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Théophile Leclerc, dit Leclerc d’Oze

mercredi 12 juin 2019, par Partage Noir (CC by-nc-sa)

En France, la politisation de la Révolution française est telle qu’il n’existe pas de livres sur les militants radicaux tels que les Enragés (ou très peu, ceux de Dommanget étant l’exception). A l’inverse, les études sont nombreuses à l’étranger sur Jacques Roux, Jean-François Varlet ou d’autres. L’explication est simple. Dans notre pays, la Révolution est une arme idéologique et les historiens mettent en avant les factions qui justifient leur propre conception du pouvoir : les girondins pour les républicains modérés, les chouans pour l’extrême droite, Robespierre et les jacobins pour les marxistes. Les Enragés, quant à eux, ne se posèrent pas en hommes de pouvoir. Leur désintéressement est manifeste et condamne les gouvernants. Il n’est pas de notre propos d’inventer de prétendus « anarchistes » en 1789, mais il nous paraît intéressant de remémorer d’authentiques militants populaires. Au moment où l’on célèbre le souvenir de la Révolution, n’est-il pas symptomatique qu’il ne reste rien des revendications des sans-culottes ? C’est que le régime actuel, comme celui de 1789, s’accommode mal de la dignité des pauvres, quels que soient les principes proclamés.

Leclerc est encore moins chanceux que ses amis Roux et Varlet puisqu’il n’existe aucune étude spécifique sur lui, même à l’étranger. Le livre de R.B. Rosé (The Enragés, socialists of the French Révolution ?), paru en 1965 à Londres, est épuisé. Mentionnons aussi la thèse inédite de l’Américain M. Slavin (Left of the mountain : the Enragés, Western Reserve University, s.d.) et l’on aura vite fait le tour. Par contre, Leclerc est fréquemment cité dans les histoires générales de la Révolution qui ne peuvent taire son rôle, même si elles le traitent en quelques lignes. C’est pourquoi il faut rappeler ici quelques éléments biographiques.

Théophile Leclerc, dit Leclerc d’Oze, est né en 1771 à Montbrison. Son père était ingénieur des Ponts-et-Chaussées. En 1790, le jeune Leclerc s’embarque pour la Martinique. Là, il se joint aux révolutionnaires locaux et combat à leurs côtés jusqu’en 1791. Arrêté, il est ensuite renvoyé en France. Sans ressources, le jeune Leclerc est aidé par les patriotes de Lorient jusqu’à ce qu’il s’engage dans l’armée. Il accomplit une mission secrète sur le Rhin (probablement de l’espionnage), en territoire ennemi. Il doit s’enfuir précipitamment et il soupçonnera longtemps le maire de Strasbourg de l’avoir dénoncé. Leclerc travaille ensuite dans les hôpitaux militaires. A la fin de l’année 1792, il se rend à Lyon où il se lie avec les révolutionnaires locaux, notamment Chalier. Dans cette ville la lutte est particulièrement féroce. Les grands industriels sont liés aux royalistes, la misère est extrême. Les Canuts sont les plus engagés dans le combat sans-culotte (sans se soucier toujours des autres ouvriers d’ailleurs). C’est un des rares cas où l’on peut parler de lutte des classes dans le sens moderne du terme. Les Canuts demandent la création d’une armée révolutionnaire pour réquisitionner les denrées et Leclerc est envoyé à Paris en mai 1793 pour défendre la cause lyonnaise.

Dans la capitale, Leclerc reçoit un accueil très froid aussi bien à la Commune qu’à la Convention, où il critique l’action des représentants du gouvernement dans la région lyonnaise. Cette position lui vaut une agression dans la rue, due à des adversaires politiques. Cependant, Leclerc a de la chance de se trouver à Paris à ce moment-là. Le 29 mai, Chalier, qui venait de tenter un coup de force à l’Hôtel de ville avec les ouvriers, est renversé par les royalistes. Ceux-ci savent jouer habilement des tendances anti-centralistes. Ainsi le théoricien utopiste L’Ange, aux antipodes de leur doctrine, appuie néanmoins l’insurrection. Chalier est exécuté peu de temps après et la Convention envoie des troupes pour réduire la ville.

Quant à Leclerc, il devient membre de la commission des Postes de Paris le 31 mai. Il fréquente la jeune actrice Claire Lacombe qui mène le club des femmes républicaines révolutionnaires. Le club ne sépare pas la lutte féministe (alors scandaleuse) de positions sociales. Les militantes jouent un rôle actif dans les insurrections du 31 mai et du 2 juin 1793. La première est une poussée populaire menée par l’Enragé Varlet qui vise l’épuration de la Convention et des mesures économiques. Elle est sabotée puis récupérée par les jacobins qui la transforment en un remaniement du pouvoir. Les girondins sont éliminés et les montagnards (députés proches des jacobins) prennent leur place. Néanmoins, la menace populaire et les défaites militaires mènent à la dictature jacobine de Salut public. Pour Robespierre, il s’agit d’utiliser la force populaire pour remettre l’État d’aplomb. La campagne des Enragés à laquelle participe Leclerc est gênante car elle rappelle que le peuple s’insurge surtout parce qu’il a faim. Lorsque Jacques Roux lit à la tribune de l’Assemblée une pétition écrite avec Leclerc et Varlet (25 juin 1793), il fait scandale. On l’expulse sous les cris des députés. Dans ce que Mathiez a appelé le « Manifeste des Enragés », Roux lançait : La liberté n’est qu’un vain fantôme quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément.

Ce genre de positions ne pouvait que choquer les leaders jacobins. Ceux-ci étaient pour la plupart au-dessus du besoin et ne comprenaient pas cet intérêt pour de chétives marchandises. Le 30 juin, des jacobins se portent en masse au club des Cordeliers (fief des Enragés) et les font exclure. Quant à Marat, il donne le coup de grâce en les attaquant, dans son journal Le publiciste de la République française (4 juillet 1793). Il multiplie les insultes ordurières contre Jacques Roux et ses complices : Varlet l’intrigant sans cervelle et le petit Leclerc, fripon très adroit, qu’il accuse d’être payé par les royalistes et d’avoir provoqué les désordres de Lyon. Cela ne manque pas de piquant quand on connaît les risques courus par Leclerc sur le front. Et s’il était resté à Lyon, nul doute qu’il aurait connu le sort tragique de Chalier. il est vrai que Marat ne reculait pas devant certaines bassesses pour polémiquer. Jacques Roux ne put obtenir un rectificatif avant le 13 juillet, date à laquelle Marat fut assassiné.

L’émotion populaire est immense et il devient un héros bien que ses positions économiques aient, été très modérées. Les Enragés exploitent son souvenir. Roux, qui cherchait depuis longtemps à lancer un journal, reprend le titre de la publication de Marat : Le Publiciste de la République française, avec en sous-titre par l’ombre de Marat. Leclerc est encore plus audacieux, il appelle sa feuille L’Ami du peuple, titre avec lequel Marat débuta ; mais la récupération s’arrête là.

Durant l’été 1793, la propagande des Enragés connaît un vif succès dans le peuple. Le rapport d’un indicateur de police (Latour-Lamontagne) du 13 septembre apprend qu’on s’arrache la feuille de Leclerc. Cela entraîne une véritable surenchère politique. L’opportuniste Hébert radicalise son Père Duchesne pour se mettre au diapason. Malheureusement, les Enragés ne profiteront pas longtemps de ce succès. Ils persistent à lutter en ordre dispersé et sont des proies faciles pour le régime jacobin qui se met en place. Celui-ci est agacé par la propagande des femmes révolutionnaires d’autant qu’on y voit l’influence des Enragés. Il est vrai que Leclerc vit maintenant avec Pauline Léon, une des animatrices du club des femmes révolutionnaires. Quant à Roux, il soutient activement leur action mais celle-ci est totalement indépendante. Les Enragés se singularisent seulement en l’approuvant.

Les 4 et 5 septembre, une manifestation de salariés se dirige vers la Convention qui est envahie pacifiquement. Les députés se résignent à prendre des mesures économiques mais elles seront traduites en termes d’État. On veille à ce que le contrôle populaire sur les mesures soit évité. Le 5 septembre, Jacques Roux est arrêté. Dans L’Ami du Peuple du 8 septembre, sentant son tour arriver, Leclerc écrit : Je ne prétends jeter ici aucune défaveur sur le citoyen que je viens de nommer ; il n’appartient qu’aux lâches et aux esclaves de juger ou de mordre, d’après l’avis ou le commandement des hommes publics ou des maîtres mais je déclare au public que je n’ai jamais eu avec Jacques Roux de relations ni directes ni indirectes, que depuis le premier juin, je n’ai vu pendant une heure au plus que deux fois ce citoyen, que j’ai rencontré par hasard dans une maison où il va quelquefois et où je me trouve souvent. Voilà la vérité tout entière quant à cette inculpation.

On réduit la périodicité des assemblées populaires. En compensation, on attribue une indemnité pour les militants nécessiteux chaque fois qu’ils siégeront à leur section. Cette solde fut très mal accueillie et les bénéficiaires recevront le surnom méprisant de « quarante sols ». La réduction des assemblées provoque des remous. Varlet joue un grand rôle dans l’agitation. Il est arrêté à son tour le 18 septembre. Quant à Leclerc, il juge plus prudent d’interrompre la publication de sa feuille. Les jacobins ont l’habileté d’envoyer Catherine Marat défendre à la barre de l’Assemblée la mémoire de son mari : Je vous dénonce en particulier deux hommes, Jacques Roux et le nommé Leclerc, qui prétendent continuer ses feuilles patriotiques et faire parler son ombre pour outrager sa mémoire et tromper le peuple (...). Le club des femmes révolutionnaires est fermé et la répression s’abat sur Claire Lacombe.

Après avoir épousé Pauline Léon le 18 novembre 1793, Leclerc s’enrôle dans l’armée et il est muté à La Fère. Ce départ ressemble assez à une fuite. Pauline Léon l’y rejoint peu après. Le 3 avril, ils sont arrêtés tous les deux et enfermés au Luxembourg bien qu’il n’y ait aucun motif d’accusation. Peu après la chute de Robespierre, Pauline Léon écrit aux autorités : Citoyens représentants ; depuis huit jours mon mari est au secret pour avoir (...) recueilli les faits contre les complices du tyran Robespierre qui devaient nous égorger (5 août 1794). Ils furent libérés le 19 août 1794, on perd ensuite leur trace. Kropotkine s’est trompé en faisant « mourir » Leclerc avec les hébertistes en mars 1794 (il s’agissait en fait d’Hubert-Leclerc, un obscur fonctionnaire de la faction). Cette disparition est assez mystérieuse et même si le couple s’est rangé, une étude approfondie permettrait certainement d’en retrouver la trace.

Avec cette brochure nous voulons surtout montrer un aspect de la pensée des Enragés. Ceux-ci ne furent pas des théoriciens, des intellectuels aux projets préétablis. Leurs écrits sont très en deçà des positions d’un Dolivier (Essai sur la justice primitive) ou d’un François-Joseph L’Ange et des autres précurseurs du socialisme. Mais les textes des Enragés reflètent le sentiment des masses populaires durant les années 1792-1794, du moins dans les villes. Seul Varlet semble avoir cogité depuis longtemps son projet de mandat impératif, mais pour le reste : taxation des denrées, action directe, souveraineté populaire, ils le théorisent au fur et à mesure des événements. Ils traduisent une radicalisation du mouvement sans-culotte pour répondre à la crise économique même si leurs positions devancent toujours de quelques mois ce qui devient une revendication collective.

L’action des sans-culottes se déroule principalement dans la con-sommation. Leclerc écrit que les subsistances appartiennent à tout le monde. Les Enragés prônent la taxation des denrées et n’hésitent pas à cautionner la prise au tas. Cela ne veut pas dire qu’ils sont dépourvus d’un sens de classe comme l’ont écrit certains marxistes qui définissent ce sentiment uniquement par rapport à la production. Il existe bel et bien une différence entre eux, les « pauvres », salariés et petits artisans et les autres, les « riches ». Pour les plus durs des sans-culottes, la République doit combattre les nouveaux aristocrates, ceux qui spéculent, qui vivent du commerce, bref tous ceux qui tirent leurs revenus d’autre chose qu’un travail réel. Le sans-culotte tolère certains riches dans sa section (pas beaucoup) à condition que l’origine de leurs revenus lui paraisse légitime. Il exclut immédiatement les rentiers et surtout celui qui se comporte comme un riche. La haine de classe n’est pas loin et c’est contre les « égoïstes » que les sans-culottes veulent tourner la Terreur.

Ne nous voilons pas la face, les Enragés étaient violents tout comme le sans-culotte moyen. Une militante de section raconte naïvement son admiration pour Jacques Roux : Dans la section des Gravilliers, il nous parlait de la tête de Louis Capet ; il nous représentait cette tête roulant sur l’échafaud et cette idée nous réjouissait. De son côté, Varlet veut bien abolir la peine de mort sauf pour les députés qui trahiraient leur mandat ; alors l’égorgement sur les bancs même de l’assemblée ne lui fait pas peur. Quant à Leclerc, on ressent une impression pénible en lisant des analyses sur les spéculateurs qui se terminent à chaque paragraphe par des « à la guillotine ! ». Mais il ne faut pas faire d’amalgame : la violence populaire est distincte de la Terreur jacobine.

La première est due est à l’exaspération de miséreux décuplée par la violence vécue au quotidien. On ne reverra plus ce genre de comportement des foules en 1848 et en 1871 parce que la violence a diminué chez l’homme de la rue dans nos sociétés (quoi qu’en dise le discours sécuritaire). Nulle trace au XIXe siècle de carnages comme les massacres de septembre 1792 dans les prisons (qui ne choquent guère pendant la Révolution, sauf par la manière). Imaginons, avec les mœurs frustres de l’époque, la réaction que provoque une disette chez des hommes en armes. Une journée de travail de 9 ou 10 heures et des queues devant les boulangeries qui commencent parfois à 3 ou 4 heures du matin ! Là où la terreur gouvernementale est un moyen pour des intellectuels de remettre d’aplomb l’État et d’imposer leurs idées, la terreur populaire n’est qu’un cri de rage qui doit cesser une fois qu’on aura fait le ménage, c’est-à-dire très vite.

Evidemment les Enragés et les sans-culottes étaient bien naïfs de croire qu’on chasse le riche comme on écrase une mouche, mais à défaut de les excuser, on comprend mieux leur attitude. L’État, lui, ne s’est pas amendé depuis la révolution : il est toujours prêt à tous les carnages comme le prouve ce sinistre XXe siècle. Déjà en 1793, les Enragés s’opposèrent à la tyrannie qu’imposait la violence institutionnalisée. Leclerc s’écria que cent mille guillotines ne l’empêcheraient pas de dire au peuple la vérité. Dire qu’il a été bien imprudent par ses appels à la violence ne doit pas mener à tous les amalgames comme le font tant d’historiens peu scrupuleux.

Qui peut affirmer qu’à cette époque, il n’aurait pas agi ainsi, surtout lorsqu’on se croit si près du but ; vivre en égaux et dans la dignité était une réponse à la crise économique. Que faisons-nous actuellement dans une nouvelle crise ? Avons-nous dans chaque quartier des rassemblements de gens modestes qui cherchent à améliorer leur sort ? Non, c’est la passivité qui ne nous permet pas de jouer aux donneurs de leçons. Tout au plus pouvons-nous essayer de comprendre la mentalité révolutionnaire de l’époque. C’est là l’intérêt de rassembler les articles de Leclerc qui sont une sorte de témoignage. Dans L’Ami du Peuple, version Enragés, il y a des cris de rage. Sans doute ce vacarme nous inquiète-t-il car l’époque était brutale, mais il faut lire ces pages car la potion n’est pas trop forte pour sortir nos contemporains de leur torpeur !