avec les salaires ouvriers, maximum de démocratie, concurrence pacifique des partis à l’intérieur des soviets, abrogation de la peine de mort. Pas un seul de ces points du programme n’a été réalisé.

Nous avons en URSS un gouvernement, une oligarchie dictatoriale. Le Comité central (dix-neuf membres) domine le Parti communiste russe, qui à son tour domine l’URSS.

Tous ceux qui ne sont pas des « sujets » sont taxés de contre-révolutionnaires. La révolution bolchévique a engendré un gouvernement « saturnique » [2] qui déporte Riazanov, fondateur de l’Institut Marx Engels, au moment où il prépare l’édition intégrale et originale du Capital ; qui condamne à mort Zinovief, président de l’Internationale Communiste, Kamenef et beaucoup d’autres parmi les meilleurs propagateurs du léninisme, qui exclut du parti, puis exile, puis expulse de l’URSS un « duce » comme Trotsky qui, en somme, s’acharne contre quatre-vingt pour cent des partisans du léninisme.

En 1920 Lénine faisait l’éloge de l’autocritique au sein du Parti Communiste et parlait des « erreurs » reconnues par le « parti » et non pas du droit du citoyen à dénoncer les erreurs, ou celles qui lui semblent telles, du parti au gouvernement. Quand Lénine était dictateur, quiconque dénonçait avec éclat les mêmes erreurs que Lénine lui-même reconnaissait rétrospectivement, risquait ou subissait l’ostracisme, la prison ou la mort. Le soviétisme bolchévique était une atroce plaisanterie même pour Lénine, qui vantait la puissance de démiurge du comité central du Parti Communiste russe sur toute l’URSS en disant : Aucune question importante, soit d’ordre politique, soit relative à l’organisation, n’est décidée par une institution étatique de notre République, sans une instruction directrice émanant du comité central du Parti.

Qui dit « État prolétaire » dit « capitalisme d’État » ; qui dit « dictature du prolétariat » dit « dictature du parti communiste » ; qui dit « gouvernement fort » dit « oligarchie tzariste des politiciens ».

Léninistes, trotskistes, bordighistes, centristes ne sont divisés que par des conceptions tactiques dif-férentes. Tous les bolchéviques, à quelque courant ou fraction qu’ils appartiennent, sont des partisans de la dictature politique et du socialisme d’État. Tous sont unis par la formule : « dictature du prolétariat », formule équivoque qui correspond au « peuple souverain » du jacobinisme. Quel que soit le jacobinisme, il est destiné à faire dévier la révolution sociale. Et quand elle dévie, « l’ombre d’un Bonaparte » se profile.

Il faut être aveugle pour ne pas voir que le bonapartisme stalinien n’est que l’ombre horrible et vivante du dictatorialisme léniniste.


[1Hyposthase : en théologie le mot équivaut à « nuance », ainsi le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois hyposthases d’une même substance divine. Ici l’acte de la prise du pouvoir par le prolétariat est une hyposthase qui contient plusieurs processus magiques : destruction de l’État, du prolétariat.

[2« Saturnique », allusion au mythe de Saturne qui mange ses propres enfants (voir le tableau de Goya), le Parti a « dévoré » Trotsky, puis Staline, puis Khrouchtchev, etc.