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F. Domela Nieuwenhuis - Vie et pensée

vendredi 21 juillet 2023, par Hem Day (CC by-nc-sa)

DU CHRIST À L’ANARCHIE

Multatuli

Multatuli avait près de vingt-huit ans, quand F. Domela Nieuwenhuis naquit à Utrecht, le 3 mai 1848.

Rien de bien saillant qui vaille la peine d’être conté dans son adolescence, ou tout au moins jusqu’à sa vingtième année. C’est le 22 mai 1870, à Harlingen, que Domela Nieuwenhuis commence sa carrière de pastorat. Lui-même, dans un opuscule — Van Christen tot Anarchist — (Comment de chrétien je suis devenu anarchiste) [1] a décrit ses débuts comme pasteur luthérien : C’est sous les plus heureux auspices que je commençai ma carrière ; je débordais de zèle et de passion ; j’étais rempli d’idéal et, par-dessus tout, animé par l’idée de l’église, de saturer la société de l’esprit de Jésus, dont l’œuvre évidente était d’amener les hommes à vivre en harmonie et en paix... mon sermon d’inauguration fut composé sur ce texte : c’est pourquoi tout scribe instruit de ce qui regarde le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses anciennes et des choses nouvelles (Math. XIII, 52).

Ainsi se passa un an qui s’enfuit comme un vaisseau sur une mer sans rides.

Mais nous voici en 1870, année de guerre. Deux pays en puissance de grandeur s’entretuent. La bataille déferle, bientôt suivie de la défaite. C’est l’écroulement de l’empire français et la proclamation de l’unification de l’empire allemand. C’est surtout Sedan, la Commune. C’est enfin une longue suite de massacres, un spectacle affreux qui ne peut que révolter toute âme sensible.

Domela Nieuwenhuis ne pouvait rester impassible devant le drame qui se déroulait par-delà les frontières des Pays-Bas. Il se mit à placarder des affiches immenses sur papier rouge avec croix blanche et convoqua une réunion publique dans une église baptiste aux fins de protestation contre la guerre et en vue de créer une Ligue de la Paix.

Ferdinand Domela Nieuwenhuis.

Ainsi se dessinait, chez Nieuwenhuis, ces grandes préoccupations qui ne le lâchent point tout le reste de son existence : le problème de la paix, la lutte contre la guerre et le militarisme. Elles firent de Nieuwenhuis l’un des plus fervents contempteur de la guerre.

La Ligue fut créée par le pasteur qui suivait avec attention les événements. Après chaque prêche, selon la coutume, on se réunissait pour « prendre » une tasse de café et discuter du mouvement social, si bien qu’un jour Nieuwenhuis fut choisi comme arbitre pour liquider une grève.

De cette prise de contact directe avec le milieu ouvrier, le pasteur fut profondément touché. Voici comment il nous rapporte cette entrevue. J’ai encore présent à l’esprit notre première entrevue dans une grange à peine éclairée par une lampe au pétrole, à la lueur de laquelle les visages hâlés des ouvriers me firent une profonde impression, jeune et inexpérimenté comme je l’étais alors.

L’on se rend compte aisément de l’indignation que ressentira plus tard Nieuwenhuis lorsqu’il comprendra toute la misère traînée par la population laborieuse des Pays-Bas et, tandis que Multatuli essayait de protéger les Javanais contre l’odieuse exploitation des colonisateurs, Nieuwenhuis, lui, s’intéressait au sort misérable du travailleur hollandais.

En 1895, dans l’Almanach de la Question Sociale [2]. Domela Nieuwenhuis donnait sur les ouvriers tourbiers en Hollande un reportage qui révélait la pénible situation de ces parias.

Quoique cela remonte à un demi-siècle, il n’est pas inutile de citer ici un court passage de ce document révélateur en plus d’un point.

Or, donc, il est question de tourbières et Nieuwenhuis évoque les « trekkers », c’est-à-dire les ouvriers occupés à bêcher et à mélanger la matière tourbière.

La vie que l’on y mène est fort primitive. Les trekkers dorment le plus souvent, sans se déshabiller, dans des caisses en bois et ils sont littéralement dévorés par les puces. Quant à la cuisine, ils la font à la façon des peuples primitifs, La marmite, contenant le plus souvent des haricots secs, des pois, des gruaux ou quelqu’autres farineux, est suspendue à un bâton reposant sur deux branches d’arbres, à bouts fourchés, enfoncés dans la terre. Cette installation se trouve habituellement au beau milieu de la cabane et comme il n’y a pas de cheminée, la fumée s’échappe, partie par les fentes du toit, partie par l’huis. Voilà pour le confort du logement et les commodités culinaires ; quant au travail, on peut le comparer à celui d’un forçat. Dans les glaciales matinées du printemps, le trekker se lève, souvent avant l’aube, pour se rendre à la tourbière. Les jambes prises dans de longues bottes à semelles de bois, le voilà dans l’eau, occupé au bêchage... Ses mains, après une journée de ce travail, ont un aspect monstrueux, et il lui est impossible de plier les doigts. Ce n’est pas un travail d’homme que font ces malheureux, mais un travail de bêtes de somme. Et l’existence qu’ils mènent est aussi une existence de bêtes brutes.

Mais comme si cela n’était pas encore suffisant, pour aggraver cet état de chose, l’ouvrier tourbier est en plus victime de l’approvisionnement forcé, qui le livre pieds et poings liés à la merci des patrons tourbiers-négociants, et Domela de conclure :

A quand la révolte définitive qui brisera le joug ?

Mais revenons à notre pasteur. Il ne devait pas résider longtemps à Harlingen. L’armée suivante — 25 juin 1871 — il était appelé comme pasteur à Beverwijk, à moitié route entre Alkmaar et Haarlem, et comme thème de son sermon d’inauguration, Nieuwenhuis choisira ces paroles de St-Paul : Tout ce qui n’est pas le produit d’une conviction est péché (Rom XIV 23).

Ce n’est pas le hasard qui le déterminait à choisir un tel sujet, non, il y a en lui une recherche constante de perfection dans la sincérité, dont il fera la règle immuable de sa vie. Maintes et maintes fois, au cours d’une longue carrière toute remplie de dévouement et de sacrifice pour l’idéal librement choisi, il n’hésita jamais à mettre en accord sa vie avec ses idées.

Lui-même a exposé toute sa pensée dans sa confession déjà citée. Voici l’extrait qui s’y rapporte.

Il s’agit donc du texte du sermon d’inauguration de son installation à Beverwijk : Tout ce qui n’est pas le produit d’une conviction est péché.

Ce texte est important en ceci que je pourrais presque le nommer la devise de ma vie, la règle de mes actions, je pourrais encore m’en réclamer, car dans tout ce que j’ai accompli, je me suis toujours laissé guider par ce principe — qu’est uniquement nocif et criminel ce qui n’est pas le produit d’une conviction — c’est-à-dire de la persuasion intérieure. En allant au fond des choses, c’est un point de vue anarchiste, car le mot conviction exclut toute autorité extérieure et donne à la persuasion intérieure, individuelle, la décision finale sur les faits et gestes de l’individu.

A Beverwijk, le malheur s’abat sur Nieuwenhuis. A peine de deux ans marié, sa femme meurt, en donnant le jour à deux enfants.

Que notre pasteur en ait ressenti une profonde douleur, cela se comprend, mais, et lui-même nous le confessera par après, de cette mort date la perte de sa foi.

J’essayai bien de réagir, de résister, mais en fin de compte ce fut trop fort : je ne pouvais pas conserver la foi en un être supérieur, tout amour, après l’expérience par laquelle je venais de passer, je ne pouvais pas découvrir dans le départ de ma compagne la moindre parcelle d’une manifestation d’amour.

Le démon, selon l’expression de l’église, avait déjà pris possession de l’âme de notre pasteur, sans doute ; mais relisons ce qu’écrivait Nieuwenhuis à ce sujet : On se fait du chez soi un petit monde pour soi tout seul. Et cela, il ne le faut pas, car il y a bien d’autres besoins qui nous réclament, et si notre propre bonheur ne s’étend pas jusqu’au point d’atteindre le bonheur d’autrui, ce bonheur-là n’est pas encore le plus élevé qui soit. L’homme digne de ce nom peut être heureux, sans faire, en une large mesure, rayonner le bonheur sur autrui.

N.-W. Posthumus

Le pasteur Nieuwenhuis ne se laissa cependant pas abattre par le malheur qui le frappait. Il réagit. Ne fallait-il pas élever les deux enfants. Il se mit au travail. De cette époque date sa collaboration à la revue Onze Tijd (Notre Temps), que dirigeait N.-W. Posthumus. Nieuwenhuis publia diverses études sur Strauss et Voltaire, et un long travail « Le Monde en folie ».

Dans ce dernier, il était question de la guerre et du mouvement pacifiste. Le problème était fortement agité ; nous sommes en 1872, la revue De Gids (Le Guide) en discutait avec passion.

Qu’apportait Nieuwenhuis en conclusion de son étude ? Il se déclarait en faveur de l’arbitrage international et comme moyens pratiques préconisait les arrangements suivants : 1° Un cadre d’officiers et milices nationales comme en Suisse ; 2° Réduction au minimum des budgets de guerre ; 3° Suppression des Ambassades et leur remplacement par des Consuls prenant à cœur les intérêts de leurs concitoyens ; 4° Déclaration d’indépendance de nos colonies.

Il sera utile de se souvenir de ces conclusions pour marquer par la suite l’évolution qui se produira chez ce pasteur, quand plus tard, dans les congrès socialistes internationaux, il proclamera la nécessité de la grève générale pour lutter contre la guerre. Nous y reviendrons.

Le doute intérieur ne cesse de ronger la croyance de Nieuwenhuis et d’autant plus que, remarié depuis 1874, sa seconde femme meurt également. Le pasteur est père de quatre enfants, sa foi chancelle de plus en plus. Au fur et à mesure que cette foi s’en allait, il s’intéressait de plus en plus aux conditions de vie de ses semblables car, avec juste raison, lorsqu’il a renoncé au ciel posthume, il ne reste plus à l’homme qui pense que d’essayer de faire de cette terre un ciel.

Le pasteur Nieuwenhuis prêcha donc le socialisme, non sans garder l’illusion que l’église s’élargirait sous la poussée de la question sociale. Il ne comprenait pas, comme il l’écrivait après, que l’église est un instrument qu’emploient les classes possédantes pour imposer silence, grâce aux promesses d’une éternité bienheureuse, aux soi-disant basses classes et les réconcilier avec leur détestable sort.

Nieuwenhuis va donc poursuivre son pastorat en prêchant sans s’appuyer sur aucun texte de la Bible, sans employer la formule rituelle pour le baptême, en servant la cène sans participer à la communion. Ses enfants eux-mêmes n’étaient pas baptisés. On ne devait pas tarder à l’inquiéter. On essaya de le destituer, mais les règlements ont une telle élasticité, qu’il aurait pu impunément poursuivre sa carrière, si lui-même n’avait compris la malhonnêteté qu’il y avait de tirer un traitement d’une institution qu’il servait sans foi ni conviction.

Cela fit scandale et certains collets montés trouvèrent que leur pasteur y allait un peu fort. Une sournoise colère couvait chez certains paroissiens, tandis que d’autres se contentaient de trouver leur pasteur étonnant, puisqu’il s’informait plus du salaire gagné, de la cherté de la vie, des difficultés de vivre, que de savoir si on allait à l’église, si les enfants étaient baptisés, s’ils suivaient le catéchisme, s’ils participaient régulièrement à la communion.

Le 25 novembre 1877, dans une allocution prononcée et publiée peu après en brochure, le pasteur avait choisi comme thème : Assez de religion ? Davantage de religion ? Ce sermon était inspiré du passage biblique (Rom. XIII, 8) : Car celui qui aime les autres a rempli sa loi.

C’était sans conteste un sermon socialiste, dans lequel ressortait l’idée que Kant avait eu raison de dire que l’idée de Dieu ne peut jamais constituer un motif pour l’action morale, et Nieuwenhuis de poursuivre : la religion doit se reposer sur, s’enraciner dans la morale et non point absorber, engloutir, la morale.

Ce fut bien étrange d’entendre exprimer d’une chaire de telles paroles de la bonne eau à boire, de bons abris, de la bonne nourriture, de la bonne instruction pour tous — tels sont les plus précieux témoignages de l’esprit religieux qui réside en ceux à qui les intérêts de la ville et du pays sont confiés.

Ce sermon fut bientôt connu bien au-delà de la paroisse, à La Haye ; le public religieux le baptisa de « sermon communard ».

Voulez-vous être édifié sur l’état d’âme de Nieuwenhuis, voici la fin de ce sermon :

Avons-nous de la religion ? En avons-nous assez ? Nous en faut-il davantage ?
La vie seule peut solutionner cette question. Là où l’homme accomplit son devoir, où il travaille pour fonder sur l’amour le bonheur de sa famille, pour épargner à un frère les vexations et les souffrances ; là où il veut joyeusement obliger autrui et édifier la société sur les bases du droit et de la raison, de la vérité et de la confiance : là, attentif aux paroles Vous les reconnaîtrez à leurs fruits, nous pouvons parler en effet de religion. Là où tout ceci n’est ni rencontré, ni recherché, on peut admettre toutes les hypothèses imaginables en tant qu’elles cadrent avec le vouloir ou la nécessité — car la religion est demeurée étrangère à cet homme.

Mais Nieuwenhuis a lui-même a rappelé une anecdote au sujet de ce prêche. Elle mérite d’être rapportée, puisqu’elle met en cause Multatuli. Or donc Multatuli, qui faisait à l’époque une tournée de conférences, remarqua à l’étalage d’une librairie la brochure de Nieuwenhuis. Il l’acheta. Or, ce qui semble incroyable, ce sermon le frappa tellement que dans ses conférences il le recommanda très chaleureusement à ces auditeurs. Vous imaginez-vous Multaluli recommandant un sermon — la d’Oise vaut la peine d’être remarquée.

A dater de cette époque, Domela Nieuwenhuis s’est engagé sur une nouvelle route. Il aura peine à s’en écarter. Je dus aller de l’avant, bon gré, mal gré.

Les frères Hugenholtz, qui venaient de fonder une « communauté libre », une église moderne et libérale, précisèrent leur position idéologique et religieuse. Nieuwenhuis répondit au manifeste de la nouvelle église par une brochure Une libre voix du commun à la libre communauté d’Amsterdam, en précisant que le manifeste manquait de netteté et que tout le fatras clinquant du mot masquait en réalité le principal.

Rappelant les paroles de Goethe : Là où manquait l’entendement, on prononçait au moment convenable des paroles, il poursuivait qu’au lieu de s’abriter derrière le mot indéfini foi, foi encore, et toujours foi, les hommes intelligents devaient devenir forts.

Le 3 novembre 1878, invité à donner une conférence à la Libre Communauté d’Amsterdam, Nieuwenhuis choisit comme thème : « Faites aux autres comme vous voudriez qu’il vous fût fait ».

Une foule d’auditeurs vint à ce prêche, non seulement le public ordinaire, mais nombre d’ouvriers qui s’en venaient pour écouter le pasteur socialiste, dans un local religieux. C’était aller un peu loin. On fit comprendre à notre pasteur d’aller à l’avenir prêcher « sa révolte » ailleurs cependant qu’on ventile à peine lui exprimer l’espoir de le voir prêcher plus souvent dans ce milieu. Hélas, en ces temps, comme de tous temps, la classe possédante réglait les frais du temple. Il fallait nouer les deux bouts et pour cela ne pas éloigner la bonne clientèle, fidèle et fortunée.

On comprendra que « notre pasteur » se sentait de moins en moins chez lui dans cette Eglise, aux étroites envolées vers le social et la liberté. Supporter plus longtemps une telle situation lui semblait impossible. ll résolut de quitter l’Eglise et à cette fin adressa au Conseil de l’Eglise une lettre de démission.

Il est des plus importants pour l’étude qui nous préoccupe ici, d’en donner un large extrait. Quant à la commenter, cela n’est pas nécessaire, tant il est superflu d’ajouter quoique ce soit à cette page pleine de droiture et de conscience.

J’ai toujours vécu dans l’illusion que l’église peut être remplie d’une nouvelle vie, peut encore animer la société, le monde. Mais, peu à peu, je me suis aperçu que l’église, comme telle, n’est pas en état d’entreprendre cette tâche, qu’elle tient et se tiendra toujours plus aux côtés de la société comme une relique du passé, sans force et sans puissance, traînant par la force de la routine et de l’habitude, une existence languissante. Dès lors que je m’en suis convaincu, il m’est impossible de travailler plus longtemps dans l’église, car il n’est rien de plus mortel pour l’enthousiasme, nulle œuvre plus démoralisante que de s’acharner sur un corps mort, dont, grâce à des procédés artificiels, on peut paraître prolonger la vie — mais auquel il n’est pas moins impossible de rendre la santé et la force.

L’existence de la société religieuse constitue une entrave dans la voie de l’humanisme qui est, selon ma conviction, la plus sacrée, ce qu’il y a de plus élevé. Pour moi, la principale chose ce n’est pas d’être un chrétien, mais d’être un homme. Pour toute société religieuse, c’est de convertir qu’il importe... L’Eglise est donc trop étroite, trop resserrée... L’Eglise est donc en principe ennemie de l’humanité. Dès que j’eus considéré l’humanité comme ce qu’il y a de plus élevé, l’église perdit pour moi de sa valeur et je bénissais le jour où — après l’avoir remerciée pour les services qu’elle a rendus — on porterait l’église en terre. J’aurais toujours voulu qu’on recule ses frontières, mais je m’aperçus qu’elle ne pouvait le permettre sans perdre son caractère, autrement dit, sans prononcer son arrêt de mort.

... En ma qualité de serviteur de l’église, salarié par elle, il m’est impossible de considérer son local comme une tribune d’où, par ma prédication, je sape ce qui est la raison d’être de l’église elle-même. Détruire d’une main ce qu’on édifie de l’autre est œuvre aussi ennuyeuse que sans utilité. Travailler à l’avancement de l’humanisme et le faire en qualité de premier dans une église qui est antagoniste à l’humanisme, cela je ne le puis, ne le veux faire ; maintenant que je vois les choses plus clairement, ma conscience m’interdit donc de demeurer plus longtemps à la tête de la communauté.

Et Domela Nieuwenhuis prépara son sermon d’adieu en reprenant ce texte : Personne ne met une pièce de drap neuf à un vieil habit... On ne met pas non plus du vin nouveau dans de vieilles outres...

Le sermon fit quelque bruit. Imprimé, il atteignit sept éditions. ll eut donc une assez belle diffusion.

Domela Nieuwenhuis parla donc une dernière fois en tant que pasteur ; nombreux étaient ceux qui étaient venus pour l’écouter et, le même soir, dans le local de l’Association des Travailleurs, à La Haye, se tenait une réunion où l’on discuta des méthodes de combat à employer pour lutter contre le capitalisme. Le tribun avait succédé au pasteur.

Et voici Domela Nieuwenhuis redevenu libre citoyen des Pays-Bas. Il importait avant tout d’être net. Pas de replâtrage, une nouvelle conception de la vie impliquait la liquidation de tout un passé de pensées, jugements, conceptions morales et philosophiques rendues caduques. Domela en un style imagé s’explique : ... si jusqu’ici, tels de petits oiseaux habiles, nous avions pu nous rendre maîtres d’une ou deux petites mélodies qui reviennent sans cesse, il nous faudrait désormais avec une diversité infinie de tous, nous efforcer d’exécuter des variations sur le même thème, le bonheur de l’humanité.

SOCIALISTE...

Je me trouvais donc, écrit Domela Nieuwenhuis, en dehors du cercle d’activité que je m’étais choisi, que j’avais aimé, et cela sans savoir ce que m’apporterait l’avenir.

Que va-t-il faire ? L’action sociale le sollicite. Il se jettera dans la bataille, livrera aux nouveaux dieux qui entravent la libération des hommes, une lutte sans merci.

Sans compter en de quotidiens labeurs, sans cesse renouvelés, Nieuwenhuis entreprendra de prêcher ses nouvelles idées. Par la parole et par la plume, il essayera d’éveiller le peuple aux idées de liberté et de justice sociales. Mais il ne perdra point de vue qu’un important problème doit retenir toute son attention. Il sait que sans sa réalisation, tout travail s’avère vain et inopérant, que rien de stable ne peut être réalisé si la paix n’est point affirmée et existante.

Il collabora aux revues De Banier, De Dageraad, De Vragen des Tijds.

En 1879, il fonda le journal socialiste et libre-penseur Recht voor Allen (Droit pour Tous), dont l’influence sur l’opinion fut profonde.

Coup sur coup, il publie : Avec Jésus, Pour ou contre le socialisme, La question du Serment religieux, La Religion de la Raison, La Religion de l’Humanité.

A dater de ce moment, Domela Nieuwenhuis se dépense étonnamment. Son éloquence est originale, il la transporte de ville en ville, de village en village. Il déverse sa verve et son humour ici et là, partout où on le réclame.

Pas un congrès international socialiste, pas un congrès international de la Libre-Pensée où il ne surgît, apportant chaque fois à l’ardeur d’une conviction profonde, la chaleur d’un talent, à la persuasion émouvante.

Dans Encyclopédie Socialiste, de Compère Morel et Jean Lorris [3] est contée l’histoire du mouvement socialiste en Hollande. L’histoire, empressons-nous de le dire, est relatée avec une désinvolture peu commune.

Ecrivant au sujet de l’historique du mouvement ouvrier hollandais, il est dit : L’initiateur était un tailleur, H. Gerhardt, ouvrier instruit et énergique. Ce petit groupement reçut, peu après, une adhésion qui fit grand bruit, celle d’un jeune pasteur luthérien, ardent et mystique, Domela Nieuwenhuis, qui fonda, au début de 1879, un journal Recht voor Allen (Droit pour Tous) et devient le chef du mouvement. En 1881, les quatre petits groupes qui existaient à Amsterdam, Rotterdam, La Haye et Haarlem, constituaient Le Social Democratische Bond (Fédération Sociale démocratique), la première organisation sociale du socialisme hollandais. Celui-ci dut alors traverser une période longue et pénible de cruelles persécutions. Plus encore que les gouvernants, la foule inconsciente se montrait très violemment hostile aux pionniers de l’idée nouvelle. Leur propagande est sans cesse entravée par les attaques, les injures, les violences et les brutalités des masses, surexcitées par la presse chauvine orangiste, autant que par les persécutions policières et gouvernementales.

Le mouvement socialiste devait prendre dès le début un caractère sectaire, fanatique, exaltant la violence révolutionnaire, écrit-on dans l’Encyclopédie précitée. Domela Nieuwenhuis est élu dans une circonscription de la Frise. Après un court séjour au Parlement, en 1891, l’action parlementaire est jugée inopérante par le mouvement. L’organisation, dont il était l’âme retombait en plein utopisme anarchisant.

Compère « Loriquet » essayera donc de faire passer l’évolution sociale de Domela Nieuwenhuis comme le résultat d’une désillusion parlementaire. Le Social Democratische Bond « déviait » nettement vers l’anarchisme. En 1893, à Groningue, au Congrès de Noël, une résolution fut votée, déclarant que Le parti ne prendrait plus part aux élections, pas même comme moyen d’agitation.

C’était la rupture ouverte avec l’Internationale. Bientôt une scission se produisit ; elle allait chercher à reprendre la fraction organisée du prolétariat à ceux qui l’entraînaient dans une voie funeste.

D’ici date la décadence du mouvement socialiste hollandais. Certains essayèrent de tergiverser pour tenter de sauver la situation. Domela voulait, lui, que le « Socialistenbond » titre modifié — soit antiparlementaire. Devant le refus de la majorité, il constituait avec ses fidèles une « société de socialistes libres ».

Sans doute, les foules toujours plus disposées à suivre ceux qui promettent la lune, que de faire face aux réalités, délaissèrent peu à peu l’homme qui avait tout donné pour tenter de libérer l’individu de ses servitudes sociales et économiques.

ANARCHISTE

Mais ceux qui avaient contribué à cet état de choses, ne devaient pas tarder à leur tour d’être livrés aux querelles intestines ; révolutionnaires et révisionnistes s’en vinrent à l’insulte avant de s’excommunier. Laissons là toutes ces histoires de boutiquiers, de politiciens, de bateleurs, voyons les écrits mêmes de Domela Nieuwenhuis. Avec le recul du temps, nous pouvons nous rendre compte qu’il fut, lui, dans le bon chemin. Certaines pages de Nieuwenhuis restent prophétiques. Le titre de son ouvrage, publié en 1897, porte Le Socialisme en danger ; les ans ont rendu cette étude d’une véracité incontestée.

Dans la préface de l’édition française, Elisée Reclus présente le livre de Nieuwenhuis en ces termes : L’ouvrage de notre ami, D. N., est le fruit de patientes études et d’expériences personnelles très profondément vécues ; quatre années ont été employées à la rédaction de ce travail.

Dans la première partie de son livre, l’auteur examine les divers courants de la sociale démocratie allemande et nous parle du Congrès, tenu à Erfurt en 1891, où déjà pointent les nouvelles tendances socialiste-nationale-libérale au sein du mouvement socialiste embourbé dans le parlementarisme.

Notre impression est que, pour des raisons d’opportunité, la direction du parti a préféré aller vers la droite (pour ne pas perdre l’appui de Vollmar et les siens, dont le nombre était plus considérable qu’on ne l’avait pensé) que la gauche, et qu’elle a sacrifié l’opposition dans un but personnel. Et non sans raison, Domela Nieuwenhuis rappelle que Robespierre a agi de même. Après avoir anéanti l’extrême gauche, les hébertistes avec l’appui des Danton et des Desmoulins, il détruisit la droite, afin de sortir seul vainqueur. Mais lorsque la réaction leva la tête, il s’aperçut qu’il avait lui-même tué ses protecteurs naturels et qu’il avait creusé son propre tombeau.

Le socialisme est en danger, écrira-t-il au seuil de la deuxième partie de son livre, car le socialisme international traverse une crise profonde. Nous n’étions qu’en 1893, au moment où se discutaient au Congrès de Zurich les divergences de conceptions mettant aux prises deux courants qui se manifestaient au sein de ces assemblées : parlementaire et antiparlementaire, parlementaire et révolutionnaire ou, pour mieux dire, autoritaire et libertaire. Les résolutions des Congrès furent des compromis qui laissèrent la question entière sans en résoudre les profondes divergences.

Domela Nieuwenhuis fait une analyse serrée de l’idée parlementaire, ainsi que de la conception de l’État. ll cite avec à-propos cette pensée de Karl Kautsky : Les partisans de la législation directe chassent le diable par Belzébuth, car accorder au peuple le droit de voter sur les projets de loi n’est autre chose que le transfert de la corruption, du parlement au peuple.

La critique de la sozialdemokratie est brossée d’une façon maîtresse. Domela ne ménage aucun de ces équilibristes politiques, ces jongleurs de phrases, il affirme et cela s’est avéré d’une justesse incontestable : Le triomphe de la sociale démocratie sera alors la défaite du socialisme, comme la victoire de l’église chrétienne constitua la chute du principe chrétien, et il conclut ce chapitre par ces lignes : Pour nous la vérité est dans la parole suivante aujourd’hui le vol est Dieu, le parlementarisme est son prophète et l’État son bourreau ; c’est pourquoi nous restons dans les rangs des socialistes-libertaires, qui ne chassent pas le diable par Belzébuth, le chef des diables, mais qui vont droit au but, sans compromis et sans foire des offrandes sur l’autel de notre société capitaliste corrompue.

Il est donc dans la logique normale, après un tel exposé, que Nieuwenhuis aborde le problème en son entier et pose en quelque sorte le socialisme-libertaire face au socialisme-autoritaire, car les idées marchent.

En faire l’historique n’est pas chose aisée, car la grande difficulté est de tracer la limite exacte entre ces deux principes ;

Ici, la personnalité, là, la collectivité. Partout le tempérament, la nationalité, le milieu exercent leurs influences variées, bonnes ou mauvaises, pleines d’espoirs ou d’abattement.

Citant Bakounine, il écrit : L’État est un mal, mais un mal historiquement nécessaire, aussi nécessaire dans le passé que le sera, tôt ou tard, son extinction complète, aussi nécessaire que l’ont été la bestialité primitive et les divagations théologiques des hommes. L’État n’est point la société, il n’en est qu’une forme historique aussi brutale qu’abstraite.

Domela est précis et affirmatif, entre l’autorité et la liberté il faut faire choix, ces deux principes sont irrémédiablement inconciliables. L’esprit de fraternité et de solidarité n’animera et ne pénétrera l’humanité que lorsqu’elle aura pris comme base l’égalité, comme forme la liberté.

C’est du socialisme d’État des social-démocrates, et la liberté du socialisme anti-autoritaire qu’il sera question dans le chapitre quatre, où Domela montre que la social-démocratie devient de plus en plus un socialisme d’État, un obstacle à la liberté ; tel sera le revirement dans les idées morales, qui doit se faire en tout et partout dans les domaines les plus variés, pour le bien de tous et le triomphe de la liberté et de la justice sociale.

LIBRE-PENSEUR - ANTIMILITARISTE

Vers 1880, l’activité de Domela Nieuwenhuis est prodigieuse, non seulement il consacre le meilleur de son temps à la lutte sociale, qui le sollicite quotidiennement, mais il prend une part prépondérante dans la lutte contre les dogmes religieux et participe aux congrès et réunions de la Libre-Pensée.

descriptif

C’est le Dr. César De Paepe qui le presse d’assister au Congrès de la Libre-Pensée, à Bruxelles, en 1880. Il n’aimait guère les congrès, craignant retrouver là une atmosphère semblable à celle des parlements. Or, comme le disait lui-même Nieuwenhuis, un homme d’État a dit que le mot parlement est composé de deux mots : parler et mentir.

En septembre 1904 se tenait, à Rome, le Congrès des Fédérations de la Libre-Pensée [4]. Domela Nieuwenhuis y prit la parole.

... pendant une huitaine d’années, j’ai eu cette naïve idée qu’on peut transformer l’Eglise et la pousser dans la voie du progrès.

... après j’eus encore une autre naïveté, celle de croire qu’on pouvait réformer l’État dans un sens large et bienfaisant.

Mais actuellement je suis revenu de cette illusion-là également, car je sens bien maintenant que je n’ai rien à faire ni avec l’Eglise, ni avec l’État. Certes, l’État a bien quelque chose à faire avec moi, car il m’oblige de lui rendre certains services ; je les lui rends... aussi peu que possible, sinon il serait impossible de vivre. Mais en même temps, je fais de mon mieux pour saper autant que possible, car le dogme de l’Eglise et le dogme de l’État furent tout deux brisés pour moi.

Telle est la profession de foi d’un libertaire et parlant de la Libre-Pensée, il poursuit :

Mais qui pourrait se permettre le luxe de manifester sa pensée tout à fait librement ? L’Eglise et l’État vous tiennent, vous ne pouvez pas faire un pas, vous ne pouvez faire un mouvement, sans que celui-ci ou celle-là ne vous dise : NON ! Cela n’est pas permis.

A l’ordre du jour de ce congrès était inscrit le problème de l’État et les Eglises (séparation des Eglises et des États). Domela Nieuwenhuis apporta au débat sur la question un point de vue peu commun, mais empreint d’une haute philosophie. Il plaça le débat sur son véritable terrain, celui que les libertaires ne cessent de proclamer, car, pour réaliser la véritable libération humaine, il ne s’agit point seulement de séparer l’Eglise et l’État. Il y a lieu de supprimer l’Eglise et l’État. Agir autrement c’est faire non seulement la moitié de la besogne, mais c’est laisser subsister les racines du mal. Toute l’intervention de Domela Nieuwenhuis à ce sujet est des plus intéressantes et je crains que, n’en citant que des extraits, je ne rende pas exactement sa pensée.

L’historien anglais, Thomas Buckle, a dit dans l’histoire des civilisations que les deux plus grands obstacles au progrès sont : 1° L’Eglise qui nous prescrit comment il Faut penser 2° L’État qui nous prescrit comment il faut vivre. Je suis d’accord avec lui. L’Eglise pense pour nous et le fidèle n’a qu’à croire, c’est plus facile que de penser soi-même, mais c’est en même temps la mort pour la libre pensée. L’État agit pour nous et le citoyen n’a qu’à obéir, n’a qu’à suivre...

Cela est beaucoup plus facile que d’agir directement soi-même : et la masse, qui n’a reçu qu’une éducation de troupeau, trouve plus facile d’obéir que de se révolter, parce que ce dernier acte implique toujours une initiative individuelle et une volonté propre.

Ces deux institutions, l’Eglise et l’État, ont été le joug sous lequel l’humanité a dû rester, comme en état d’esclavage permanent. D’abord l’Eglise se confondit avec l’État, comme précisément l’ancien État ecclésiastique, comme la Russie où le tzar est en même temps le chef de l’État et de l’Eglise, comme au Thibet où le pape bouddhiste, le Dalaï Lama, régnait en souverain.

Avec le développement du concept de l’État, celui-ci s’est émancipé et alors chacun des pouvoirs se réserva un domaine particulier : l’État, le domaine civil, l’Eglise, le domaine spirituel. Ce fut une espèce de compromis, mais des deux, ce fut toujours l’Eglise qui prévalut.

L’État avec son impératif, tu dois, et l’Eglise, avec le sien, tu feras, violentent la raison humaine et tous deux ne peuvent produire que des esclaves qui obéissent, et non les hommes libres que nous désirons. [5].

L’année suivante, au Congrès de Paris [6], c’était la question La Libre-Pensée et le Pacifisme, qui Faisait l’objet du débat.

Cette question tient à cœur Domela Nieuwenhuis depuis des années ; il bataille partout pour faire triompher une conception positive de lutte contre le militarisme.

Voici ce qu’il déclarait :

La Libre-Pensée veut qu’on pense, qu’on raisonne, qu’on donne des arguments, et le militarisme veut le contraire, ne connait pas d’arguments, mais des armes de fer et d’acier. Un être qui pense, n’agit pas avec les moyens de violence, mais avec des arguments. Frédéric II le comprenait très bien quand il disait : Si mes soldats commencent à penser ou à raisonner, aucun d’eux ne restera dans les rangs ! Qu’est-ce donc qu’une année ? Une collection de personnes sans pensée, sans volonté, un troupeau de brebis qui obéissent aveuglément au berger, par crainte de son grand chien, et sans comprendre qu’il y a de mauvais bergers.

Le principe du militarisme c’est le concours forcé, mais qu’est-ce que le concours forcé, sinon une autre façon de désigner l’esclavage et le despotisme ? C’est une attaque directe à la civilisation.

Une des controverses les plus curieuse dans le monde et celle-ci : Chacun pour soi blâme, maudit la guerre, le militarisme, et tous ensemble l’entretiennent et le maintiennent. On parle de pacifisme, mais c’est un mot. Tous nous sommes des pacifistes, mais cela n’a pas de signification du tout. Les budgets de la guerre et de la flotte vont toujours en augmentant ; les armées et les flottes grandissent chaque année et si cela doit continuer, la fin doit être inévitablement une ruine de tous. On feint l’amour de la paix, mais en même temps on se prépare à la guerre. On monte des comédies de la Paix, comme celle de La Haye et les acteurs ont une déclaration de guerre dans leurs poches.

On parle d’humaniser la guerre ! Peut-on être plus hypocrite. L’idée d’humaniser la guerre est aussi ridicule que celle d’améliorer les prisons. Non, on n’améliore pas les prisons ni les guerres, on les abolit.

Au nom de la civilisation et sous l’égide de l’empereur d’Allemagne, on a donné l’exemple d’une guerre humanisé contre les Chinois incivilisés en n’accordant pas de pardon et en enfilant à la baïonnette les femmes et les enfants...

Mais un siècle de Libre-Pensée fera beaucoup plus pour la civilisation et le progrès que dix-huit siècles de christianisme.

Les Chinois les connaissent, nos chrétiens civilisés ! Ecoutez le mot d’un Chinois : premièrement, on nous envoie des hommes en habits noirs (les missionnaires) qui prétendent nous ouvrir les portes du ciel, des hommes que nous ne demandons pas et que nous ne désirons pas. En vérité, ils se font les espions des hommes en habits blancs, qui les suivent pour faire du commerce avec nous, pour nous tromper et nous escroquer. Et lorsque nous demandons des comptes à ces messieurs blancs, ils envoient des hommes en habite multicolores, avec des canons et des fusils pour nous tuer.

Les armées permanentes, déjà nommée une maladie nouvelle par Montesquieu, sont le plus grand fléau, car la guerre provient nécessairement des armées, comme la plante provient de la graine. Même je prétends que la paix armée est beaucoup plus nuisible que la guerre, car la guerre est passagère et la paix armée est permanente.

C’est aussi une sélection, mais non pas naturelle, plutôt artificielle, ce n’est pas la lutte pour l’existence, non c’est une lutte contre l’existence. Est-ce que le professeur Haeckel n’a pas dit, dans son Histoire de la Création des êtres organisés d’après les lois naturelles, que les jeunes gens les plus sains et les plus forts sont sacrifiés annuellement par un recrutement sévère dans tous les rangs de la société et que tous les faibles et infirmes sont dispensés de cette sélection militaire pour rester chez eux pendant la guerre pour se marier et se multiplier ? Plus il est faible et infirme, plus le jeune homme a la chance d’échapper au recrutement et de fonder une famille, C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner qu’en réalité la faiblesse du corps et du caractère soit toujours croissante chez nos peuples civilisés, tandis que les corps forts et sains, les esprits libres et indépendants deviennent de plus en plus rares. Oui, nous sommes restés des barbares avec un petit vernis de civilisation. Mais grattez un peu et partout vous trouverez la barbarie, la bêle humaine.

Quand un moderne Erasme chantera la louange de la sottise humaine, qu’il fera œuvre utile ! Mais je crains qu’il n’ose pas commencer, par crainte de ne jamais finir, car le livre de la sottise serait encore plus gros que la bible des croyants.

Qu’est-ce qu’il y a à faire contre ce fléau du militarisme ? Selon moi (et, dans notre commission, nous l’avons adoptée unanimement) la formule : Aucun homme et aucun centime, doit être proclamée par la raison. Chaque homme qu’on livre à l’année permanente est un homme de moins pour l’armée de la Libre-Pensée. Chaque centime qu’on donne pour l’œuvre destructive du militarisme est un centime de moins pour l’œuvre productive dont nous avons besoin pour le bien-être, pour le bonheur des peuples.

Et quels sont les moyens pratiques pour combattre le militarisme ? Il y en a tant, qu’il faut les étudier et discuter avec un cerveau clair et un cœur généreux.

J’en nommerai quelques-uns : la grève militaire en cas de guerre, la grève générale des ouvriers productifs, la résistance passive, le refus individuel du service militaire, le boycottage des puissances belligérantes par tous les pays civilisés. Oh ne pensez pas que d’en haut la paix viendra sur la terre, ni par un Dieu céleste ni par les maîtres terrestres, car ils ont l’intérêt de faire les guerres. Seulement quand les ouvriers productifs comprendront qu’eux, qu’eux seuls, peuvent en finir avec la guerre, nous y arriverons, Les ouvriers des ports doivent décider de ne charger ni de décharger aucun vaisseau destiné à transporter les soldats, les canons ou les vivres. Il faut isoler les puissances belligérantes. Les ouvriers des chemins de fer feront de même et alors la guerre sera impossible. Peut-être vous me direz, mais vous prêchez aussi la guerre civile.

Je réponds : Oui, si j’ai le choix entre la guerre civile et la guerre de deux nations, qui ne savent pas pourquoi elles se battent ; oui, je préfère la guerre civile, car alors on combat ses vrais ennemis, les capitalistes qui nous oppriment. C’est la seule guerre légitime, la guerre sociale pour recouvrer nos droits de l’homme.

Nous cherchons l’harmonie et voulons écarter toute dissonance, et le militarisme c’est une dissonance dans le cœur des pensées.

Nous voulons la délivrance du peuple, partout opprimé. Mais la pensée ne peut délivrer que si elle a pour domaine la liberté. Ces deux se tendent la main pour fonder cette société des hommes libres, que nous désirons et pour laquelle je veux travailler avec des cheveux gris, mais avec un cœur jeune, tout le temps que je vis encore.

Au Congrès de Zurich, en 1893 [7], déjà Domela Nieuwenhuis avait prononcé un discours, au sujet du militarisme, qui situait sa façon de voir sur cette question.

Telle est la pensée de Domela Nieuwenhuis. Une activité sans cesse en éveil, toujours sur la brèche pour éclairer les hommes et les aider à se libérer des chaînes de l’esclavage.

descriptif

Et pourtant ce vieux lutteur rencontra bien des désillusions.

C’était un homme tout d’une pièce, ne sachant tergiverser.

Pasteur, il cessa de croire et se retira de l’Eglise ; socialiste, il se rendit compte de l’inutilité du parlement et de l’action politique, il quitta le parti socialiste : parlements et congrès se valant trop souvent, il cessa de s’y rendre. Il essaya jusqu’à la fin de sa vie de poursuivre, en homme libre, la lutte pour la libération des hommes.

Sans doute tout cela semble aujourd’hui périmé. Les notions de justice et de liberté ont drôlement été malmenées par les uns et les autres. Chacun s’en réclame pour mieux les bafouer par la suite... Il faut réapprendre aux hommes à penser et à vivre librement.

Alors chacun relira avec profit le récit d’une vie comme celle de Domela Nieuwenhuis ; chacun aimera repenser avec lui ses écrits, qui resurgiront comme des idées que jamais on n’aurait dû abandonner. Des écrits qui rappelleront l’homme et l’œuvre de Domela Nieuwenhuis ne seront pas inutiles.


[1Traduction de E. Armand — publié en feuilleton dans « par delà la Mêlée », n°26, 3e série. Pâques 1917 et suivants, fin n°30 fin juin 1917 — édité en brochure, fascicule de L’Unique, supplément aux n°120-121.

[2Sous la direction de P. Argyriadès.

[3Le Mouvement Socialiste International, p. 290 et suivantes.

[4Compte-rendu du Congrée de Rome, 20 septembre 1904

[5Compte-rendu officiel du Congrès de Rome, 20 septembre 1904, Fédération Internationale de la Libre-Pensée, pages 120-123.

[6Compte-rendu du Congrès de Paris, 3 septembre 1905, p. 157.

[7Almanach de la Question Sociale, 1894, p. 287.