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L’œuvre de Gaston Leval

mardi 10 octobre 2023, par Jacky Toublet (CC by-nc-sa)

Gaston Leval n’était pas un homme extraordinaire, c’était un homme comme les autres avec ses bons et ses mauvais côtés. Cependant en tant que militant libertaire il forçait le respect et ce pour plusieurs raisons.

D’abord, il avait refusé de participer à la boucherie inter-impérialiste de 1914-1918 et il a dû en subir les conséquences pendant de très longues années.

Il a insisté pendant toute sa vie sur la nécessité de rénover les conceptions du mouvement anarchiste sur l’organisation économique de la société libertaire en partant des réalités de notre époque.

Enfin, le rôle joué par Leval en tant que délégué de la CNT en Russie à l’occasion du congrès constitutif de l’Internationale des syndicats rouges n’a peut-être pas été assez souligné. A cette époque, l’ensemble du mouvement ouvrier européen marchait en plein dans le mythe de la révolution russe. Les délégations de syndicats qui revenaient de là-bas n’avaient pas cherché à approfondir la réalité des événements. Elles avaient rédigé des rapports favorables à l’adhésion à l’Internationale, préparant ainsi le terrain à la bolchevisation ultérieure de leur organisation syndicale.

Or Gaston Leval est le seul délégué européen qui ait osé faire un rapport défavorable à l’adhésion [1]. Ou plus exactement le seul délégué défavorable qui ait survécu, Vergeat et Lepetit ayant eux, mystérieusement disparu.

Il y a encore un point qu’il est nécessaire de souligner concernant l’œuvre de Gaston Leval : toute sa vie il a clamé que le mouvement libertaire avait besoin de développer la formation théorique de ses militants.

Former des militants

C’est à cette tache que devait s’atteler le Centre de sociologie libertaire qu’il avait fondé. J’y ai adhéré en 1969 ou 1970 et nous étions fort peu nombreux à y participer. Son ambition était non seulement de former des militants mais aussi de former des gens capables de faire progresser la théorie libertaire et de l’adapter aux conditions d’une société moderne.

La curiosité de Gaston était insatiable ; il s’intéressait à tout même aux sujets qui pouvaient à première vue avoir le moins de rapport avec ses conceptions. Même les théories modernes sur la physique et la biologie l’intéressaient et souvent il y trouvait une confirmation à ses idées.

Sa bibliothèque était quelque chose d’invraisemblable et croulait de livres à tous les murs de la pièce, et sur tous les meubles.

Des années durant il avait rempli des fiches de lecture qui se trouvaient classées dans un meuble, par thèmes, et qu’il sortait selon ses besoins. C’est un travail qui a demandé une persévérance extraordinaire que je lui ai toujours enviée et qui donne une idée de l’acharnement que le bonhomme a mis à son travail.

Il faut dire que, pour diverses raisons, Gaston était relativement coupé du mouvement libertaire d’alors. Je l’ai entendu de multiples fois pester contre l’incapacité des libertaires à profiter des événements de mai-juin 1968 pour se développer.

Beaucoup d’anarchistes reprochaient à Gaston d’être un « réformiste ». Dans un sens c’était vrai. Il s’appuyait sur un passage d’une lettre à Elysée Reclus, je crois, où Bakounine disait que l’ère des révolutions était passée.

Je ne sais pas si l’ère des révolutions est passée et je ne pense pas que quiconque soit qualifié pour émettre une affirmation aussi catégorique. Quand plus tard j’ai lu le passage entier d’où cette citation avait été tirée, je suis arrivé à la conclusion que Gaston faisait une grosse erreur d’interprétation de la pensée de Bakounine.

Mais de toute façon Gaston n’aurait pas eu besoin de s’abriter derrière Bakounine pour exprimer sa pensée.

Un « révisionniste » ?

L’œuvre de Gaston Leval sera tout orientée vers la constitution d’un mouvement libertaire sur des bases théoriques plus solides et, plus qu’un « réformiste », il sera un « révisionniste ».

S’opposant aux définitions abstraites, à l’individualisme et au penchant groupusculaire, Gaston s’efforcera de définir l’anarchisme comme un ensemble cohérent et organique. Il s’opposait en particulier aux théories communalistes reposant sur le principe de la commune libre ; il préconisait un système fondé principalement sur les fédérations d’industrie mais appuyé également sur les coopératives.

D’une façon générale, Gaston refusait toute conception simpliste du socialisme libertaire. La constitution du socialisme ne pouvait que mettre en jeu plusieurs types de solutions qui, par ailleurs devaient tout de même être coordonnées. En particulier, il pensait que le syndicalisme à lui seul ne pouvait résoudre tous les problèmes de la révolution.

La production agricole, l’organisation des chemins de fer et l’éducation ne pouvaient trouver de solutions uniformes.

Gaston se plaisait à comparer la pagaille de l’économie russe organisée par les bolcheviks après 1917 et la prise en mains coordonnée et quasi immédiate de l’économie par les travailleurs espagnols en 1936. Il voyait là une sorte de symbole qui résumait bien la différence entre libertaires et léninistes et qui réduisait à néant la prétention de ces derniers à la cohérence théorique et politique.

Gaston Leval et le mouvement libertaire

Si en France Gaston Leval a longtemps été coupé du mouvement libertaire – en tout cas d’une partie importante de celui-ci – c’est probablement parce qu’il en a fait une analyse extrêmement pénétrante et sans complaisance.

Cette analyse critique revient fréquemment dans ses écrits mais se retrouve principalement dans son livre Precisiones sobre el Anarquismo, malheureusement non traduit en français. En réalité ce n’est pas le mouvement anarchiste français en particulier qui est visé mais à partir des années 50, après son retour en France, les analyses qu’il avait faites sur le mouvement anarchiste en général s’appliqueront à la situation en France.

Selon Gaston, il n’y a aucun accord entre les principaux théoriciens du mouvement anarchiste sur des problèmes aussi importants que la définition de l’anarchisme, ses objectifs et ses moyens.

Tout d’abord Gaston réfutait le terme même d’anarchiste car selon lui, l’ambiguïté de ce terme attirait vers le mouvement des éléments désaxés et révoltés, des mystiques de la destruction plus que des révolutionnaires conscients désireux de bâtir une société nouvelle.

Gaston reprochait aux anarchistes d’avoir insisté sur les aspects « périphériques » de la théorie : individualisme, épanouissement personnel, refus de l’organisation, esprit de négation, etc., qui ont entraîné le mouvement vers l’incohérence théorique et l’inconséquence pratique.

Le socialisme libertaire, selon Gaston Leval, implique au contraire des devoirs de l’individu envers la société, et une organisation complexe qui permette de répondre aux problèmes de la société industrielle développée. Dans son livre sur l’État, il rappelle que si le fédéralisme est l’organisation de bas en haut des choses et des hommes, cela implique l’existence à la fois d’une base et d’un sommet.

On peut émettre de sérieuses réserves sur les conceptions de Gaston concernant les voies de passage au socialisme libertaire, qui excluent toute possibilité d’action violente. Il pensait en effet que le peuple n’était pas préparé à faire la révolution, ce qui est une simple constatation, mais aussi qu’il se satisfaisait largement de la situation actuelle. Par ailleurs, il pensait que l’État moderne dispose d’une telle puissance sociale que toute idée de révolution violente est vouée à l’échec. Il reste que ce point de vue, quoi qu’on en pense, est fondé sur une analyse de la situation réelle, et reste donc fidèle à la méthode que Gaston a constamment préconisée : ne pas raisonner dans le vide à partir d’abstractions.

La leçon que l’ensemble du mouvement libertaire peut tirer de l’œuvre de Gaston Leval se trouve parfaitement résumée dans le numéro 195-196 de ses Cahiers :

[…] il est indispensable d’analyser l’évolution du capitalisme, de la structure économique, du rapport des classes, du rôle de l’État, de développer notre connaissance de l’économie, de pénétrer à fond l’organisation et le fonctionnement de la société afin que notre critique ne soit plus la répétition de formules sempiternellement rabâchées.

En ce sens, la pensée de Gaston Leval reste plus actuelle que jamais.

Voir en ligne : Monde Nouveau - Site internet


[1Ce n’est pas exact : Angel Pestaña, délégué de la CNT au congrès constitutif de l’Internationale syndicale rouge, avait fait un rapport défavorable mais avait été retenu en Italie, emprisonné pendant plusieurs mois. Son rapport joua également un rôle décisif. Pour être précis, Gaston avait été délégué non pas par la CNT, mais par la Fédération des groupes anarchistes de Barcelone. (Groupe Gaston-Leval.)