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[01] Augustin Souchy - Simon Radowitzsky

dimanche 16 août 2020, par Augustin Souchy (CC by-nc-sa)

Qui aurait pu prévoir que le petit Simon Radowitzky, né en 1889 dans le village ukrainien de Stepanitz, deviendrait le 14 novembre 1909 l’auteur d’un attentat contre le préfet de police de Buenos Aires, et expierait cet acte en passant 21 ans dans le sinistre pénitencier d’Ushuaia en Terre de Feu ? Qu’est-ce qui poussa cet adolescent sentimental à cet acte de violence si étranger à sa personnalité ? On ne peut comprendre cette tragédie humaine qu’en la resituant dans le contexte social de l’époque.

Afin d’assurer une éducation scolaire à ses enfants, le père de Radowitzky, élevé dans le Talmud, s’établit avec sa famille dans la ville industrielle voisine, Iekaterinoslav. Le jeune Simon apprit ainsi les rudiments de la lecture, de l’écri­ture et du calcul. Mais la misère força le père à retirer son enfant, âgé de dix ans, de l’école. Apprenti serrurier, Simon était nourri et logé, mais il lui fallait travailler de six heures le matin à huit heures le soir, avec seulement de courtes pauses pour manger. L’enfant, qui n’avait pas encore onze ans, dormait sur une couchette, sous la table de l’appartement du maître. De là, il pouvait jusque tard dans la nuit suivre les conversations des camarades d’études de la fille du maître, qui parlaient de politique, de l’oppression du peuple par le régime tsariste et des luttes de libération sociales. Des mots nouveaux, des idées étranges, un monde inconnu se révélaient à lui. Ces « cours du soir » — comme il les appela plus tard en m’en parlant — eurent une grande influence sur la formation intellectuelle du jeune indiscret, ainsi que sur son futur militantisme socialiste révolutionnaire.

A quatorze ans, Simon Radowitzky entra dans une usine métallurgique de Iekaterinoslav. En 1904, les ouvriers de l’en­treprise se mirent en grève pour l’abaissement de la journée de travail de 12 à 10 heures. Au cours d’une charge de cosa­ques contre une manifestation de rue des grévistes, le jeune ouvrier métallo est si grièvement blessé d’un coup de sabre à la poitrine qu’il doit rester six mois cloué sur un lit d’hôpi­tal. A peine rétabli, le jeune socialiste de quinze ans est condamné à quatre mois de prison pour diffusion de tracts.

C’est la Révolution de 1905 qui va fixer le sort de Radowitzky. La tempête d’indignation qui soulève toute la Russie, après le dimanche sanglant de Saint-Petersbourg du 22 juillet 1905, souffle aussi sur Iekaterinoslav. Simon Radowitzky, qui malgré son âge est élu second secrétaire du soviet (conseil d’entreprise) de l’usine Brandsi Zavot, fait hurler les sirènes : c’est le signal convenu entre les ouvriers pour descendre dons la rue. Cette audace pouvait coûter la déportation en Sibérie au jeune homme de seize ans. Pressé par ses parents et amis de fuir à l’étranger, il parvint à s’embarquer à Hambourg en direction de l’Argentine.

Qu’est-ce qui l’attend dans cette « terra incognita » qu’est pour lui le nouveau continent ? Va-t-il concentrer ses jeunes énergies sur l’acquisition de richesses personnelles ? Ou va-t-il prendre part aux luttes ouvrières dans cette nouvelle région ?
Le jeune immigrant n’a guère comme bagage qu’un cœur qui bat avec passion. Il trouve un travail à la forge Zamboni, adhère au syn­dicat, apprend la langue du pays et lit le quotidien anarchiste La Pro­testa. Il y trouve les idées et les fondements théoriques de ce que, jusque-là, il ne connaissait que par ses actes. Les libertés politiques existent bien au pays de La Plata, mais l’exploitation, la misère et l’ignorance y règnent aussi, et les travailleurs doivent se battre pour l’améliora­tion de leur condition économique et leur promotion sociale.

Le 1er mai 1909, jour chômé dans toute l’Amérique latine en souvenir des martyrs de Chicago, les syndicats organisent, comme les années précédentes, leur traditionnelle manifestation. Ils revendiquent le raccourcissement de la journée de travail, qui varie de dix à douze heures, et l’amélioration des conditions de travail. Le colonel Ramón Falcón, préfet de police de Buenos Aires a bien interdit la manifestation, mais les travailleurs entendent faire respecter leur droit, garanti par la Constitution. Trente mille manifestants sont rassemblés sur la Plaza Lorea ... Le colonel Falcón, arrivé avec ses policiers, donne l’ordre de tirer. Bilan : huit morts, quarante blessés. Le massacre soulève l’indignation. Les ouvriers de­mandent la destitution et la condamnation de la brute, soutenue par le gouvernement. Le lendemain, la grève de protes­tation, appelée par les syndicats, paralyse tout le pays. Le gouvernement ferme les syndicats, interdit la presse ouvrière et arrête tous les leaders ouvriers radicaux. Une semaine plus tard, le calme est revenu, les prisonniers sont libérés, les journaux peuvent reparaître et les syndicats reprendre leurs activités, les ouvriers retournent au travail. Quant au préfet de police coupable, il reste en fonction, aucun juge ne lui demande des comptes.

Simon Radowitzky, qui était présent à la manifestation et a vu tomber des camarades à ses côtés, se souvient de ce que lui ont fait les cosaques de la Russie tsariste. Le besoin de solidarité et de justice le tenaille : S’il n’y a pas de jus­tice en haut, me suis-je dit, il faut qu’elle vienne d’en bas ; et si la conscience collective manque, la conscience individuelle doit y suppléer ; c’est ce qui me poussa, à l’âge de dix­-neuf ans à faire vengeance, me raconta-t-il trente ans après.

Le 14 novembre 1909, six mois après les sanglants événements de mai, les journaux du soir annoncent en grandes manchettes que le préfet de police Ramón Falcón a été victime d’un attentat. Les travailleurs apprennent la nouvelle avec satisfaction, mais c’est la panique au gouvernement. Dans l’hypothèse d’un complot anarchiste prémédité, il prend des mesures draconiennes. L’état d’urgence est proclamé pour deux mois, la confédération syndicale FORA est dissoute, la presse socialiste et anarchiste interdite, de nombreuses personnes sont arrêtées.

Bientôt cependant, on apprend que l’auteur de l’attentat est un solitaire, qui a projeté tout seul l’attentat, l’a lui-­même préparé et a agi sans l’aide de quiconque. Il a lui-même préparé l’explosif dans l’atelier où il travaillait comme serrurier, s’est acheté un revolver avec l’argent qu’il a épargné sur son salaire. La bombe lancée dans la calèche a tué la victime sur le coup. Mais, dans la nervosité, l’auteur de l’attentat, qui a dirigé l’arme contre lui pour se soustraire à l’arrestation, rate son suicide. La balle évite le cœur. La blessure est sérieuse mais non mortelle. Devant le juge, Si­mon Radowitzky déclare : J’ai tué l’homme qui a commis le massacre des ouvriers, le premier mai, à la tête de ses cosaques. Comme beaucoup d’autres, mon cœur saigna cet après-midi-là. Mon acte fut un acte de justice. J’aspire à un avenir meilleur, plus libre, plus digne pour l’humanité.

La peine de mort ne peut être prononcée contre l’accusé, encore mineur. Il est condamné à la réclusion à perpétuité, dont vingt ans à l’isolement. Il devra purger sa peine au sinistre pénitencier d’Ushuaia, en Terre de Feu. Il va désormais y passer sa triste existence, bien souvent au pain sec et à l’eau, dans des cachots humides et sombres. Il est traité avec d’autant plus de sévérité par le directeur de la prison qu’il ne regrette pas son geste.

Dix ans avaient passé. En vain ses compagnons d’idées, les syndicats et les socialistes avaient demandé la libération du prisonnier enterré vivant dans la lointaine Terre de Feu. De temps à autre, des récits faisaient mention du comportement exemplaire de l’auteur de l’attentat politique, qui, malgré toutes les misères, conservait sa dignité et faisait constamment preuve de solidarité avec ses compagnons de bagne. La presse libérale s’intéressait à lui. Des intellectuels de gauche et des philanthropes bourgeois, considérant que dix ans suffisaient à expier un acte désintéressé, firent chorus pour demander l’amnistie. La libération attendue pour le jour de ses dix ans de prison n’ayant pas eu lieu, des compagnons d’idées voulurent l’aider à fuir. Le plan réussit, le fugitif et les complices débarquèrent, pleins d’espérance comme jadis Magellan, à la pointe sud du Chili, près de Punta Arenas. Mais l’optimisme tourna à la déception lorsque les Chiliens ramenèrent le célèbre mais redouté auteur d’attentat dans son froid enfer de la Terre de Feu. Une nouvelle période de souffrance commençait pour le prisonnier.

Une commission parlementaire, venue enquêter sur le terrain écrivit dans son rapport que les détenus y étaient traités inhumainement et que le pénitencier d’Ushuaia n’avait nullement volé sa sinistre réputation. La campagne pour la grâce de Radowitzky reprit de plus belle, mais il fallut encore onze ans pour qu’elle aboutisse. Ce fut señora Medina de Botano, épouse de l’éditeur du quotidien libéral Crítica, qui réussit à obtenir du président Yrigoyen la libération du célèbre prisonnier en 1930.

Lorsque Radowitzky entama sa peine, il était un jeune homme de dix-neuf ans plein d’avenir ; lorsqu’il quitta le pénitencier, c’était un homme mûr de quarante ans. Sa santé était fortement ébranlée, mais son esprit était intact. Vingt et un ans de souffrances physiques et morales n’avaient pas réussi à ébranler sa foi en l’humanité.

Expulsé d’Argentine, Simon Radowitzky trouve asile dans l’Uruguay voisin. Avec le premier argent qu’il gagne une fois libre, il offre des cadeaux à ses amis et à leurs enfants : faire la joie des autres lui procure le bonheur et l’apaisement. Le professeur Luce Fabbri rapporte à propos des premiers temps de son séjour à Montevideo :

Un jour, il vint avec une belle serviette qu’il m’offrit. Je lui recommandai de faire attention à ses maigres moyens et do ne pas être aussi généreux. Il me regarda chagriné et répondit tout bas : J’ai été si longtemps privé de ce bonheur d’offrir. Je venais de lui gâter sa joie.

Malgré ses dizaines d’années de cellule, Simon Radowitzky n’était pas homme à se retirer dans sa coquille. Après le coup d’État de mars 1933 en Uruguay, il s’engagea dans la lutte clandestine contre le dictateur Gabriel Terra. Il fut arrêté et déporté sur une île déserte (Isla de Flores). L’ambassade soviétique lui offrit de retourner dans son pays natal, mais il refusa d’aller dans un pays où ses compagnons d’idées étaient eux-mêmes persécutés.

La vie de Simon Radowitzky, ses actions et ses souffrances m’étaient depuis longtemps connues lorsque je le rencontrai. Dans les années vingt, je m’étais efforcé d’attirer l’attention du public sur son cas, par des articles dans la presse de gauche en Suède et en Allemagne. Le 6 décembre 1929, je pris la parole avec Rudolf Rocker, lors d’un meeting de protestation à la Boekers Festsäle de Berlin, Weberstraße 17, à propos de Radowitzkv. L’assemblée adopta une résolution demandant l’amnistie au gouvernement argentin.

Simón Radowitzky sur le front d’Aragon pendant la guerre civile espagnole en 1937.

C’est en 1936, à Barcelone, que je fis personnellement connaissance avec le silencieux prisonnier d’Ushuaia. Il était venu en Espagne afin de prendre part à la lutte contre le putsch du général Franco et participer à la révolution so­ciale. L’homme de quarante-sept ans partit comme milicien sur le front d’Aragon et travailla plus tard à la commission culturelle des syndicats. Son visage aux traits réguliers laissait voir un être équilibré, son fort menton indiquait l’énergie et la décision, ses yeux luisaient de bonté. Il plaça toujours l’abnégation au-dessus de son intérêt particulier : lorsqu’en pleine pénurie alimentaire, une bouteille de lait lui échouait entre les mains, il en faisait immédiatement don à une femme enceinte, disant qu’elle avait plus besoin de ce lait que lui­-même.

Après la défaite de la République, Radowitzky trouva une nouvelle patrie dans le Mexique hospitalier, en tant que réfugié espagnol, sous le nom de Raúl Gómez. Au pays de la Révolution « institutionnelle », où la révolution sociale était devenue évolutionniste et où le mouvement ouvrier cherchait à atteindre le bien-être pour tous par la voie pacifique, il ne pensa guère aux attentats, car la violence n’était pas pour lui une fin en soi. Là, en plus de dix ans d’amitié, j’eus l’occasion d’apprécier la force de son caractère. Après la Seconde Guerre mondiale, nous travaillâmes un temps ensemble à la section mexicaine de l’international Rescue and Relief Comittee, aidant les réfugiés politiques dans l’Europe à demi affamée, essentiellement par l’envoi de médicaments.

les dernières années de la vie de Radowitzky furent bien tristes. Son corps, épuisé par les années de prison, était de­venu faible et fragile. Lorsqu’il n’était pas à l’hôpital, il passait ses journées sous la mansarde d’une cage à poules qui lui servait de logis. Lorsqu’il mourut, le 29 février 1956, des groupes de réfugiés espagnols et autres migrants lui rendirent les derniers hommages. La même année, je publiai sa biographie sous le titre Una vida por un ideal.

Avec Simon Radowitzky s’en allait un des derniers survivants de la Révolution russe de 1905 et l’un des plus purs idéalistes du mouvement ouvrier international. Ce n’était pas un théoricien : les seuls écrits qu’il nous a laissés sont ses lettres de prison qui furent publiées à plus de trente mille exemplaires en Argentine. Radowitzky était un homme d’action au plus profond de lui-même. Les discussions sur les thèmes abstraits n’étaient pas pour lui. Il mettait la justice sociale en pratique, en grand comme en petit, en public comme dans la vie privée. Il n’avait rien de commun avec ces terroristes fana­tiques actuels, qui pour atteindre leurs buts n’hésitent plus à sacrifier la vie des innocents. Son seul acte de vengeance fut de châtier un coupable protégé par l’autorité de l’État. Il ne luttait pour aucun nationalisme, pour aucune domination de classe, fût-elle prolétaire. Aucun peuple amoureux de liberté et de paix n’a à craindre les terroristes de sa trempe. Les vers qu’Edwig Lachmann dédia à son mari, Gustav Lan­dauer, comptent aussi pour Simon Radowitzky :

Il ne choisit pas, il n’eut pas le choix
N’aspirant pas à la récompense, là était sa force
Il suivit la voie que son cœur lui dicta
Oublieux des épines et des dangers
Prêt à affronter un lourd destin
Il n’eut d’autre but que le bonheur sur Terre
Courant après ses plus folles chimères.