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Herbert Read : « La Liberté de l’Artiste »

vendredi 16 décembre 2022, par Herbert Read (CC by-nc-sa)

Texte original : « The Freedom of the Artist » (1943) Herbert Read. Publié à l’origine dans The Politics of the Unpolitical (London : Routledge, 1943). Traduction : Racines et Branches - Un regard libre sur les formes anti-autoritaires d’hier et d’aujourd’hui.

L’art moderne a brisé les frontières et les limites artificielles que nous avons hérité d’une vision partiale et préconçue de la personnalité humaine. Il n’existe aucun type d’art auxquels tout le monde devrait se conformer mais autant de types d’art que de types de personnes. Chaque type d’art représente l’expression légitime d’un type de personnalité mentale. Le réalisme et l’idéalisme, l’expressionnisme et le constructivisme sont tous des phénomènes naturels, et les écoles rivales entre lesquelles les artistes se divisent ne sont que les produits de l’ignorance et de préjugés. Un vrai éclectisme peut, et devrait, apprécier toutes les manifestations de l’élan créatif humain.

Si l’on pouvait imaginer une société dans laquelle chaque individu poursuivrait son chemin en toute indépendance, produisant avec bonheur ce qu’il souhaite produire sans interférence de son entourage, alors, dans une telle communauté, chaque type d’artiste pourrait s’exprimer de la manière qu’il jugerait la plus appropriée. Les constructivistes et super-réalistes, les réalistes et les expressionnistes, pourraient vivre et travailler côte à côte en parfaite entente. Je ne suggère pas ici qu’une telle communauté d’individus est trop idéalistes pour l’envisager ; elle est, en réalité, l’idéal vers lequel nous devrions tendre. Mais, ici et maintenant, nous vivons dans des communautés d’une nature bien différente. Toutes les sociétés diverses qui constituent ensemble la civilisation moderne sont extrêmement organisées et complexes, et, selon leur type d’organisation, encouragent un type particulier d’art, ou même, découragent tous les types d’art.

L’attitude libertaire est fondamentalement une attitude expérimentale. Lorsqu’une société libertaire reconnaîtra ouvertement l’existence de types distincts de personnalités, et la nécessité pour eux de s’exprimer artistiquement, elle reléguera dans l’obscurité les groupes artistiques qui s’enorgueillissent d’avoir refusé d’admettre des styles incompatibles, ce qui est déjà le sort de groupes scientifiques similaires. Tout type d’exclusivité ou d’ intolérance est aussi opposé aux principes de la liberté que ne le sont l’exclusivité sociale ou l’intolérance politique. A ce titre, l’art, et tous les modes culturels d’expression, ont exactement le même statut que les opinions politiques.

L’avenir de l’art dépend du bonheur individuel. Mais par « bonheur », je n’entends pas l’état de satisfaction eupeptique qui est en réalité le moins favorable de tous les états d’esprit à la production d’une œuvre artistique. Le bonheur, dans le domaine de l’art, signifie le travail : la capacité et l’aptitude de créer quelque chose au plus près des désirs du cœur. Le bonheur ne réside pas dans la possession de l’œuvre créée mais dans l’acte de la créer. C’est la thèse si souvent et si justement défendue par Eric Gill – thèse selon laquelle la culture est le produit naturel de la vie des humains et que cette vie est naturellement et principalement une question de travail humain ; le loisir est, par essence, récréatif et le but de la récréation est d’agrémenter la vie, de pouvoir nous réjouir d’être dans la course comme des géants.

Nous faisons une table et nous appelons cela travail ; nous faisons un dessin et nous appelons cela art si nous avons l’intention de le vendre, loisir si nous le faisons pour notre propre plaisir. Mais il n’y a aucune distinction réellement : l’art n’est pas déterminé par la finalité de ce nous faisons mais par ses qualités intrinsèques, les qualités que lui a conférées l’artiste ; et le plaisir de l’art vient de l’acte de créer, et secondairement et de manière motivante, de l’acte mental de le recréer par la contemplation. Ce que je veux empêcher, c’est toute conception étroite soit de l’artiste ou du travail artistique. Tout être humain est potentiellement un artiste, et cette potentialité est d’une importance sociale considérable.

L’individu et la société sont les deux pôles opposés d’une relation très complexe. L’individu est anti-social au moment de sa naissance – observez les premiers jours de n’importe quel bébé. Il ne devient social qu’à travers un douloureux processus d’adaptation, durant lequel il acquiert ce que nous appelons paradoxalement sa personnalité, mais qui est en réalité ce caractère de compromis qui résulte de la subordination de la personnalité à la conception dominante de la normalité sociale. Les maux psychologiques dont souffrent les êtres humains sont le produit de ce compromis ou inadaptation. Ce qui apparaît comme de plus en plus certain est que ces maux peuvent être évités, en grande partie, par la pratique d’un art. Les personnes qui fabriquent des choses – je n’ai aucune preuve au-delà de mes propres observations – semblent être moins sujettes à la dépression nerveuse, et l’une des formes reconnues de traitement des maladies mentales est connue sous le nom de « ergothérapie ». Personne ne suggérerait que la fonction de l’art est seulement de garder les gens en bonne santé, mais il a un effet subjectif. L’artiste ne crée pas seulement un objet qui lui est extérieur : en le réalisant, il réorganise de manière vitale l’équilibre des influx en lui-même.

Notre regard sur la fonction sociale de l’art renforce donc la conception libertaire de celui-ci. Tous les types d’arts ne sont pas seulement acceptables mais souhaitables. Les besoins d’une société ne comprennent pas seulement la structure extérieure d’un monde dans lequel vivre, mais aussi la structure intérieure d’un esprit capable d’apprécier la vie. Par conséquent, nous devons chercher des méthodes pour encourager l’artiste – l’artiste qui dort en chacun de nous.

Que l’esprit tout à fait harmonieux existe – l’esprit également équilibré entre pensée et sentiment, entre intuition et sensation – est peut-être douteux, mais c’est sûrement l’idéal vers lequel nous devrions nous efforcer de tendre. Seul, un tel esprit peut apprécier l’intégralité et la richesse de la vie. Si nous parvenons à la conclusion que cet être complet et harmonieux ne peut pas exister dans notre type de société moderne, alors notre but devrait être de changer cette société afin qu’une telle vie devienne possible. Dans ce grand but, auquel seraient consacrées les énergies de l’humanité pour les siècles à venir, une juste compréhension de la nature de l’art et de la fonction de l’artiste est essentielle.