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Un de ceux qui firent la CGT : Paul Delesalle

mardi 25 juillet 2023, par Jean Maitron (CC by-nc-sa)

Paul Delesalle n’est plus. Le mardi 13 avril nous fûmes une trentaine — quelques compagnons des luttes d’antan et quelques amis — à l’accompagner au Père-Lachaise et l’on ne peut que regretter l’absence d’une délégation ouvrière à une telle cérémonie. Certes Chambelland avait été chargé d’apporter les excuses de Léon Jouhaux empêché, mais on eût aimé, et Paul Delesalle eût aimé, que d’authentiques prolétaires, délaissant l’usine ou l’atelier, soient venus dire adieu à l’aîné qui durant toute une vie s’était, sans compter, dévoué à la cause de l’émancipation ouvrière. Il eût aimé non des obsèques solennelles et guindées, mais un adieu fraternel et viril où, entre combattants d’une même cause, on eût évoqué le passé... et préparé l’avenir. Cela n’a pas été. Du moins Maurice Dommanget sut-il retracer en termes émus les grandes étapes de la vie du probe militant que fut Paul Delesalle [1].
Chambelland, qui l’a vu une dernière fois alors que la mort avait enfin mis un terme à ses souffrances, nous disait les attentions touchantes de son admirable compagne qui avait tenu à épingler sur la poitrine du militant son vieil insigne de la CGT. Par delà la mort, Paul Delesalle restait ainsi fidèle à lui-même, fidèle aux premiers enthousiasmes de sa jeunesse, fidèle à sa classe, et c’est en témoignage de profonde admiration que j’essaierai ici, pour ceux qui n’ont pas connu les temps héroïques du syndicalisme, de retracer à grands traits cette vie, qui restera un exemple.


Paul Delesalle.

Paul Delasalle naquit le 29 juillet 1870 à Issy-les-Moulineaux. Son père et sa mère connurent comme tant d’autres la dure condition ouvrière, à un moment où nulle loi sociale ne garantissait le salarié contre un patronat de combat aux dents longues. Le père ouvrier ajusteur et fraiseur, n’avait pas une âme de révolté. Il limitait son ambition à économiser chichement et n’aurait pas sacrifié quelques sous à l’achat d’une brochure. La mère, couturière, dut très vite abandonner son métier pour élever la « nichée » [2] et se consacrer aux tâches ingrates du foyer. Aussi la vie à la maison s’écoula-t-elle grise et morne et les joies tant prônées de la famille ne laissèrent-elles aucune trace dans la mémoire de Paul qui notera seulement, lorsqu’il aura l’occasion de parler de ces années : Je n’ai pas toujours mangé à ma faim étant tout enfant  [3]. Années de misère dans un foyer uni où le manque d’argent apporte chaque jour ses soucis renouvelés. Une seule date a marqué : 1883, l’année où Paul est reçu à son certificat d’études. Mais le grand liseur qu’il sera doit abandonner aussitôt l’école et c’est l’apprentissage aux côtés du père à la maison Foucher, boulevard Jourdan. Trois ans et demi durant, le jeune garçon se familiarise avec les machines qui, après avoir réduit le salarié à la condition d’esclave, finiront bien un jour par concourir à son affranchissement. Années pénibles encore où l’enfant ne gagne rien qu’une gratification en fin de mois. Mais très vite Paul comprend que l’ouvrier doit conquérir ce que la bourgeoisie réserve jalousement pour ses fils : la culture. Il lit, il étudie. Après les longues journées de 10 et 12 heures, il va suivre les cours que la Ville de Paris organise pour les jeunes apprentis et une médaille de dessin industriel qui lui fut décernée en 1888 atteste l’ardeur qu’il mit à apprendre.

Son apprentissage terminé, il reste dans la même maison encore deux ans — jusqu’au 18 juillet 1890. Ouvrier qualifié, il change, après cette date, fréquemment de patron afin de se familiariser avec d’autres techniques. Successivement il travaille à l’Imprimerie Chaix, rue Bergère ; chez Rayasse, ingénieur, rue de Crimée ; chez Deschiens, spécialisé dans la télégraphie et l’horlogerie électrique, boulevard St-Michel ; chez Bréguet, rue Didot ; puis un beau jour — après quelques semaines de chômage — le voilà parti « sur le trimard ». Paris ne suffit plus au jeune homme avide d’élargir ses horizons. Il fait son baluchon et, plus riche d’idéal que d’écus, il s’en va au soleil des grandes routes. La France même est trop petite et il pousse jusqu’à Bruxelles. C’est là qu’il fait la connaissance de Léona qui sera sa dévouée compagne. Il revient à Paris puis, au printemps de 1893, il se lance dans un nouveau voyage. Cette fois, c’est le Sud qui l’attire et spécialement l’Espagne avec sa Catalogne, terre élue de l’anarchisme. Il séjourne à Barcelone puis revient à Cette avec Villeval, un compagnon de trimard, et, de là, entreprend une sorte de tour de France, travaillant ici, s’arrêtant là, au hasard des rencontres ou de la fantaisie. Montpellier, Nîmes, Avignon, Valence, Lyon, Dijon seront les principales étapes de ce périple qui le ramènera à Paris fin 1893.

Depuis longtemps, Paul est devenu un homme. A un moment où les fils de bourgeois pensent aux études, au jeu, aux amours de vingt ans, le fils d’ouvrier est aux prises avec l’âpre lutte pour l’existence. Dure mais excellente école au fond pour une âme bien trempée. Aussi, dès 1891, une note parue dans La Révolte , journal anarchiste de Jean Grave, annonce que le compagnon P. Delesalle se charge de la correspondance du groupe anarchiste du XIVe [4]. Un rapport de police d’avril 1892 classe le jeune homme parmi les cent et quelques militants que compte le parti anarchiste à Paris [5]. Ce même mois, le 22, il est arrêté et reste à Mazas dix-huit jours, le temps de laisser passer l’échéance toujours redoutable du 1er mai. Le 7 janvier 1893 enfin, il adhère à la Chambre syndicale des ouvriers en instruments de précision qui n’a que quelques mois d’existence [6]. Dès lors, Delesalle est un militant et les pouvoirs publics ont l’œil sur lui ; il suffit, pour s’en rendre compte, de feuilleter les nombreux rapports de police qui le suivent sur les routes de France lorsqu’il accomplit son voyage dans le Midi.

Mais pourquoi Delesalle est-il anarchiste ? Il faut, si l’on veut comprendre, revivre le passé. A cette époque le socialisme est scindé en deux grands courants : d’un côté, les socialistes « autoritaires » éparpillés dans les multiples chapelles : guesdiste, broussiste, blanquiste..., de l’autre, les libertaires dont le prestige est grand, qui promettent un saut immédiat de l’ère de la fatalité dans celle de la liberté, pour reprendre l’expression d’Engels. L’âme de Delesalle, éprise de justice sociale et de pureté, fut sensible à cette conception sans doute simpliste mais absolue d’une Révolution dont se portaient garants, non seulement des ouvriers comme Grave ou Pouget, mais des savants comme Elisée Reclus ou Kropotkine, des écrivains de talent comme Mirbeau et toute une pléiade d’artistes et de poètes.

1892-1894, c’est l’époque troublée des attentats, époque de Ravachol, d’Emile Henry, de Vaillant, de Caserio, époque de cette geste romantique de l’anarchie où de jeunes têtes de vingt ans se jetaient en défi à une société éclaboussée par les scandales de Panama. Delesalle, comme tous les compagnons qui, au fond d’eux-mêmes, étaient en désaccord avec cette tactique, ne manifesta jamais, c’est évident, de désapprobation ouverte. On ne hurle pas avec les loups. Mais je ne crois pas qu’il se soit jamais laissé tenter par les attitudes hautaines mais vaines des propagandistes par le fait [7]. Bien plus volontiers été séduit par le travail obscur, ingrat, mais combien fécond, d’un Pelloutier qui, dès 1894, était secrétaire de la Fédération des Bourses du Travail. Au surplus, le Procès des Trente d’août 1894 va clore l’ère des attentats. Les compagnons réalistes vont se lancer à corps perdu dans la lutte corporative au cri de Pouget : Plus de politique dans les syndicats ! A un moment où ceux-ci servaient de champ clos aux groupements politiques pour vider leurs querelles de boutiques, ce mot d’ordre connut un incontestable succès ; les anarchistes surent par la suite maintenir et développer leur influence et par leur dynamisme conquérir la CGT tout entière lorsqu’en 1902 se réalisera l’unité au Congrès de Montpellier.

De 1894 à 1897, Delesalle est à la fois un ouvrier et un militant. Ouvrier chez l’ingénieur Doignon, rue N.-D.-des-Champs, c’est lui qui avec son camarade Viardot construit de juin à novembre 1895 [8] le premier appareil de cinéma, « appareil chronophotographique des frères Lumière de Lyon ». Militant, il est délégué par sa Chambre corporative au Comité d’action pour l’édification de la Verrerie ouvrière d’Albi et il participe, au nom de son syndicat et de la Bourse du Travail d’Amiens, au fameux Congrès de Londres — juillet-août 1896 — où s’affrontèrent dans une bataille homérique les tenants de l’anarchisme et ceux du marxisme, et qui consacra de façon définitive la scission entre ces deux courants du socialisme [9].

Cependant Delesalle fait de plus en plus corps avec le mouvement et un jour que Grave cherche un compagnon pour l’aider dans son travail de rédaction, d’impression et d’administration des Temps Nouveaux, il se laisse tenter et devient ce que Lénine appellera plus tard un « révolutionnaire professionnel », c’est-à-dire celui qui se donne corps et âme à la cause et y consacre sa vie.

C’est le 10 mai 1897 qu’il quitte la maison Doignon. Depuis le 14 septembre 1895, il collabore aux Temps Nouveaux, journal anarchiste inspiré par Elisée Reclus et Pierre Kropotkine et administré par Jean Grave. Depuis le 7 janvier 1893, il est syndiqué et syndicaliste, et ces deux propagandes, anarchiste d’une part, syndicaliste de l’autre, vont occuper tous les instants du militant pendant dix années. Dans l’organisation syndicale, Delesalle se verra confier des postes importants, mais les documents manquent pour établir avec exactitude la date à laquelle il est « entré en fonctions ». En ce qui concerne la Fédération des Bourses du Travail, nous savons qu’il fit partie du Comité fédéral dès novembre 1897 [10]. Par ailleurs, lors du renouvellement du bureau de la Fédération après le Congrès de Rennes — réunion du comité fédéral du 11 novembre 1898 — il est dit :

Fernand Pelloutier.

(...) Le camarade Pelloutier est réélu à l’unanimité secrétaire, le camarade Delesalle, secrétaire adjoint (...)

Nous pouvons en conclure que, dès 1897 vraisemblablement, Delesalle était le second de Pelloutier à la tête de cet organisme.

L’unité du mouvement syndical s’était réalisée au Congrès de Limoges de 1895 où avait été fondée la CGT. Mais cette unité resta purement théorique, et jusqu’au Congrès de Montpellier de 1902 les deux organisations — Fédération des Bourses et Confédération Générale du Travail — menèrent une existence autonome. Cependant les militants se retrouvaient aux deux congrès qui avaient lieu en général dans la même ville à quelques jours d’intervalle et Delesalle, dès cette époque, joua un rôle important dans la CGT. En effet le rapport du Conseil national pour l’exercice 1897-1898 présenté au Xe Congrès corporatif tenu à Rennes signale :

(...) le citoyen Delesalle fut nommé secrétaire général adjoint [11].

Ainsi donc, que ce soit à la Fédération des Bourses, d’inspiration plus purement anarchiste, ou à la CGT. Delesalle occupa des postes de direction à la suite du Congrès de Toulouse de 1897.

Victor Griffuelhes.

La ligne directrice de son action fut double et simple à la fois car, si elle s’orienta d’une part vers les groupes anarchistes d’autre part vers les chambres syndicales, elle eut néanmoins un seul objet : grouper les travailleurs en vue de leur émancipation par le syndicalisme révolutionnaire. Pour cela, il lui fallut agir d’un côté sur les anarchistes toujours rebelles à l’embrigadement et à l’organisation en leur faisant comprendre que les syndicats ne contiennent pas en germe le virus étatique, de l’autre sur les syndiqués venus d’autres horizons pour les convaincre de l’inutilité des réformes, de la malfaisance de l’État et des bienfaits de l’action directe, seule susceptible de les conduire, par la grève générale, à leur émancipation. Delesalle — lui qui avait le culte de la vérité ne m’en aurait pas voulu de cette précision — n’appartint pas à la lignée des grands militants. Ni théoricien, éducateur ou administrateur comme Pelloutier, ce modèle du militant ouvrier, ni stratège de classe comme Griffuelhes, ni écrivain ou connaisseur d’hommes comme Pouget, ni orateur populaire comme Tortelier, il fut plus modestement mais non moins efficacement le militant de deuxième zone qui, par son travail consciencieux et probe, assure la difficile propagande de chaque jour et fait que les résolutions prennent vie au contact de la masse ouvrière. Mais où Delesalle eut peut-être le plus de mérite, c’est dans son action patiente et tenace aux Temps Nouveaux. Sa collaboration de dix ans à ce journal tient du prodige. Grave, qui était un brave homme, avait, il faut bien le dire, un caractère souvent bourru. Ainsi Pelloutier après quelques articles dut renoncer à écrire dans le journal anarchiste. Monatte, Amédée Dunois, bien d’autres ne firent qu’y passer et Grave fit par la suite, à leur sujet, des réflexions aussi dures qu’imméritées [12]. Lui qui se considérait un peu comme le dépositaire de la pure doctrine anarchiste — ne le surnomma-t-on pas « le pape de la rue Mouffetard » — avait une certaine prévention contre le syndicalisme qui attirait les meilleurs hommes de l’anarchie et, selon lui, leur faisait perdre de vue le grand but libertaire qu’ils finissaient par confondre avec le syndicalisme lui-même [13]. Delesalle donc eut ce mérite immense de « tenir » aux Temps Nouveaux, d’y mener une propagande syndicaliste de plus en plus intense et si l’anarchisme philosophique, intellectuel et abstrait du journal maintint son influence, c’est à un homme comme Delesalle qu’incontestablement il le dut.

En septembre 1897, au Congrès de Toulouse [14], son action syndicale devint particulièrement active. Ses interventions y furent nombreuses : elles eurent trait à la création d’un quotidien syndicaliste, au vote du principe de la grève générale, à la suppression du pourboire, etc., mais surtout il fut, au nom de la huitième commission, le rapporteur de la question du boycottage, systématisation de ce que nous appelons, en France la mise à l’index [15]. Il fit un historique de ce mode d’action qui prit naissance en Irlande ; et après en avoir fait l’analyse, il examina les modalités de son application, avant tout contre les commerçants conservateurs de la société actuelle [16]. A cette méthode de lutte, et comme complément indispensable, il adjoignit le Sabotage, d’origine anglaise également, et qui peut se définir par la formule à mauvaise paye, mauvais travail [17]. Son rapport fut adopté à l’unanimité.

Delesalle n’assista pas personnellement — sans doute en raison d’une grave maladie de sa compagne — au Congrès de Rennes de 1898 où il fut mis en cause ainsi que Pelloutier par le secrétaire de la CGT Lagailse, homme assez médiocre et qui n’allait pas tarder à être remplacé par Copigneaux à la tête de la Confédération.

1900 fut l’année de l’Exposition et pour cette raison les congrès syndicaux eurent lieu à Paris. Delesalle y participa et s’y occupa surtout de la grève générale et de la structure de la CGT (travaux des quatrième et sixième commissions du congrès corporatif). Ces assises ouvrières, suivies de congrès internationaux, durèrent du 5 au 22 septembre. Par ailleurs, et en réplique au congrès socialiste international qui fit suite à celui de Londres de 1896, les anarchistes avaient souhaité organiser un Congrès ouvrier révolutionnaire international du 19 au 22 septembre. Cette réunion ne put avoir lieu, le gouvernement s’y étant opposé. Cependant les nombreux rapports qui devaient y être présentés parurent dans le supplément littéraire des Temps Nouveaux et notamment celui de Delesalle intitulé « L’action syndicale et les anarchistes » [18] ; c’est cette même année qu’il fit paraitre une brochure : Aux travailleurs. La Grève !  [19]. Enfin il déploya une grande activité pour populariser les résultats de ce congrès dans des réunions publiques organisées en novembre 1900 et janvier 1901.

Le 13 mars 1901, à 33 ans, meurt Fernand Pelloutier, et Delesalle, qui se forma à son école, lui rend un hommage ému dans les Temps Nouveaux [20]. Il fait partie ensuite de la délégation qui en juin 1901 se rend à Londres pour répondre à la visite que les délégués des travailleurs anglais ont faite à leurs camarades parisiens au moment où les menaces de guerre étaient sérieuses entre les deux pays, à la suite de l’occupation de Fachoda par la mission Marchand.

Cette même année se tiennent les congrès de Lyon et de Nice [21]. On peut dire qu’ils sont marqués essentiellement par le rapprochement des deux organisations CGT-Bourses du Travail. Delesalle y intervient sur les syndicats et l’action politique (deuxième commission) et la résolution adoptée rappelle que l’action syndicale doit... partout s’affirmer en dehors de toute influence politique, laissant aux individus le droit imprescriptible de se livrer au genre de luttes qui leur convient dans le domaine politique [22].

A Montpellier, en 1902 [23], a lieu le Congrès de l’Unité syndicale qui consacre dans les faits la réunion au sein de la CGT de l’union de la Fédération des Bourses du Travail et de la Fédération des Syndicats. Delesalle est présent comme il sera présent au Congrès de Bourges en 1904 [24] qui verra s’affronter les partisans de la représentation proportionnelle (réformistes) et les partisans du vote par syndicat (syndicalistes révolutionnaires), question doctrinale qui consacre le succès des derniers favorables aux « minorités agissantes ». Au point de vue de l’action ce congrès revêt une grande importance car c’est lui qui lance la campagne pour les huit heures. Delesalle est désigné comme secrétaire de la commission qui a pour tâche de populariser ce mot d’ordre. Dans la lutte qui s’engage il voit d’ailleurs moins la possibilité d’obtenir une réforme qui peut être aussi profitable à la bourgeoisie qu’aux travailleurs qu’une possibilité d’action, un tremplin destiné à intensifier pendant un certain laps de temps la propagande... un prétexte à action et agitation, un moyen de tenir les esprits en éveil... [25].

Nous sommes alors dans la grande époque du syndicalisme révolutionnaire, époque que Delesalle vit intensément si l’on en juge par son action : rédaction d’articles pour Les Temps Nouveaux, collaboration au Mouvement socialiste d’H. Lagardelle qui du réformisme puis du guesdisme est venu au syndicalisme révolutionnaire, participation au Congrès des Verriers à Rive-de-Gier en septembre 1905, action antimilitariste avec ses camarades du comité confédéral (tension franco-allemande à la suite de l’affaire du Maroc), action suivie de perquisitions et d’annonce de poursuites, « complicité » dans les grèves du Nord, ce qui lui vaut une nouvelle perquisition aux environs du 1er mai 1906...

En octobre enfin, c’est le Congrès d’Amiens, congrès historique où s’élabore la fameuse « Charte » du mouvement syndical qui se caractérise essentiellement par les deux traits suivants :

— Le syndicalisme est apolitique et, mieux que les partis politiques, il est susceptible de réaliser l’unité du monde ouvrier face au patronat ;
— Le syndicalisme est une doctrine, le syndicat un parti, et cela forme un tout qui se suffit à soi-même. La CGT, organisation majeure, vise, par delà l’œuvre revendicative quotidienne, à l’émancipation intégrale des travailleurs ; le syndicat sera, dans la société future, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale.

Avec Pouget qui tient la plume, Griffuelhes, Niel et Morizet, Delesalle compte parmi lés auteurs de cette fameuse résolution.

La lutte cependant s’exacerbe, les conflits se multiplient : lock-out de Fougères en novembre 1906, grève des dockers de Nantes et des électriciens de Paris en mars 1907, action suivie de révocations, dés postiers et des instituteurs, manifestations violentes des vignerons du Midi en mai-juin 1907 marquée par la révolte du 17e que célébrera Montéhus... La bourgeoisie, qui a tremblé le 1er mai 1906, a trouvé son homme dans la personne de Clemenceau devenu président du Conseil en octobre 1906 et qui, avec Briand et Viviani, va s’efforcer de maîtriser le mouvement ouvrier. La CGT tient tête et dans une affiche « Gouvernement d’assassins » fustige le trio sinistre qui symbolise le Pouvoir et célèbre le geste des soldats du 17e dans lequel elle voit la justification de sa campagne antimilitariste. Douze membres du Comité confédéral, arbitrairement choisis parmi les 77 qui le composent, comparaissent sous l’inculpation devenue classique d’injures à l’armée et de provocation de militaires à la désobéissance. Delesalle est du lot. Avec Griffuelhes, Garnery, Merrheirn, Pouget, Monatte, etc. il comparait le 20 février 1908 devant la Cour d’Assises de la Seine [26]. Mais les jurés, se refusant à suivre l’avocat général Peyssonnié dans son réquisitoire, acquittent les « douze »... qui — ainsi que Delesalle aimait à le raconter — fêtent ce succès en prenant, à la sortie de l’audience, l’apéritif avec ceux qui venaient de les juger.

Paul Delesalle cependant, entraîné par son amour profond pour les livres et spécialement pour les livres sociaux, rêvait depuis longtemps de librairie et d’édition. Dès janvier 1900 il fait paraître une série de chansons révolutionnaires, en 1902 il commence l’édition de l’Almanach illustré de la Révolution qu’il poursuivra les années suivantes. Aussi lorsque son ami Chapoutot, plus fortuné, offre de lui fournir la première mise de fonds pour ouvrir une librairie, il accepte avec joie et s’installe 46, puis 16, rue. Monsieur-le-Prince. Ne se jugeant plus qualifié pour représenter ses camarades ouvriers, il démissionne alors du poste de secrétaire adjoint qu’il occupait au bureau confédéral et donne par là-même un bel exemple de probité morale.

Et pourtant il n’a pas changé, il demeure le militant fidèle à sa classe et à ses idées. Acheter bon marché et vendre cher n’est pas son idéal. Ce qu’il veut, c’est faire de sa maison un lieu d’asile peur le tract, le vieux journal, le compte rendu de congrès qui sont un moment de la lutte ouvrière et qui, bien vite, se dispersent et disparaissent au feu de l’action. Ce qu’il veut, c’est faire de sa maison un foyer culturel où les militants aimeront, entre deux meetings, à feuilleter quelque revue et à deviser sur le mouvement. Et il y réussit. Il édite La Publication sociale dont le premier numéro parait en janvier 1907 et qui veut être plus une œuvre de propagande et de diffusion qu’une affaire commerciale. Elle vise à faciliter les recherches de ceux qu’intéresse la question sociale et il faut voir avec quel soin méticuleux sont consignées les observations sur chaque volume que le militant a recueilli ici ou là. Très vite Delesalle accumule dans sa boutique des trésors inestimables par leur rareté et bien des figures connues de militants, d’écrivains, d’artistes fréquentent la librairie. C’est là notamment que Sorel, dont il a fait la connaissance en 1903, et qui peu à peu s’est pris d’une grande amitié pour lui, va « tenir salon » chaque jeudi. Et l’on peut voir combien précieuse lui fut cette amitié lorsqu’on feuillette ses « Lettres à Paul Delesalle » où revient comme un leit-motiv cette phrase : Je me demande quand je pourrai reprendre l’ère des bavardages de la rue Monsieur-le-Prince. [27]

Delesalle n’est pas un mercanti. Il vend au plus juste prix. Quel plus bel exemple en donner que celui d’Henry Poulaine [28] qui, orphelin, ne disposait le plus souvent que de quelques sous pour apaiser sa soif de lecture. Notre libraire, après s’être adroitement informé des désirs du jeune homme, lui glissait les publications convoitées dans la boîte à bon marché et trouvait ainsi moyen de le satisfaire sans froisser sa susceptibilité.

Emile Pouget.

Mais vendre des livres ou « tenir salon » ne suffit pas au militant qu’est Paul Delesalle. S’il a quitté la CGT il n’a pas rompu avec le mouvement ni renié les amis. Syndicaliste révolutionnaire il était, syndicaliste révolutionnaire il est resté et restera. Pendant les 25 ans qu’il demeurera libraire il collabore à la presse socialiste et syndicaliste : à l’Action directe et au Mouvement socialiste en 1908, à la Revue socialiste en 1911, à la Bataille syndicaliste et à l’Humanité en 1922, au Cri du Peuple en 1931... Il édite aussi des brochures syndicalistes dues à sa plume comme La CGT en 1907 ou à celle de son camarade Yvetot : Le Syndicalisme, Les Intellectuels et la CGT. Il réimprime Boycottage et Sabotage en 1908 ainsi que Le Syndicalisme et la Révolution du Dr Pierrot. En 1908 également il édite le compte rendu du congrès anarchiste tenu à Amsterdam l’année précédente. Mais Delesalle sait aussi faire plaisir aux amis et tout d’abord à Chapoutot qui lui a permis de s’établir et dont il fait paraître un Villiers de l’Isle Adam en 1908. Puis c’est un Guy de Maupassant de L. Deffoux et Emile Zavie en 1918. Encore de Deffoux et la même année L’Immortalité littéraire selon M. de Goncourt. En 1921 un G. Sorel de Max Ascoli et en 1924 un Hommage à Verlaine, à ce pauvre Lélian qu’il a plus d’une fois reconduit à son domicile quand la passion éthylique l’emportait chez lui sur la foi religieuse. Enfin, avant de quitter définitivement la rue Monsieur-le-Prince, Paul Delesalle clôt ses travaux d’édition par une plaquette Ad Memoriam dans laquelle, il réunit quelques articles en hommage au Père Peinard, à Emile rouget, son vieux camarade qui vient de mourir le 21 juillet 1931 [29].

Mais Paul Delesalle est trop émotif, trop tourmenté, tranchons le mot, trop honnête, pour faire un bon commerçant. Les soucis ont déterminé chez lui une grande fatigue, une grande anémie et sur le conseil des médecins il doit songer à la retraite. Il a 62 ans. Il va, accompagné de la fidèle Léona, se retirer à Palaiseau dans la petite maison aux contrevents verts entourée d’un jardin. Il vit là sans grand confort mais avec l’espoir que, la santé revenue, il retournera à Paris flâner aux étalages des bouquinistes et bavarder avec les amis. Cependant il a emporté toute la bibliothèque dont il ne se sépare jamais. Delesalle n’est pas passé par la librairie sans réunir un fonds solide de beaux et rares ouvrages. C’est tout d’abord une collection sociologique unique dont chaque livre vaut par son contenu mais aussi par son cachet propre : tous sont dédicacés et plus d’un a appartenu à tel militant connu. Aussi amis et anciens clients — ils sont tous restés ses amis — connaissent le petit sentier Chérif-Pacha qui conduit à l’hospitalière demeure des Delesalle. Dès le seuil, tout vous sollicite : les peintures d’Utrillo ou de Maximilien Luce, les portraits de Sorel ou de Pelloutier et si vous montez à la suite du vieux militant l’escalier à pente raide qui tient de l’échelle de meunier, jusqu’à la pièce du haut où dorment tant de souvenirs alors c’est un émerveillement : livres sur la Commune avec cette belle peinture de Louise Michel... qui sert de tablier à la cheminée, collection unique de brochures, comptes rendus de congrès, revues, livres, cartons à dessin où s’empilent les journaux anarchistes aux noms de bataille : Le Drapeau noir, l’Emeute, le Défi, l’Hydre anarchiste... Que ne faudrait-il citer !

C’est au milieu de ces vestiges du passé, amoureusement conservés, que le vieux militant participe encore au mouvement prolétarien en écrivant une plaquette Paris sous la Commune [30]. Enfin en 1939, en souvenir de la vieille amitié, il constitue une « Bibliographie sorélienne » qui parait dans l’International Review for social History à Amsterdam.

La guerre vient, deuxième guerre mondiale qui dut être bien pénible pour celui qui avait rêvé la fraternité des peuples. Le retour à Paris se révèle impossible et les deux vieux compagnons se trouvent bien seuls dans leur retraite de Palaiseau. Les infirmités de la vieillesse ne les épargnent pas et c’est après une douloureuse maladie que Paul Delesalle meurt le 8 avril 1948.

Sa vie du moins restera comme un exemple et il a mérité jusqu’au bout le bel éloge que lui décerna autrefois Georges Sorel : Voilà ce que j’appelle un serviteur désintéressé du prolétariat... L’exemple de cet homme si probe, pour qui une doctrine n’est pas un tremplin... est pour moi la preuve quotidienne qu’il existe encore des hommes capables de vivre pour une idée.

 

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Voir en ligne : Cet article de Jean Maitron est extrait de La Révolution Prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire n°15 - Juin 1948. De nombreux numéros de cette revue sont sur le site Fragments d’Histoire de la gauche radicale.


[1Un autre discours fut prononcé par M. Poursin, président du Syndicat de la Librairie ancienne et moderne.

[2Paul fut l’aîné de quatre enfants : deux garçons et deux filles. L’une de celles-ci fera une brillante carrière théâtrale et deviendra par son mariage la comtesse Patrimonio.

[3 A contre-courant, Mars 1936. « En trimardant » par P. Delesalle.

[4La Révolte n°14, 26 décembre 1891.

[5Document d’archives.

[6Fondée le 12 Juillet 1892.

[7M, Zévaès a cru pouvoir annoncer — L’Ordre du 13 avril 1948 — que Delesalle était l’auteur de l’attentat du restaurant Foyot. Il y a là une affirmation que je crois pour ma part erronée et sur laquelle Je me propose de revenir plus tard [Lire « Paul Delesalle et la bombe du restaurant Foyot » , La Révolution Prolétarienne n°42, septembre 1950].

[8Ses carnets de travail en font foi.

[9Une première scission entre bakouninistes et marxistes s’était déjà produite au Congrès de La Haye en 1872, scission qui avait mis pratiquement fin à l’existence de la Première Internationale.

[10Voir procès-verbaux du 22 novembre 1892 au 12 juillet 1901. Musée Social 26166 v. 4°.

[11Xe Congrès national corporatif (IVe de la CGT) tenu à Rennes les 26, 27, 28, 29, 30 septembre et 1er octobre 1898. Compte rendu des travaux du congrès. Rennes, 1898, P. 58.

[12Voir Le Mouvement libertaire sous la République. Les Œuvres représentatives. Paris, 1930.

[13Voir le compte rendu du Congrès anarchiste d’Amsterdam — 1907 — et le débat qui, sur cette question, mit aux prises Malatesta et Monatte.

[14VIe Congrès national des Bourses du Travail. 15-18 septembre.
IXe Congrès national corporatif (IIIe de la CGT), 20-25 septembre.

[15IXe Congrès national corporatif. Compte rendu des travaux, Toulouse. Imprimerie Berthoumieu, 1897, p. 141.

[16Ibid. — P. 144.

[17Ibid. — P. 146.

[18Paru en brochure. Editions de l’Education Libertaire, 1900.

[19Petite Bibliothèque économique, n°2, 1900.

[20N°48, 23-29 mars 1901.

[21IXe Congrès des Bourses du Travail à Nice. XIIe Congrès national corporatif (VIe de la CGT) à Lyon.

[22XIIe Congrès national corporatif tenu à la Bourse du Travail de Lyon. Imprimerie Decléris, Lyon, 1901, p. 151.

[23XIIIe Congrès national corporatif, septembre 1902.

[24C’est dans l’intervalle de ces deux congrès que Delesalle publia Les deux Méthodes du Syndicalisme, Petite Bibliothèque d’Etudes économiques. N°5, juillet 1903.

[25Les Temps Nouveaux, n°37, 14-20 janvier 1905.

[26Gazette des Tribunaux, 21, 22, 23, février 1908.

[27Lettre du 9 juin 1921.

[28Il a conté l’anecdote dans Les Damnés de la Terre, Edition Grasset, pp. 460-462.

[29Cette énumération n’a pas la prétention d’être complète. Je signalerai toutefois la brochure que Paul Delesalle publia chez Rivière en 1909 : « Les Bourses du Travail et la CGT et dont G. Sorel a dit qu’elle était singulièrement précieuse. (Propos de G. Sorel recueillis par J. Varlot. N.R.V. Gallimard, 4e édition, p. 169.)

[30Parue au Bureau d’Editions en 1938.