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IV. La prise des Tuileries (10 août 1792)

mardi 27 août 2019, par Fournier L’Américain (Domaine public)

Si le peuple s’en était toujours (remis) à ses représentants pour faire les révolutions, sans doute il serait encore esclave. tes législateurs français n’ont montré de véritable énergie que toutes les fois que le peuple s’est levé et qu’il les a forcés à en prendre. Hors ces cas, combien n’ont-ils pas semblé agir souvent comme s’ils eussent été d’accord avec les conspirateurs ! Ici, il s’en présente un notable exemple.

Dès le 6, époque où nous avons publié les crimes de Lafayette, j’étais très instruit de tout ce qui se passait dans les comités de l’Assemblée nationale. Je savais très pertinemment que les comités militaire, de constitution et autres avaient résolu d’éluder de rendre autant le décret d’accusation contre Lafayette, que celui de suspension contre le chef du pouvoir exécutif. On avait seulement arrêté l’ajournement de la discussion sur ces deux individus pour le jeudi (9 août, NDE). Cette conduite était-elle dictée par la pusillanimité ou la perfidie ? Il ne faut pas rapprocher beaucoup de circonstances pour démêler quel était ce motif. Quand je vis la patrie trahie... et que tous les jours on semblait enchérir sur les moyens de la tromper, mon indignation me transporta chez le restaurateur des Feuillants, où je dis, en présence du public, à plus de trente députés de l’Assemblée législative : Que je connaissais toutes leurs infamies, tous leurs crimes, que je savais du Château (des Tuileries, NDE) que les deux tiers des membres de l’Assemblée étaient vendus et qu’ils trahissaient la nation, que je ne pouvais pas m’empêcher de leur dire qu’ils étaient des brigands, que je savais que ma grande énergie les embarrassait, et qu’ils étaient d’accord avec les Grands Inquisiteurs juges de paix de me faire arrêter, mais que je les en défiais et qu’auparavant ils me verraient encore déployer ma vigueur contre leurs complots. J’ajoutai que, pour dernier mot, j’avais à leur dire que, si le 9, entre dix et onze heures et demie du soir, ils n’avaient pas prononcé sur l’arrestation de Lafayette et sur la suspension du roi. à onze heures trois quarts nous ferions sonner le tocsin [1]...

Au lieu de n’être que les simples organes de l’opinion publique, nous avons presque toujours vu nos sénateurs sembler prendre à tache de la braver, et substituer leurs volontés arbitraires à la volonté générale. Ici, pressés par les vives clameurs de la voix souveraine, ils eurent l’air d’y céder un moment, ils promirent toute satisfaction au peuple sur le compte de Louis Capet et de Lafayette, les deux traîtres les plus dangereux d’alors. Mais toute la soirée du 9 se passa et rien ne fut prononcé contre eux.

Je n’ai pas, moi, manqué ma parole.

Le même jour, il y eut une assemblée des Fédérés [2] aux Jacobins. Pendant l’assemblée des Fédérés, j’entrai dans la salle au moment de la discussion sur l’objet de présenter une nouvelle pétition à l’Assemblée, sur le refus d’en entendre une première qui venait d’être renvoyée avec ignominie. La veille du grand jour des vengeances avait, vu consacrer le dernier oubli des principes. Des mandataires n’avaient point voulu entendre leurs commettants.

Révolté de semblables procédés, je prends la parole, et je dis : Citoyens, je m’oppose personnellement à ce que vous donniez cette nouvelle pétition. Vous en avez présenté mille, on n’a fait droit à aucune. Je vous proposerai celle-ci, qui sera la dernière. C’est d’aller sur-le-champ couper six cents têtes des conspirateurs réfugiés dans le repaire royal, nous les porterons à l’Assemblée et nous dirons : Voilà vos chefs-d’œuvre, législateurs !

Cette motion, désapprouvée par un faible parti, fut applaudie par la majorité. La preuve qu’elle était bonne, c’est qu’il a fallu l’exécuter le lendemain 10 au Château. L’on a déjà pu voir, et l’on verra à la suite que je ne me contente pas de faire le beau parleur à la tribune, en laissant aux autres à suivre l’exécution de mes motions. Je ne me détermine qu’après avoir mûrement réfléchi, mais aussi, une fois arrêté à une délibération que je crois bonne et tendant au bien de mes frères, je m’y sacrifie. On va donc me voir ici toujours agissant pour animer mes frères et pour exécuter avec eux la secousse décisive du 10.

Ce même jour, le comité secret se rassembla à la « Chasse Royale », sur le boulevard [3]. Nous y avons fait venir Alexandre [4] et Santerre. Ils nous ont fait de très brillantes promesses pour seconder notre entreprise, notamment notre rodomont Santerre, toujours très animé lorsqu’il ne s’agit que de parler et de faire le bel esprit.

Le soir, à neuf heures, je me suis rendu à la caserne des Marseillais avec lesquels j’avais rendez-vous, ainsi que plusieurs de mes collègues. Nous y avons déposé nos armes et, de là, envoyé des députations aux faubourgs Saint-Marcel et Saint-Antoine pour inviter les citoyens de ces deux faubourgs à se trouver au ralliement dont nous étions convenus. Pendant cet intervalle, j’allai à la section du Théâtre-Français, lors assemblée en permanence ; et, comme j’étais citoyen de cette section, qu’on sait avoir toujours été un foyer ardent de patriotisme. je n’eus pas beaucoup de peine à y faire adopter mes vues qui étaient déjà celles de la plupart des citoyens.

Le tocsin a sonné à onze heures trois quarts comme nous l’avions promis. On a placé des postes, mais nous avons été trahis par les états-majors, qui ne remplissaient pas nos intentions. A une heure du matin, nous avons relevé ces postes.

Il est venu à la section trois officiers municipaux pour nous inviter à cesser de sonner le tocsin, observant qu’en conséquence d’un arrêté de la Commune, ils avaient déjà été dans plusieurs sections et qu’on avait cessé d’y sonner ; mais notre président, le citoyen Lebois [5], brûlant d’énergie et de patriotisme, leur répondit :

Plein de respect pour la Commune de Paris. nous ferons tout pour elle, mais ce que vous nous demandez, citoyens, il est impossible de vous l’accorder. Au lieu de faire cesser le tocsin, j’ordonne, en ma qualité de président, qu’il continue, car il n’est plus question de reculer, et il est temps d’abattre les tyrans.

Alors, de mon côté, je demande la parole et je dis :

Citoyens, l’Assemblée a décrété que la patrie était en danger. Le peuple est levé ; vous, municipaux. vous devez aller vous coucher ; vous n’avez plus rien à faire.

À la pointe du jour, je fus normé commissaire avec trois autres citoyens pour inviter le bataillon de la section à se joindre devant la porte des Cordeliers. Mais les citoyens, trompés par des brigands dont je vis l’un parmi eux faire cabale et s’opposant à notre demande, en concluant au par-dessus à ce qu’on me coupât la tête, refusèrent absolument de marcher, malgré l’arrêté de la section qui les y invitait.

Je rendais compte de ma mission, quand je m’aperçus que nous étions mieux secondés d’ailleurs et que nous pouvions dès lors former l’espoir de faire réussir notre projet. En effet, nous vîmes arriver de toutes parts différents bataillons, et notamment du faubourg Saint-Marcel. Le bataillon de Marseille parut aussi en même temps.

Aussitôt on ne délibéra plus et l’on ne songea qu’à exécuter.

Nous formâmes deux divisions, dont l’une alla par le Pont-Neuf, et l’autre par le Pont-Royal. Le point de ralliement se fit sur la place du Carrousel. Ici bous les mouvements de la grande attaque qui suivit sont précieux à saisir. Nous débutâmes par demander à entrer au Château dont les portes étaient fermées.

On nous envoya plusieurs officiers. entre autres, un officier de canonniers, pour nous dire que nous n’avions qu’à nommer huit chefs. et qu’on les ferait entrer.

Nous répondîmes avec énergie que nous n’avions point de chefs, mais que nous l’étions tous, et que pour la seconde fois nous demandions à entrer.

Nous sommes restés là près de deux heures. A de longues discussions succéda un refus formel de nous ouvrir.

Ceux qui ne connaissaient point Santerre comme moi ne savaient que penser sur son compte (en voyant) qu’il ne se trouvait pas au rendez-vous. Mais moi qui avais déjà eu tant d’occasions de l’apprécier, je ne fus pas très surpris de voir arriver Alexandre qui me dit que Santerre venait de lui écrire pour lui demander secours avec du canon à la Maison commune, attendu, disaitil, que les jours de M. Pétion [6] étaient en danger. Leurre épouvantable ! m’écriai-je dans mon indignation concentrée. Santerre, Pétion, idoles du jour que la foule aveugle est entraînée à encenser, vous êtes donc aussi d’insignes traîtres ! Mais prudence m’enjoint de dissimuler. Ne gâtons pas encore une fois une cause si importante et si heureusement commencée et, malgré tous les obstacles, sauvons la patrie, s’il nous est possible.

Camarade, dis-je à Alexandre, il ne faut point partir, j’ai la confiance de te dire que c’est encore là un dessous de carte de Santerre, et j’ajoute que si tu nous quittes, ce ne sera de ta part qu’un trait de lâcheté.

Je vis que c’était l’occasion d’employer une grande présence d’esprit et de penser à tout à la fois. Je fus bien vite rendre compte de cette circonstance à tous les officiers qui commandaient, et je leur dis de s’assembler promptement sur l’appel que je ferais faire.

Mais, de retour au centre de la place, je vis le commandant marseillais et plusieurs autres citoyens de Paris qui me dirent : Nous sommes donc encore joués et trahis. Voilà Alexandre qui Vient de partir avec deux canons et deux cents hommes, sous le prétexte d’aller joindre Santerre à l’Hôtel de Ville.

D’après le moment d’entretien entre Alexandre et moi, je ne m’étais pas attendu à cette manifestation de sa complicité avec Santerre. Je restai interdit et presque muet. Revenu à moi, je ne vois de moyen de salut qu’en distrayant l’attention des braves qui nous restaient pour la diriger vers le seul but d’un grand mouvement d’énergie et de courage.

Eh bien, citoyens et camarades, m’écriai-je ; il faut périr aujourd’hui ou entrer au Château. Je sais que si nous manquons cette journée, la France est livrée à l’esclavage et la capitale réduite en cendres [7].

Finissant ces derniers mots, j’eus tout de suite la satisfaction d’apercevoir l’impression qu’ils avaient produite.

L’effet de cette impression ne tarda point non plus à se manifester. Les sans-culottes tombèrent à coups de poing sur la porte dite Royale, et à force de secousses l’ont brisée et mise en pièces. Je profitai avec soin de ces premières dispositions et je sentis qu’il ne dépendait plus que de ma conduite d’en soutenir la continuation et d’en faire résulter le succès le plus complet.

Ici toute la scène va être en action, et les mouvements s’exécutent et se succèdent avec une étonnante rapidité.

Aussitôt la porte enfoncée, je m’élance en furieux vers les quatre pièces de canon qui étaient au bas du grand escalier, et je dis aux canonniers : Vous, braves militaires, êtes-vous pour la nation ou pour les tyrans ?

Ils me répondirent : Il y a quatre heures que nous vous attendons, et vive la nation !

A ces mots, je leur dis en saisissant le timon d’une pièce : Eh bien ! camarades, suivez-moi.

Aussitôt les quatre pièces me suivirent, et nous les postâmes dans le Carrousel où étaient demeurés nos bataillons.

Nous fîmes entrer quatre pièces des nôtres et nous les plaçâmes dans la cour du Château, braquées sur les fenêtres. Nos bataillons des Marseillais et des Fédérés se placèrent en bataille de droite et de gauche. Je montai aussitôt le grand escalier jusque devant la porte de la chapelle. Là je vis qu’il était impossible d’aller plus loin. Une barricade ou plutôt un retranchement s’y opposait. Alors je parlai à Ceux qui se trouvaient là avec force et énergie et en même temps avec toute l’honnêteté possible. J’observai sur toutes les figures qu’il y avait sous jeu de grands desseins : car il ne me fut répondu rien du tout. Cependant un Suisse s’élance à corps perdu de mon coté en jetant ses armes et criant : Vive la nation !

J’emmenai ce brave avec moi et le remis entre les mains des Fédérés en leur disant : Voici un bon Suisse qui a rejeté au despotisme les armes qu’il en avait reçues et s’est tourné exclusivement vers la patrie. II entra aussitôt dans nos rangs au milieu des embrassements de ses frères.

Comme j’avais reconnu sous les habits suisses, ainsi que sous ceux de gardes nationales, beaucoup de chevaliers du poignard et de grenadiers des Filles Saint-Thomas [8], je remontai une seconde fois pour témoigner aux uns et aux autres que nous ne voulions de mal à personne, mais que nous priions seulement qu’on nous remît le roi et sa famille.

Le commandant me fit réponse qu’ils n’en feraient rien, et que la force armée du Château les garderait elle-même.

Alors je me rendis aux quatre pièces de canon ; je fis chargera, je dis aux canonniers de se tenir prêts et que j’allais faire commandement à la garde du Château de nous livrer le roi, et, si elle s’y refusait, qu’au premier signal ils aient à faire feu.

J’avançai ensuite sous le balcon et fis une nouvelle sommation. On ne me répondit rien. J’allais donner le signal aux canonniers, lorsque Lazowski [9], officier de notre artillerie, vint à moi et me dit :

Montons encore une fois et pour la dernière ; sommons-les de mettre bas les armes et de nous livrer le roi, ou que sinon nous allons agir.

Je me rends à cette proposition. Nous montons de nouveau l’escalier. Lazowskl et moi. C’est à ce moment que le signal part et qu’on nous fusille. Je suis jeté dans le fond de l’escalier par l’explosion d’un grand feu général dirigé de toutes parts sur nos bataillons ; je reçois dans le même moment un coup au bras gauche dont je suis et resterai probablement estropié.

Arrivé à la porte pour rejoindre les bataillons, je suis renversé par un autre coup à la cuisse gauche. Je crus bien alors que c’était ma dernière heure, car les cadavres et les blessés tombaient à ma vue de tous les côtés, et j’eus la plus grande peine possible à me retirer.

Le feu des scélérats du Château était si vif que dans le premier moment nos bataillons, partie massacrés, furent dispersés entièrement au point que l’on avait fait l’abandon des quatre pièces de canon.

A l’aspect de ce moment de détresse, je courus du côté du guichet où je rencontrai une pièce de canon des Marseillais conduite par le commandant en second qui était déjà blessé dangereusement à la main. Mais je lui dis, ainsi qu’à tous les guerriers qui l’entouraient : Du courage, amis, nous allons entrer au Château et passer tout au fil de l’épée.

Je fis de suite placer une pièce de canon à la grande porte donnant du côté du guichet. Je la fis briser. et cette ouverture me facilita d’envoyer la mort à un grand nombre de Suisses dont le feu nous faisait beaucoup souffrir. Je fis de même mettre à bas la porte qui communiquait chez le valet de chambre du roi.

Cependant les décharges des assaillants étaient si meurtrières, que je voyais l’heure où nous perdions la bataille. Je m’avisai d’un stratagème. Je me ressouvins du même stratagème employé à la Bastille et qui fit perdre la tête à De Launey, par lequel je me flattai de désorienter nos ennemis, et le succès m’apprit que je n’avais point fait une fausse combinaison. Ce fut de faire mettre le feu partout pour imprimer la terreur et l’épouvante aux assiégés et les déconcerter.

Dans les moments de péril extrême, les petites considérations n’arrêtent pas. Nous manquions de papier pour allumer le feu en divers endroits : des assignats en tinrent lieu. Rien ne coûte quand il s’agit de remplir un grand but.

Dans la confusion des mouvements de cette grande mêlée, je distinguai deux hommes qui volaient de l’argenterie et qui en avaient rempli leurs poches. Je les fis arrêter sur l’instant, et ils furent aussitôt exécutés. Ces exemples prompts et sévères de la justice du peuple souverain prévinrent les plus grands désordres et prouvèrent que le but de la grande démarche de cette journée n’était point d’exercer des actes de pillage.

Pendant la grande chaleur de l’action, je ne faisais que courir d’un bout à l’autre pour faire approcher les caissons de chaque pièce. Je rends avec une vraie satisfaction ma situation d’alors. Je n’éprouvais plus que le sentiment de l’intrépidité. II me semblait être invulnérable. Je marchais au milieu du feu avec une sorte de conviction qu’il ne pouvait avoir de prise sur moi. C’est dans ces dispositions que je m’arrêtai même à quelques actes particuliers qui n’auraient peut-être pas dû me distraire des soins plus généraux et essentiels. J’allai chercher du milieu des morts un chapeau pour donner au commandant en second des Marseillais en remplacement du sien qu’il avait perdu, j’arrachai plusieurs citoyens d’entre les cadavres qui les étouffaient et je les rendis par là à la vie, notamment le citoyen Lionné, marchand charcutier, rue de la Verrerie, etc., etc.

Enfin le combat se termine et la victoire nous reste. Je rentre chez moi pour me panser et me rafraîchir. J’allai encore ensuite pour terminer cette journée assister et concourir à l’exécution des statues de bronze de la place Vendôme. C’est par là que je couronnai toute la participation que j’eus aux fameux actes du 10.


[1Les sections de Paris avaient donné à l’Assemblée jusqu’au 9 août pour destituer Louis XVI.

[2Soldats volontaires des départements.

[3Ce fut le comité des sections qui décida de l’insurrection.

[4Charles-Alexis Alexandre (1750-1825), capitaine des canonniers de la section des Gobelins, au faubourg Saint-Marcel.

[5René Lebois (1769-1806 ?). imprimeur et journaliste populaire. Il se ralliera plus tard à Babeuf.

[6Jérôme Pétion (1756-1794), de Paris en 1792.

[7Il ne faut pas que j’oublie de noter cette circonstance affligeante. J’avais expédié à Santerre trois braves Bretons pour le conjurer de venir nous secourir. Comme ils étaient près d’arriver pour nous rapporter sa réponse, ils furent tués dans la rue Saint Honoré (Note de Fournier).

[8Des aristocrates, les « chevaliers du poignard », avaient tenté d’enlever Louis XVI aux Tuileries, le 28 février 1791. La section des Filles Saint-Thomas était royaliste et refusa de demander la déchéance du roi.

[9Claude Lazowski (1752-1793), proche des Enragés. Il sera, après Alexandre, capitaine des canonniers de la section des Gobelins.