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Anatole Gorelik : « Les anarchistes dans la révolution russe »

dimanche 18 février 2024, par Anatole Gorelik (CC by-nc-sa)

L’histoire du mouvement libertaire pendant la révolution russe sera retracée en son temps. Dans cette brève étude, on ne peut qu’en rappeler les grandes lignes, et en brosser seulement une esquisse. En effet, ce qui nécessiterait des tomes entiers ne peut être résumé avec une continuité et une netteté suffisantes dans un court exposé. Toutefois, s’il m’était possible de dégager une vue générale, j’estimerais ma tâche accomplie.

Dans cette étude, je cite très peu de noms, car des noms qui ne sont pas replacés dans des actions concrètes ne sont que des mots creux. Et je ne peux d’autre part évoquer toutes ces actions, tant elles sont nombreuses et importantes. Je ne parle pas non plus des formes d’organisation, étude qui se fera à part. Je ne traite pas non plus des questions de programme, elles sont trop vastes et trop essentielles pour être exposées de façon satisfaisantes. A ce propos, rappelons qu’au début de la révolution, il n’y eut pas d’excessives divergences de programme. Tous menèrent une large propagande libertaire afin de détruire les préjugés politiques, les superstitions économiques et de répandre les idées de nouvelles formes de rapports sociaux à partir des principes libertaires. Il y eut même des tentatives pour synthétiser le mouvement libertaire.

Puis, au cours de la Révolution russe, les anarchistes se divisèrent nettement, mais sur un plan et une orientation tout à fait différentes. Cela se fit entre ceux qui considérèrent le coup d’État d’Octobre comme la Révolution sociale, et adoptèrent par la suite le point de vue de la « dictature du prolétariat », de la « période transitoire » et établirent un « front unique avec les bolchéviks », et ceux qui rejetèrent toute dictature, qui prirent parti pour un front unique libertaire et se démarquèrent nettement des bolchéviks-communistes.

Le point de vue favorable à la dictature et à la période transitoire amena de nombreux libertaires à l’« anarcho-bolchévisme » (anarchisme soviétique), ou bien tout simplement à l’adhésion au parti des bolchéviks-communistes.

Parmi ces derniers, entrés au « parti », ou bien encore parmi ceux qui soutenaient les positions de « dictature » et de « période transitoire », nombreux sont ceux qui abandonnent maintenant à la sauvette cet « anarcho-bolchévisme », critiquant violemment les bolchéviks. Cependant le fond de leurs positions est resté le même : ils soutiennent « la dictature du travail », la nécessité d’une période transitoire, et autoritaire, qu’ils qualifient de « période syndicalo-communiste ».

S’il a fallu mener auparavant dans le mouvement libertaire une lutte contre les extrémistes de « l’individualisme », des « expropriations » et du « terrorisme », etc., il faut aujourd’hui lutter encore plus ardemment contre les partisans déclarés ou camouflés sous un masque anarcho-syndicaliste ou anarchiste, de « l’anarcho-bolchévisme ».

Ces questions sont trop fondamentales pour être débattues en quelques lignes. Il serait nécessaire d’accorder une étude particulière à chacune d’entre elles afin de pouvoir comprendre le rôle qu’elles ont joué dans la Révolution russe, et celui qu’elles auront à jouer dans la Révolution sociale.

 

 

Les vieux piliers se sont effondrés. Pétrograd en effervescence manifeste dans les rues et toute la Russie de l’imiter. Un souffle de vent a suffi, sans victimes, ou presque, à faire crouler le petit château de cartes des Romanov, à partir du moment où le peuple russe a cessé de l’adorer.

D’innombrables charlatans politiciens se sont jetés dans la Russie impétueuse, pour tenter d’en retirer quelque bénéfice et sauver leurs privilèges : « Rodzianko, chef de la Révolution russe », « Kérensky, le dirigeant des masses populaires », « le comité de la Douma à la tête du mouvement », etc. Tous sont devenus révolutionnaires, tous sont devenus des dirigeants du peuple.

En fait, ce sont les masses populaires de Pétrograd qui prirent la direction des événements et poussèrent en avant les Rodzianko [1], Kérensky et autres comités de la Douma, simples jouets dans leurs mains, jusqu’à ce qu’elles les récusent et les rejettent.

Cependant, la Douma, Rodzianko, Kérensky, Milioukov, et la joyeuse confrérie politicarde s’occupaient en hâte de mettre au point une constitution. Pendant ce temps, à la station Dno, l’anarchiste Khoudakov arrêtait Nicolas II, rendant ainsi caduque la question de la Constitution [2]. Le trône renversé, le tsarisme était mort.

La Russie s’éveilla, tel un ours du grand Nord, et le peuple russe commença à bouger avec force, expulsant les uns après les autres les nombreux parasites collés à sa chair : agrariens, politiciens, gouverneurs et gendarmes qui ne surent plus où aller. Les officiers se hâtèrent de coudre de l’étoffe rouge sur leurs galons et les bourgeois se cachèrent craintivement derrière leurs fenêtres.

Partout, le peuple de sa patte « sale » se mit à chasser le « beau monde ». « La Marseillaise des travailleurs » et les tonnerres d’applaudissements concluant chaque discours enflammé, plongeaient dans l’effroi et la stupeur bourgeois et sommités. Une soif de justice immédiate était dans l’air, sentiment nouveau, inconnu... Les travailleurs réclamaient leur dû et souvent le prenaient.

Nul n’obéissait plus, l’initiative naissait chez tous. A ce moment, personne n’était à la tête du mouvement révolutionnaire russe. Mais voilà que de l’étranger commencèrent à revenir nombre de socialistes et d’anarchistes, de Sibérie rentrèrent des déportés et des exilés, et alors fleurirent dans les masses quantité de cris, slogans, promesses et avertissements. Les masses se détournèrent des « guides » d’hier..., mais comme dit le proverbe : « Le Roi est mort. Vive le Roi », ce fut pour en chercher de nouveaux. Dès lors, l’influence des anarchistes et des bolchéviks sur le mouvement se radicalisa.

Déjà à cette époque, les anarchistes jouèrent un rôle important. A l’hôtel Dournovo, permanence anarchiste, où face aux travailleurs un défi sans rémission fut jeté au vieux monde ; — A Kronstadt, où la parole libertaire touchait un terrain résolument révolutionnaire ; — A Moscou, où les anarchistes commencèrent à pénétrer dans les organisation spontanées de travailleurs. — A Kharkov, à Ekaterinoslaw, dans le bassin du Donetz, du Don, à Kiev, à Odessa, dans tout le Sud, activement travaillé par la propagande libertaire, ainsi que dans l’Oural et la Sibérie. Tout cela amena les anarchistes à se faire connaître des larges masses laborieuses des ouvriers et des paysans. En de nombreux endroits, se réunirent des conférences locales et régionales d’anarchistes [3]. A Vladivostok, où je venais alors d’arriver, les anarchistes avaient suscité une telle sympathie dans les masses, que lorsque le soviet voulut empêcher les anarchistes émigrés de rejoindre la Russie européenne, pour les envoyer directement à l’armée et au front, la garnison, composée de quatre régiments et de batteries, exigea qu’on nous laissât repartir immédiatement dans nos régions d’origine et tourna ses canons contre la ville. Devant cette menace, socialistes-révolutionnaires et sociaux-démocrates (mencheviks), qui détenaient la majorité du soviet, n’ouvrirent même pas la bouche.

A cette époque couvait déjà la lutte entre militants locaux bolcheviks et anarchistes. Pour l’instant un destin commun les liait. Mais les grandes phrases mensongères de Lénine et des autres sociaux-démocrates bolchéviks tournèrent la tête à beaucoup d’anarchistes [4], en particulier à ceux d’entre eux qui étaient intellectuels ; lesquels bien que continuant à critiquer les bolchéviks « centralisateurs », adoptèrent des mots d’ordre comme « la Révolution sociale est commencée en Russie » — « entre les bolchéviks et les anarchistes la différence est aussi mince qu’un papier de cigarette » — « Vive la dictature du prolétariat », « Tout le pouvoir aux soviets » — « Vers le socialisme anti-étatique, vers l’anarchisme, par la dictature du prolétariat ! » — fut un de leurs slogans.

La propagande anarchiste pénétra dans de nombreux centres industriels et dans de nombreux villages et les anarchistes furent désignés en grand nombre dans les comités d’usine par les ouvriers, tant à Pétrograd, qu’à Moscou, Ekatérinoslav, Kharkov, Odessa, Irkoutsk et Vladivostok, sans parler du bassin du Donetz [5]. Il en fut de même pour les organisations ouvrières culturelles, les unions professionnelles, les soviets et les autres organisations ouvrières.

Du 3 au 5 juillet 1917, les marins de Kronstadt, entraînés par les anarchistes et les militants de base du parti bolchévik [6], manifestèrent à Pétrograd. Les kronstadiens furent désarmés et les organisations anarchistes et bolchéviques pourchassées. Cela rapprocha encore davantage les anarchistes des bolchéviks. Des intérêts de parti et de groupes prirent le pas sur les intérêts des masses laborieuses, sur l’intérêt de l’édification d’une nouvelle vie. Certains anarchistes parlèrent même d’entrer au parti. Ceux qui s’occupèrent plus particulièrement de ce rapprochement furent surtout les « sommités », les vieux anarchistes, incapables de mener une action dans le mouvement de masse, et, parce qu’ils avaient connu un certain nombre de désillusions craignant les « emballements fougueux ».

Les « sommités », intellectuels, ne connaissaient pas l’état d’esprit des masses. Seuls leur parvenaient des échos de ce mouvement, et la plupart du temps sous une forme dévoyée. Quant à eux, au lieu d’ébranler davantage les masses laborieuses, de développer leur force et leurs aspirations, de faire les analyses nécessaires et de fournir des solutions clairement libertaires ; au lieu d’approfondir en leur sein la conscience libertaire, conscience en éveil mais ni solide ni cristallisée ; au lieu d’aider à la formation théorique de militants jeunes et dynamiques ; au lieu d’aider au développement de l’activité du mouvement libertaire, ils se consacrèrent plutôt soit à désamorcer la menace inévitable de la dictature du parti bolchévik, soit à se jeter à fond dans le syndicalisme, soit encore à prêcher l’anarcho-bolchévisme. Mais nulle part, ne parvint un grand appel pour créer un front libertaire spécifique.

Si cela s’était alors produit, il y aurait eu bien moins de victimes et les résultats du travail libertaire auraient été meilleurs. En tout cas, les anarchistes ne se seraient pas trouvés sous le talon des bolchéviks et des organisations ouvrières et paysannes d’orientation libertaire auraient pu être créées. Mais seule la base libertaire, plus révolutionnaire que les leaders anarchistes, oeuvrait au sein des masses.

Le mouvement libertaire, en perte de vitesse quelque temps après les 3-5 juillet, commença bientôt, à s’animer avec une plus grande intensité encore. Désormais les masses mettaient en avant les anarchistes et les soutenaient. Sur l’initiative ou avec la participation active d’ouvriers libertaires, bien avant « Octobre » et les fameux décrets, les ouvriers prirent directement en main la majorité des fabriques et des usines [7]. Le contrôle ouvrier en ville et la prise de possession des terres à la campagne furent l’œuvre des ouvriers et paysans eux-mêmes. Dans l’expropriation en masse des terres, les libertaires eurent évidemment un rôle non négligeable. Toutefois, les ouvriers libertaires étaient trop faibles, numériquement et théoriquement, pour pouvoir renforcer et affermir cette immense création de masse. Quant aux « théoriciens » anarchistes, aux « intellectuels », ou bien ils se laissaient griser par « l’atmosphère » révolutionnaire, ou bien ils étaient complètement dépassés par les événements.

Personnellement, je considérais et considère toujours, qu’il n’y a pas eu de révolution sociale en Russie, ni avant ni après Octobre. C’est pour cette raison que la création d’un front libertaire, c’est-à-dire la création d’organisations ouvrières et paysannes, anti-autoritaires et libres, ainsi que « l’organisation » des forces libertaires en 1917, n’auraient pas suffi pour réaliser en Russie la révolution sociale. Par contre, il aurait été possible d’édifier un large mouvement de masse libertaire ouvrier et paysan et des fondements solides pour la révolution sociale.

Je fus appelé par les ouvriers du bassin du Donetz et m’installai à Ekatérinoslav. J’y rencontrai une très grande sympathie pour les idées libertaires, sympathie difficilement imaginable aujourd’hui. Ainsi, dans le seul bassin du Donetz, si les anarchistes avaient voulu recruter pour un « parti » anarchiste, ils auraient pu compter des centaines de milliers de membres. Malheureusement, il y avait très peu de militants anarchistes de formation théorique suffisante. Chaque semaine, des dizaines de représentants et délégués d’ouvriers arrivaient de différents endroits du bassin et de la région du Donetz, pour demander des orateurs et agitateurs, de la littérature politique, mais surtout une aide morale et théorique. Seulement, il n’y avait pas de militants disponibles sur place, et j’avais beau écrire avec insistance à Pétrograd et à Moscou, où s’étaient installés la plupart des anarchistes connus, personne ne venait. Aussi, la pensée libertaire se dissolvait-elle dans la masse et devenait assez primaire.

Il est possible de juger de l’influence des anarchistes sur les masses laborieuses, avant Octobre, d’après les positions adoptées par les bolchéviks, avec à leur tête l’ultra-marxiste Lénine. Ceux-ci furent en effet obligés de renier une grande partie de leur bagage marxiste et même léniniste, de le jeter par-dessus bord et de se mettre à parler de « bakouninisme », de fédéralisme, de négation du pouvoir d’État, d’initiative libre et spontanée, d’organisations autonome des masses, du pouvoir des soviets sur place, et même d’anarchisme [8].

Ainsi qu’il apparut au congrès anarchiste de Kharkov [9], tous les centres industriels : les régions du Donetz, de l’Oural, de Pétrograd et de Moscou, — la majorité des villes sibériennes, les grandes villes industrielles : Kharkov, Ekatérinoslav, Odessa, Kiev, Rostov et autres, se trouvaient sous une forte influence libertaire. En de nombreux endroits (bassin du Donetz, Ekatérinoslav et autres) les anarchistes assuraient même la direction des masses.

Je ne parlerai pas des congrès officiels et des conférences, des résolutions du soviet de Kronstadt, des résolutions de la première conférence des comités de fabrique et d’usine de Pétrograd..., cela ayant été rendu par la presse de l’époque.

Pendant ce même temps un profond travail se faisait dans la paysannerie. La terre était entre ses mains. Ses espoirs s’étaient réalisés. Mais comment vivre, maintenant qu’il n’y avait plus de policiers et de seigneurs ? Comment s’organiser fraternellement et organiser la vie ? Voici les questions qui se posaient aux paysans. Je pourrais fournir personnellement plusieurs centaines d’exemples et de faits qui montreraient que l’état d’esprit des paysans était révolutionnaire, progressiste et de tendance nettement communiste antiétatique. Tout particulièrement en Ukraine. A Ekatérinoslav, des délégués de plusieurs centaines de villages vinrent me voir, me demandant de leur donner des instructions, et de leur apprendre comment construire la nouvelle vie : la Commune [10]. Jamais je n’aurais soupçonné une telle soif de connaissance et de lumière dans la paysannerie ukrainienne. La soif du nouveau, du meilleur, saisit tout le monde. En de nombreux villages, les paysans franchirent le pas vers des principes de vie communale. Les masses ne s’organisaient pas évidemment en communes complètes, mais en artels, en coopératives, en un mot en de multiples organisations de solidarité dont il conviendrait de parler plus longuement.

Je n’ai indiqué ces exemples que pour montrer combien profon-dément pénétraient dans les masses ouvrières et paysannes les idées de commune, de solidarité, de fraternité et de vie antiétatique : les idées libertaires [11]. Mais cela peut expliquer, à mon avis, pourquoi sur le chemin du pouvoir, les bolchéviks usèrent de mots d’ordre libertaires, et pourquoi de nombreux anarchistes marchèrent de concert avec eux. Ces anarchistes surestimaient, d’une part, l’élan créateur des masses, et sous-estimaient, d’autre part la nature du bolchévisme.

Octobre arriva naturellement, comme s’il était inscrit dans l’ordre des choses. Personne n’en fut étonné, car plus d’un mois auparavant, les fondements de l’ordre ancien s’étaient écroulés. Le vieux monde disparaissait, laissant la place au nouveau, à une vie nouvelle. Sur tous les fronts — l’offensive de Kornilov, au nord, les Cosaques au sud —, les jeunes forces de la Révolution se jetèrent dans la bataille.

Les anarchistes y jouèrent un rôle très important. Sous Pétrograd, ils luttèrent avec les ouvriers et les Kronstadiens ; contre Kalédine, des anarchistes dirigèrent un détachement de Kronstadiens ; le groupe de Tcherniakov dans le Donbass, les Briantsy à Ekatérinoslav, et une multitude d’autres détachements anarchistes combattirent les « blancs ». Il va de soi qu’il n’y eut pas seulement des détachements anarchistes, mais j’indique ici surtout ces derniers, puisque je parle de leur participation et de leur rôle déterminant dans la défaite des « blancs ».

Toutefois, ces luttes représentèrent une évolution capitale pour la pensée libertaire et le mouvement anarchiste. Dans les rangs libertaires, le fusil prit de l’importance ; toute la jeunesse, comme tous ceux qui n’avaient pas encore les idées bien nettes — tous rejoignirent les détachements et participèrent aux activités militaires jusqu’à la fin de la guerre civile. Beaucoup d’anarchistes y laissèrent leur vie, de nombreux autres entrèrent dans les rangs de l’Armée rouge, où ils se trouvent encore. Mais la majorité de ces camarades furent perdus pour l’anarchisme. Et tout ce qu’on avait crée à grand peine : le rassemblement et l’organisation des forces libertaires, le travail au sein des masses ouvrières et paysannes — tout cela s’effrita et s’éparpilla. La pensée libertaire perdit peu à peu de son importance dans la révolution.

Les bolchéviks, quant à eux, ne dormaient pas. Hésitant encore, louvoyant entre les soviets et l’Assemblée constituante, ils étaient de toute façon résolus à s’installer fermement au Palais d’Hiver. Ce n’est qu’en janvier 1918 (2 mois après le 25 octobre !), n’ayant pas eu la majorité des voix aux élections à l’Assemblée constituante, et mis devant le fait accompli de la dispersion de celle-ci par un détachement de marins commandés par l’anarchiste Zélesniakov, qu’ils refusèrent cette constituante.

Déjà à cette époque, tout comme maintenant, la politique des bolchéviks était déterminée par le rapport des forces.

Pourtant sur place, la révolution continuait sa route ; les vagues populaires continuaient à déferler ; les échos du tonnerre révolutionnaire à se faire entendre, et les masses poursuivaient leur recherche des voies vers une vie nouvelle.

Le coup d’État d’Octobre trouva les anarchistes théoriquement mal préparés et assez divisés. La plupart d’entre eux, tout occupés qu’ils étaient à lutter contre les partis ouvertement bourgeois et réactionnaires, considérèrent le putsch politique des bolchéviks comme une révolution sociale et se laissèrent entraîner par la démagogie bolchévique.

Les anarchistes étaient tellement omnubilés par la force croissante de la Révolution et les victoires remportées contre la réaction, qu’ils oublièrent que les bolchéviks-marxistes avaient pris le pouvoir et qu’ils crurent sur parole les mots écrits sur le drapeau rouge : République fédérative socialiste de Russie.

Dans le mouvement libertaire de 1917, se trouvaient de nombreux camarades revenus de leur exil, en Occident, où dominait le prolétariat industriel, et où le syndicalisme constituait un facteur important dans la lutte de la classe ouvrière pour son émancipation.

Ces camarades, qui avaient peu d’expérience, joignirent leurs voix aux bolchéviks sur les mots d’ordre de « dictature du prolétariat », « front unique » et « période transitoire ». Ils négligeaient le problème des rapports entre anarchisme et dictature, et le fait que la dictature du prolétariat signifiait la dictature d’un petit groupe d’ouvriers sur plusieurs millions de paysans ; ils ne s’interrogeaient pas sur la nature du front unique entre partis étatistes-centralisateurs et anti-étatistes-décentralisateurs dans l’œuvre constructive de la révolution ; enfin ils avaient certainement perdu de vue que la révolution sociale, période d’édification d’une nouvelle vie, n’a pas besoin de période transitoire. Bien plus ces camarades prirent le coup d’État dictatorial pour la révolution sociale, malgré l’apparition du sovnarkom [12] qui siégeait et édictait des décrets.

Tout ce qui est exposé plus haut, amena à quelques exceptions près, la plupart des militants anarchistes à collaborer avec les bolchéviks dans les institutions gouvernementales, bien que continuant à critiquer l’étatisme-centralisateur. Il aurait été plus urgent d’exploiter l’affaiblissement de la notion de pouvoir au sein des masses, ainsi que la faiblesse de l’organisation gouvernementale des bolchéviks, et de mener une forte propagande des idées libertaires. Mais au lieu de contribuer théoriquement et pratiquement aux problèmes de la construction économique du pays sur une base antiétatique [13] ; au lieu de se trouver dans les masses à continuer l’œuvre libertaire et à répondre aux questions angoissées des masses ouvrières et paysannes sur la possibilité d’une nouvelle forme de relations sociales et des pratiques qu’elles entraînaient, de nombreux anarchistes, en particulier « intelligentsia anarchiste », prirent résolument la défense de la « tactique » des bolchéviks, considérant leur présence au Pouvoir comme inévitable, et appelèrent les anarchistes de la base à un travail « créateur » avec les bolchéviks [14]. Beaucoup entrèrent au Parti, tandis que de nombreux autres occupaient des postes res-ponsables. Ceux qui entrèrent au Parti, continuent à s’appeler anarchistes ; ceux qui occupèrent des postes, les ont conservés à ce jour [15]. Ceux qui furent chargés des informations à destination de l’étranger, militants anarchistes plus ou moins connus, s’occupèrent également de mettre au courant les nouveaux-venus en Russie à cette époque. Ce sont eux qui inondèrent l’Europe de lettres avec de sensationnelles informations. Ils y parlaient de la « révolution sociale », de « l’aurore qui se levait à l’Est », au moment même où plusieurs dizaines d’anarchistes avaient été déjà fusillés et que plusieurs centaines d’autres languissaient en prison, sous les accusations les plus imaginaires et les prétextes les plus futiles, tels ceux d’anarcho-bandits, d’anarcho-makhnovistes ou d’anarcho-contre-révolutionnaires. Il a fallu longtemps notamment l’insurrection de Kronstadt, pour que les yeux de certains de ces camarades se dessillent. Tout ceci explique l’incompréhension du putsch bolchéviste d’Octobre, ainsi que les rapports des anarchistes et des bolchéviks et la vraie nature de la révolution russe.

Cependant l’œuvre libertaire s’était développée dans les masses, grâce aux centaines de militants anarchistes restés dans leur sein. Ils avaient gagné la sympathie de la base dans la plupart des centres industriels. Ainsi, ils rédigeaient l’organe central des employés postaux, et des sections entières du réseau ferroviaire étaient sous leur influence de même que le bassin du Donetz et la région industrielle du Don. Si, à titre d’exemple, on considère un des centres du bassin du Donetz, Ekatérinoslav, on s’aperçoit que les secrétaires des unions de métallurgistes, de boulangers, de cordonniers, de travailleurs du bois, de tailleurs, de manœuvres et de travailleurs des moulins et d’autres encore, étaient des anarchistes. Dans les comités d’usine de Briansk, Gantké, Dnieprovsky, Chadouard, Troubny, Founkline, dans les ateliers de Dnieprovsky, de la Société russe du ciment et d’autres, les anarchistes étaient nombreux, dont beaucoup secrétaires de ces comités. Lors du putsch d’Octobre, une manifestation de 80 000 personnes fut organisée, avec à sa tête la Fédération anarchiste d’Ekatérinoslav et de l’usine de Briansk, drapeaux noirs déployés.

Lors d’une conférence générale régionale de nombreux délégués des comités d’usine et de fabrique, vinrent trouver les anarchistes pour leur demander d’aider les ouvriers à prendre en main toute la production. Ces simples ouvriers siégèrent durant trois jours et trois nuits pour étudier cette question. Il fallut aux bolchéviks toute leur « influence » (refus des finances nécessaires, de la matière première, de l’approvisionnement, du transport, etc.) pour amener les ouvriers d’Ekaterinoslav (l’actuel Dniépropétrovsk. N.d.T.) à se soumettre et à reconnaître le pouvoir des bureaucrates-étatistes. Les mêmes faits se répétèrent dans d’autres grandes villes comme Kharkov, Odessa, Kiev, Marioupol, Rostov, Pétrograd, Moscou et Irkoutsk.

Dans les campagnes, en Ukraine particulièrement, l’œuvre libertaire était très féconde. Elle permit la naissance d’un mouvement insurrectionnel révolutionnaire autonome. Malgré bien des vicissitudes et des trahisons, ce mouvement maintint la permanence des principes anti-autoritaires et l’idée-force d’une vie nouvelle au sein de la paysannerie, idée encore enracinée aujourd’hui, malgré le pouvoir central. Il s’agit bien évidemment du groupe de combattants insurgés, improprement dénommé Makhnovchtchina, et qui comportait en fait plusieurs détachements, s’unissant lors de dangers communs.

Malgré la désertion et l’abandon de la plupart des « anarchistes-intellectuels », il y eut près de 40 journaux, hebdomadaires et mensuels, dans plusieurs grandes villes de Russie.

On peut chiffrer à une centaine les publications, journaux et périodiques pour toute la durée de la révolution. Certains disparurent après quelques numéros, d’autres durèrent un temps plus ou moins long. Il convient de citer, sans indications de valeur ou d’intérêt — A Pétrograd et à Kronstadt, Golos Trouda, Bourévestink, Svobodnaya Komouna (La Commune Libre), Volny Kronstadt (La libre Kronstadt) — A Moscou, Anarkhia, Troud i Volia (Travail et liberté), Volny Golos Trouda (la voix libre du travail), Podpolnaya Anarkhia (l’Anarchie clandestine), Universal, et Volnaya Jisn (la vie libre) — A Kharkov, Khlieb i Volia (Pain et liberté), Rabotchaya Mysl (la pensée ouvrière), le Nabat. - A Kiev, Svoboda vnoutri nas (la liberté est en nous) — A Rostov, Anarkhist — A Ekatérinoslav, Golos Anarkhista (la voix de l’anarchiste)...

Il y avait également des journaux et des revues à Saratov, Odessa, Elisabethgrad, Goulaï Polié et en de nombreux autres lieux. Enfin dans chaque grande ville était publiée une importante littérature anarchiste qui se répandait dans tout le pays ; brochures et proclamations étaient imprimées à des dizaines ou des centaines de milliers d’exemplaires.

Dans toute la Russie les anarchistes étaient à l’œuvre. On convoquait des congrès, des conférences, des assemblées, des unions régionales anarchistes et bureau divers se créaient. L’influence des anarchistes dans la masse ouvrière et paysanne grandissait au point d’inquiéter les bolchéviks. Ceux-ci se saisissant du premier prétexte venu, entreprirent de détruire les organisations anarchistes dans presque tout le pays. Auparavant, la presse bolchéviste commença une vaste campagne de dénigrement où les moyens les plus bas furent utilisés pour créer dans l’opinion « publique » l’idée que des criminels et des contre-révolutionnaires invétérés se dissimulaient parmi les anarchistes [16]. A cette fin les bolchéviks utilisèrent tout l’arsenal de mensonges et de lâchetés hérité de leurs maîtres : Marx, Engels, Liebknecht et autres, les dépassèrent même car, eux, ils disposaient du pouvoir.

Le coup de force commença une nuit d’avril 1918 contre les anarchistes de Moscou qui occupaient alors près de 26 hôtels particuliers. Ayant encore distribué la veille des rames de papier aux anarchistes, les bolchéviks, armés de mitrailleuses et même de canons ouvrirent le feu, sans aucun avertissement [17], sur les maisons où dormaient paisiblement les anarchistes. En plusieurs endroits, les anarchistes, croyant avoir affaire à des gardes blancs, se défendirent avec acharnement. Le bruit des mitrailleuses et le son des canons se fit entendre toute la nuit.

Béla Kun, futur président de la République soviétique hongroise, dirigea personnellement ce raid, à la suite duquel les organisations anarchistes furent dissoutes, les clubs fermés, la presse anarchiste interdite et toute la littérature anarchiste qui avait été saisie détruite. Pendant ce temps-là, Trotsky, au nom des bolchéviks, menait des pourparlers avec le président de la Croix Rouge américaine en Russie, Robbins [18], lui proposant de créer un front contre les Allemands et d’aider l’Entente, si celle-ci reconnaissait le gouvernement bolchévik...

Quelque temps après, la paix fut conclue avec l’impérialisme allemand. A la mort du Comte Mirbach, ambassadeur d’Allemagne [19], les bolchéviks répondirent par l’assassinat de 500 socialistes révolutionnaires de gauche. De la même façon, le gouvernement bolchévik et son représentant à Berlin, Ioffé, se joignirent aux lamentations d’Hindenbourg et de Guillaume II, à la suite de la mort du gouverneur allemand d’Ukraine le feld-maréchal Eichorn ; l’auteur de l’attentat, le marin Donskoy, S.R. de gauche livré aux Allemands, fut torturé par le contre-espionnage allemand et des milliers d’autres révolutionnaires moururent de la main des bourreaux ou bien languirent dans les geôles d’Ukraine et du Don. Donc déjà au début de 1918, les bolchéviks communistes, pour garder le pouvoir, trahissaient la Révolution et les révolutionnaires russes. Il n’en est que plus étonnant de constater que la légende du « révolutionnaire » bolchévik ait pu se répandre dans le monde entier.

En Ukraine, les anarchistes jouèrent un grand rôle sous le pouvoir du hetman. Excédés par les allemands, l’hetman et la clique des officiers, les masses s’insurgèrent et engagèrent une lutte gigantesque contre les forces d’occupation allemande, française, anglaise. De nombreux détachements insurrectionnels anarchistes apparurent dont la presse bolchévique parla abondamment. Citons seulement le mouvement révolutionnaire insurrectionnel, connu sous le nom de Makhnovchtchina, dont l’importance dans l’histoire de la révolution russe fut considérable et que les bolchéviks tentent d’assimiler à tout le mouvement anarchiste russe [20].

Anarchiste, condamné à mort en 1907, peine commuée en bagne à vie en raison de son jeune âge, Makhno était encore à Moscou en 1916, enchaîné aux Boutyrki [21]. Il fut libéré par la révolution de février. Fils de paysan, ayant été ouvrier à Goulaï Poilé, il compléta son instruction en prison, devint un bon orateur et un organisateur entreprenant et plein d’initiative. Il joua déjà un rôle important en 1917 dans la région de Goulaï Polié et bénéficiait d’une grande popularité parmi les ouvriers et paysans locaux. Réapparu illégalement dans la région, dans la seconde moitié de 1918, il répond aux excès des agrariens, des allemands et autres réactionnaires, contre les travailleurs par des actes terroristes commis avec deux camarades. Il devient très vite populaire chez tous les travailleurs ukrainiens et au début de 1919, son nom seul est une menace pour tout contre-révolutionnaire. Des détachements de plusieurs milliers de partisans se réclament de lui, et au début de 1919, parmi les détachements de partisans insurgés qui nettoient toute l’Ukraine des troupes contre-révolutionnaires, les détachements makhnovistes prennent une part des plus actives.

L’importance des partisans insurgés dans la lutte contre les différentes forces contre-révolutionnaires ne peut être sous-estimée. Ces détachements, constitués de travailleurs volontaires et luttant de manière autonome, défendirent la révolution russe contre la réaction que ce soit au Sud, à l’Est, en Sibérie, ou au Turkestan, la guerre révolutionnaire de partisans fut un des piliers sur lequel s’appuya la révolution russe et que les historiens de l’avenir devront s’attacher à étudier.

Immédiatement après leur entrée en Ukraine libérée par les détachements insurrectionnels de partisans, les bolchéviks s’aperçurent que, pas plus par la démagogie que par la force, ils n’obtiendraient le soutien des travailleurs, tant les masses laborieuses se défiaient de tout pouvoir. Les principales forces insurrectionnelles, sous le commandement de Makhno (que Trotsky avait confirmé comme commandant de division) tenaient alors la partie la plus névralgique du front contre le général Chkouro, l’un des chefs de l’armée de Volontaires gardes-blancs.

Mal équipés, ravitaillés en chevaux, en fourrage et en nourriture par les paysans, et devant se procurer l’armement sur l’adversaire, les insurgés qui tenaient le front avec les bolchéviks leur demandèrent armes et équipement. Ceux-ci qui recherchaient une issue promirent tout. En réalité Trotsky avait déjà préparé son plan pour liquider les insurgés makhnovistes ainsi que Makhno, dont il craignait l’influence et la popularité. Je me trouvais alors à Mélitopol. Le 29 avril 1919, une personne vint de Kharkov pour m’avertir qu’à une réunion secrète du Comité Central du P.C.R., il avait été décidé de « liquider » Makhno et de porter un « coup » aux anarchistes. Cette personne n’était d’ailleurs pas anarchiste.

Bien entendu Trotsky ne fournit par l’armement réclamé et après de longues journées de résistance désespérée, les insurgés, à bout de munitions et incapables dès lors de s’opposer à l’offensive ennemie, durent abandonner leurs positions. Le fameux ordre de Trotsky du 4 mai 1919 fit le reste. Les bolchéviks cueillirent et fusillèrent sans procès les insurgés révolutionnaires, pendant que Chkouro fusillait des makhnovistes par paquets et sabrait impitoyablement ceux qu’il faisait prisonniers. Dans la seule ville de Matopol, les bolchéviks fusillèrent 69 makhnovistes volontaires pour rejoindre l’Armée rouge [22]. De nombreux anarchistes et socialistes-révolutionnaires de gauche furent arrêtés, et certains fusillés. A Kharkov seul, 7 anarchistes et socialistes révolutionnaires de gauche furent fusillés.

C’est à ce moment que les bolchéviks créérent leur Armée Rouge impérialiste, basée sur une discipline de fer et une centralisation hiérarchique. Elle devait leur servir autant à lutter contre la contre-révolution que contre la révolution ; elle le montra rapidement en détruisant le foyer des insurgés révolutionnaires [23].

Tandis qu’une propagande active était menée par les anarchistes, les bolchéviks-communistes organisèrent contre eux une répression générale. A Ekaterinoslav, le secrétariat de la Confédération anarchiste d’Ukraine, le Nabat, fut arrêté en son complet, ainsi que la majorité des militants de la fédération locale. Des fédérations entières furent arrêtées à Kiev et à Odessa. Dans les autres villes, une sévère répression s’abattit sur les organisations anarchistes. Mais du fait de leur bref séjour, les bolchéviks ne purent encore venir à bout de l’esprit libertaire dont l’Ukraine, en 1919, resta le foyer.

Au nord, la répression des anarchistes devenait de plus en plus féroce. La plupart des organisations furent dispersées, ou bien végétèrent dans une semi-légalité. On vit même, à Moscou, lors d’une conférence autorisée des anarcho-syndicalistes, ceux-ci arrêtés au grand complet [24]. La répression était impitoyable mais l’« intelligentsia » anarchiste se taisait, tandis qu’à l’étranger les anarchistes coopéraient avec les communistes.

En septembre 1919, plusieurs membres d’un mouvement anarchiste clandestin lancèrent une bombe au siège central du Parti à Moscou, dans la ruelle Léontiev. Bien que l’on ne pût douter de l’honnêteté révolutionnaire des auteurs de l’attentat, réponse aux lâchetés et trahisons des bolchéviks, la majorité des anarchistes « officiels » s’en désolidarisa et le condamna. Un jour viendra où un historien impartial de la révolution russe blanchira les noms de ces victimes de la terreur bolchéviste.

Dans l’affaire de la ruelle Léontiev, les bolchéviks trouvèrent plus d’un provocateur qui, sous la menace d’être exécuté, dut « acheter » sa tête au prix de la vie de ses camarades [25]. Tous ces provocateurs devinrent par la suite membres du P.C.R. ! Suite normale, puisque la plupart des bourreaux et provocateurs entrent au Parti et que chaque membre du P.C.R. est tenu de collaborer partout avec la Tchéka [26].

Après l’explosion de la ruelle Léontiev, les anarchistes n’eurent plus aucune possibilité d’action. Au Nord, la répression s’accrut. En Ukraine, les bolchéviks, sitôt installés (après avoir repoussé les blancs avec l’aide cette fois encore des insurgés révolutionnaires, en particulier des makhnovistes) [27], se mirent à persécuter et à fusiller sans merci les anarchistes, aidés par les provocateurs de la ruelle Léontiev qu’ils avaient disséminés dans l’Ukraine. Les réunions et conférences publiques étaient interdites et les imprimeries fermées, rendant impossible la publication de journaux. Pendant que sévissait cette féroce répression, côte à côte avec les communistes, de nombreux anarchistes luttaient et tombaient sur les fronts contre la réaction blanche... Il n’y eut qu’au Nord quelques organisations anarchistes, assez médiocres, tôlérées... pour les étrangers.

En 1920, la réaction de « gauche » battait son plein. S’appuyant sur les fronts extérieurs, les bolchéviks interdirent toute liberté de pensée et d’expression. Ils étouffèrent toute velléité de liberté, et tous ceux qui osèrent s’indigner et protester furent impitoyablement fusillés. Enfin, en Ukraine et en Sibérie, les mouvements de mécontentement furent noyés dans le sang. La masse des insurgés, ayant passé tout son temps à combattre armes en main, exigea, désormais, des comptes à propos des méfaits commis par les bolchéviks et leurs zélateurs dans les campagnes et les villes. Ils exigèrent également que soient tenues les promesses d’Octobre. Mais il n’y avait plus de presse indépendante, les organisations révolutionnaires avaient toutes été dissoutes et les révolutionnaires étaient sous les verrous ou se cachaient.

Bien que l’activité légale anarchiste eût alors presque complètement disparu, la propagande anarchiste était menée intensément dans les coins les plus reculés de Russie. Elle atteignit parfois même la base du Parti Communiste ; celle-ci qui avait cru sincèrement qu’il était possible de réaliser le communisme par « en haut », que l’on pouvait être au pouvoir sans l’usurper, que l’on pouvait être membre d’un parti répressif sans se bureaucratiser, et participer à la machine étatique sans tomber dans la « commissariocratie », devant ce qui se passait, perdait ses illusions. Le parti fut secoué et une opposition couva. Les militants les plus honnêtes et les plus téméraires l’abandonnèrent, s’exposant à de graves ennuis, car tout membre du Parti devait se considérer comme mobilisé. Ces démissions et toute opposition furent sévèrement persécutées. L’exemple le plus caractéristique fut l’élimination de tout le Comité Central du Parti Communiste Ukrainien, opposé à Moscou et qui pourtant avait été désigné par un congrès pan-ukrainien du parti. Il fut remplacé par un Comité Central désigné par Moscou, avec à sa tête, le bien connu Iakovlev (Epstein), et les mécontents furent déplacés en Sibérie, à Mourmansk. La répression toucha non seulement les révolutionnaires mais aussi les simples ouvriers groupés en coopératives ou en communes libres et qui voulaient conserver leur indépendance.

Même les pacifiques partisans de Tolstoï furent férocement persévutés. Plusieurs centaines d’entre eux furent emprisonnés, et 92 fusillés [28]. De nombreuses communes anarchistes pacifiques furent détruites sous les prétextes les plus fallacieux : non-observation des décrets ou refus d’approvisionner les détachements de réquisitions. Le 1er octobre 1920, un disciple de Tolstoï, le pacifique Serge Popov, fut arrêté avec d’autres anarchistes à une conférence de Voline à Moscou. Popov était végétalien et ne mangeait ni produits laitiers ni œufs. Et c’est ce terrible ennemi du pouvoir « soviétique » qui fut traîné dans les sous-sols de la Tchéka, soumis à la torture — lui qui avait été sans passeport même au temps de Nicolas II, qui avait toujours refusé de prendre les armes et qui ne se fâchait jamais contre personne — resta 37 jours en cellule à la Tchéka, alors que tous les bolchéviks de Moscou connaissaient parfaitement ses convictions. En 1921, il fut arrêté de nouveau (avec moi), à l’institut du Bâtiment de Moscou, par les étudiants communistes et accusé d’être un contre-révolutionnaire appelant au renversement du pouvoir soviétique par les armes ! Un tolstoïen appelant à l’insurrection armée !

Dans les campagnes ukrainiennes circulait le dicton : Sous les bolchéviks, même les chevaux et les vaches sont contre-révolutionnaires ! La commune à laquelle je participais avec d’autres vieux camarades anarchistes, dans la région de Kharkov, fut littéralement pillée et sabotée par les « autorités ». En dehors des obstacles de tous ordres qu’elle dressait contre nous, la Tchéka nous visitait souvent, et les organes tant officiels qu’officieux faisaient tout leur possible pour que la commune périclite et retourne à « économie soviétique ». En fin de compte, pour avoir refusé de fournir gratuitement trois sacs de pommes à la femme du président du comité exécutif régional de Kharkov, celui-ci organisa un raid contre la commune, nous injuria tous et fit la déclaration suivante : La Russie est un pays communiste et ne peut tolérer des unions volontaires et indépendantes, aussi tous doivent se soumettre au pouvoir central. La cueillette des fruits fut retardée, les fruits commencèrent à pourrir, bien que toute la récolte ait été déjà retenue, sous formes de conserves et de confiture, par des organes de ravitaillement d’État ; les gardes qui nous surveillaient en détournèrent une partie, et finalement la section agraire locale en confisqua deux tonnes et demie... Aux plaintes adressées à Victorov, nouveau commissaire à l’agriculture, on nous répondit par des promesses, mais lorsque nous demandâmes des actes, les pièces officielles faisant état de l’affaire disparurent comme par enchantement.

Nombreux furent les exemples de ce genre, mais il y en eut de pire : ainsi certaines communes furent prises d’assaut au canon, dans la région de Goulaï Polié. Aucune école, commune, coopérative, reposant sur des principes libertaires ne fut plus tolérée. Il n’y eut plus de mouvement anarchiste légal ni en Russie ni en Ukraine. Les 2e et 3e conférences du Nabat eurent lieu illégalement. Tout cela n’empêcha pas la propagande anarchiste de se poursuivre ; dans presque toutes les entreprises ou dans chaque village, il y avait toujours un anarchiste ; mais la plupart se déclaraient sans-parti pour ne pas être persécutés, car les cellules communistes « surveillaient » attentivement chaque fait et geste dans les entreprises. En été 1921, suivant de près le congrès pan-russe des syndicats, je me suis aperçu qu’il y avait des anarchistes ou des sympathisants qui pour des raisons faciles à comprendre, ne pouvaient rien faire et se déclaraient sans-parti. Sans doute me croira-t-on difficilement, et pourtant il s’agit là de vérités indiscutables qui, en Russie, n’étonnent plus personne.

La propagande anarchiste se faisait en profondeur dans les masses ; dans les discussions, les réunions et les débats. La soif de lire, le besoin de comprendre ce qui se passait était si grand, si impérieux, que dans de nombreux villages, l’été, après une dure journée de labeur, les paysans se rassemblaient et pendant des heures entières se faisaient lire des ouvrages à haute voix. Dans la province de Kiev, il m’est arrivé de voir des journaux anarchistes circuler dans trois districts, si bien que les caractères étaient devenus à peine lisibles ; mais les jeunes paysans les lisaient pourtant jusqu’au bout. J’ai rencontré dans la campagne ukrainienne certains paysans qui avaient lu en russe toute la littérature anarchiste, de Stirner à Tucker, et maniaient la théorie aussi bien, sinon mieux que des politiciens professionnels. Le seul exemple de la Makhnovchtchina suffit à montrer que les masses aspiraient instinctivement et plus ou moins consciemment, à une société différente, libre, sans patrons, ni capitalistes, sans propriétaires ni gouvernement, sans autorité. C’est là, la raison pour laquelle bolchéviks et gardes-blancs haïssaient si fort les ouvriers et paysans ukrainiens et engagèrent contre eux une si féroce répression.

D’ailleurs, je crois pouvoir affirmer que d’ici longtemps il sera difficile à quelque gouvernement que ce soit de régner tranquillement en Ukraine.

En tant que secrétaire du bureau anarchiste du bassin du Donetz, à Ekatérinoslav, en 1918, j’ai eu à entretenir une correspondance avec 1 400 villages. Quelle variété de questions et d’intérêts ! Quelle soif de connaissances, de lumière ! Et en particulier quelle curiosité des moyens, méthodes et approches d’une nouvelle vie ! Quelle volonté créatrice ! Théâtres, bibliothèques, entreprises culturelles de toutes sortes, tout intéressait la campagne ukrainienne. Chaque conversation avec les délégués, chaque lettre, exprimaient le besoin de nouvelles écoles, l’aspiration à la création de communes et d’unions volontaires. Aujourd’hui, malgré les multiples répressions bolchéviques, cet intérêt est toujours sensible. En 1920, en Ukraine, particulièrement dans le bassin du Donetz, à l’abri des regards « communistes », les ouvriers tinrent des réunions pour discuter de la construction de la vie sur des bases libertaires. Les cellules communistes confisquaient systématiquement chez les ouvriers toutes les brochures ou documentations anarchistes. En certains endroits on vit même des assemblées clandestines de représentants des ouvriers et paysans les plus proches. Edification d’une vie nouvelle, échange entre ville et campagne, soviets libres, unions ouvrières... Telles furent quelques-unes des questions traitées. Des programmes furent quelquefois élaborés, et bien que mal rédigés et souvent confus, ils réflétaient une recherche des plus sérieuses.

Dans le bassin du Donetz, certains comités ouvriers du parti et certaines organisations communistes furent entièrement composés de travailleurs anarchisants. Il faut dire que le bassin de Donetz, à population exclusivement ouvrière, est tellement contaminé par les tendances anti-autoritaires et libertaires, que ni Trotsky, ni Lomov, ni Dzerjinsky, en dépit de toutes leurs mesures coercitives (déportations dans le Nord, transfert de population, arrestations, amendes, etc.), n’ont pu jusqu’à maintenant y instaurer l’« ordre communiste ».

Il a fallu des anarchistes se tenant à l’écart des masses laborieuses, et ne s’occupant que de paperasse auto-publicitaire, pour ne pas percevoir ce travail profond au sein des masses. Je ne pense pas surestimer ce phénomène, mais je sais bien que cet intérêt pour l’édification d’une vie nouvelle à fondements anti-étatiques, s’éteindra s’il n’a pas d’assise théorique même si celui-ci et la soif de comprendre ont toujours existé et existeront toujours.

Un travail profond avait également lieu chez les ouvriers. Les organisations étatisées s’étiolèrent et furent abandonnées des ouvriers. Seuls en subsistèrent quelques oripeaux et les représentants « officiels » des syndicats russes purent parler au « nom des ouvriers ». L’esprit d’organisation ne disparut pas pour autant ; il se déplaça ailleurs, dans la production. Sans l’aide et même contre la volonté des organismes officiels, les ouvriers menèrent une lutte courageuse pour la défense de leurs intérêts contre les multiples atteintes du capitalisme privé ou d’État. Il y eut des milliers de grèves qui gagnèrent parfois des villes entières et des régions peuplées de plusieurs millions d’ouvriers. Ces grèves, déclenchées contre la volonté des syndicats étatisés et des soviets bolchévisés, durèrent des semaines et des mois, et furent souvent réduites à la mitrailleuse : Kharkov, à la fin de 1920, Moscou, Pétrograd et des dizaines de villes en février 1921, sont autant d’exemples irréfutables sur lesquels le futur historien du mouvement ouvrier et de la révolution russe, devra se pencher.

Les différentes organisations culturelles furent également prises en main par l’État qui, y organisa des représentations théâtrales et diverses activités, mais sous le contrôle des bolchéviks-communistes. Les ouvriers eurent alors leurs propres organisations et il est intéressant de savoir que ces petits clubs illégaux attirèrent jusqu’à des ouvriers communistes.

Bien plus, dans une grande ville, les instructeurs transportaient sur tout le réseau ferroviaire de la région des « instructions » et de la littérature anarchistes. Ces instructeurs, qui étaient souvent eux-mêmes communistes, rassemblaient aussi les opinions et avis sur la base desquels s’élaboraient des projets d’organisation de la production des fabriques et des usines et sa centralisation, la production mobile, la production agraire, l’échange... L’un d’eux, intitulé « l’Union commune de la ville et de la campagne », avait été élaboré assez minutieusement par de nombreux ouvriers, membres du Parti Communiste et par plusieurs anciens commissaires connus, retenait l’attention. A l’une des assemblées de communistes libres — tel était le nom qu’ils se donnaient — j’ai vu l’ancien président de la Tchéka de tout un réseau de chemin de fer, entre temps redevenu ouvrier d’usine, servir de « guetteur ».

La jeunesse ne restait pas inactive non plus. Mais sans pouvoir créer ni organisations ni libres unions ; elle dut adhérer à l’Union de la Jeunesse Communiste, afin de pouvoir disposer de locaux, de bibliothèques, sous peine d’être dans l’incapacité de se déplacer, en un mot de ne rien pouvoir faire. En 1920, à un congrès de la jeunesse ukrainienne, le tiers des délégués s’avérèrent anarchisants. Les jeunes se groupaient dans la jeunesse communiste parce que c’était la seule solution. A Kharkov, lors de la venue de Zinoviev en 1920, il se produisit une chose curieuse : des jeunes accoururent au magasin « la libre Fraternité », en réclamant des œuvres de Kropotkine pour « réfuter la clique de Zinoviev ». Au moment des « libertés », c’est-à-dire lors de la conclusion de l’accord entre le mouvement makhnoviste et le gouvernement « soviétique », les anarchistes furent autorisés à agir librement. Cette Union de la Jeunesse Communiste voulut prendre ouvertement le nom d’anarchiste. Un tel état d’esprit apparut alors nettement, aussi bien chez les ouvriers que chez les paysans, les soldats rouges ou même la jeunesse scolarisée. Et dire que j’ai souvent entendu de la part même de nombreux anarchistes, coupés des réalités, que les masses étaient réactionnaires !

Cette période de « libertés » montra clairement à tous quel était l’état d’esprit des masses. Durant octobre et jusqu’au 25 novembre, les ouvriers et paysans d’Ukraine vécurent de nouveau le grand élan de 1917. A Kharkov, la soif de liberté, de pensée et d’expression, poussa les masses à s’orienter vers les idées libertaires, malgré la surveillance de la Tchéka et de ses nuées d’espions et de provocateurs. Pendant les conférences du club anarchiste, la foule était si nombreuse que l’on ne pouvait plus ni sortir ni entrer, et encore beaucoup d’ouvriers et de soldats rouges restaient à l’extérieur. Dans le même édifice se trouvait le local des menchéviks, mais rares étaient les ouvriers assistant à leurs exposés. Ainsi, lors d’une réunion sur la Makhnovchtchina, ils n’eurent que 17 personnes, dont 2 anarchistes et 15 menchéviks.

Dans toutes les usines, les fabriques, les anarchistes étaient accueillis fraternellement comme des amis très sûrs, et très souvent les ouvriers ne laissaient pas parler les autres orateurs. Disant cela, je ne crois pas surestimer la nature de ce phénomène, mais la disposition d’esprit et les relations des masses vis-à-vis des anarchistes sont caractéristiques. Le journal Nabat, paraissant seulement à trois mille exemplaires (les bolchéviks ne permirent pas un tirage plus élevé), distribué aux représentants des usines, fabriques et unités de l’armée rouge, entre un et quatre exemplaires chacune, passait de mains en mains jusqu’à devenir chiffon. Je peux dire qu’il n’y eut pas une seule usine, où les anarchistes ne furent invités. Il arriva plus d’une fois d’ailleurs que les cellules communistes refusent d’ouvrir les assemblées-débats parce que les ouvriers réclamaient l’intervention des anarchistes. Enfin, des usines comme celle de construction de locomotives, qui employait cinq mille ouvriers, étaient en grève en dépit de toutes les menaces, et exigeaient des mesures révolutionnaires précises, dont la presse communiste officielle de l’époque a longuement parlé. A l’école des coopérateurs, il se forma près de trente anarchistes et cent cinquante sympathisants, c’est-à-dire la majorité des élèves qui commencèrent même des cours réguliers sur l’anarchisme, avec la participation de l’auteur de ces lignes.

Il y eut même un mouvement non négligeable dans les unités de l’Armée Rouge. Dans tous les détachements, les anarchistes étaient accueillis chaleureusement, et le jour de l’ouverture du congrès anarchiste, les unités de l’Armée Rouge se préparèrent à une manifestation.

Un fait est encore plus significatif : des représentants de plusieurs unités de l’Armée Rouge rencontrèrent des anarchistes de Kharkov et leur proposèrent de prendre le pouvoir pour leur compte. Le fait, en lui-même assez caractéristique et intéressant, montre l’influence des anarchistes et aussi l’incompréhension de l’anarchisme qu’il pouvait y avoir. Même le détachement spécial du Sovnarkom (Conseil des commissaires du peuple) en Ukraine fut du côté des anarchistes. Si ceux-ci avaient voulu devenir des politiciens aventuristes, du genre des bolchéviks, ils auraient à ce moment pu facilement prendre le pouvoir dans toute l’Ukraine.

Cette seule période peut démontrer à beaucoup que l’esprit révolutionnaire n’est pas mort dans les masses, et que les principes libertaires d’antiétatisme, de décentralisation, d’auto-organisation, de libre initiative sont entrés profondément dans l’esprit des travailleurs, même si c’est encore d’une manière inconsciente. Une telle période ouvrit les yeux même à certains « pessimistes ».

Partout en Ukraine, le même état d’esprit : des centaines de délégués itinérants de paysans et d’ouvriers venaient trouver les anarchistes, croyant découvrir en eux les réponses à leurs espoirs.

Pendant ce temps l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle (makhnoviste) « aidait » l’Armée rouge à réaliser, en 13-15 jours, ce que celle-ci, avec sa centralisation et sa discipline de fer, n’avait pu faire en une année entière. Elle l’aida à vaincre et à détruire toute l’armée de Wrangel, et à nettoyer tout le sud de la Russie des armées contre-révolutionnaires.

A Kharkov, le congrès anarchiste fut convoqué pour le 1er décembre 1920 et des délégués commencèrent à arriver de toutes les régions de Russie... Mais devant le rapide accroissement de l’influence anarchiste, jugée « inopportune » par les bolchéviks, ceux-ci, dans la nuit du 26 novembre 1920 procédèrent dans toute l’Ukraine à l’arrestation en masse des anarchistes et des makhnovistes. Durant une semaine tous les organes de la Tchéka et des détachements disciplinaires de l’Armée rouge fonctionnèrent sans interruption. D’innombrables révolutionnaires, qui venaient de lutter côte à côte avec l’Armée rouge contre les « blancs », furent traîtreusement arrêtés et fusillés. Des milliers d’anarchistes et de makhnovistes remplissaient les prisons. Dans la seule ville de Kharkov, 3 000 personnes furent arrêtées dont 348 restèrent incarcérées. Parmi eux, il y avait de nombreux militants anarchistes actifs [29] dont la majorité croupissent toujours dans les geôles bolchévistes. Les ouvriers de l’usine de construction de locomotive se mirent alors en grève pour exiger la libération des anarchistes arrêtés ; et en dépit des menaces, des mitrailleuses, des instructions et des ultimatums ils poursuivirent leur grève de solidarité, jusqu’à ce que les plus connus d’entre les anarchistes fussent emmenés de nuit à Moscou.

Mais tout ceci eut lieu en Ukraine. Un tel esprit révolutionnaire et un tel dynamisme ne pouvaient se produire qu’en Ukraine, pays où les masses sont classiquement anarchistes et le mouvement insurrectionnel endémique, chez un peuple historiquement porté vers la liberté, mais non au Nord, en Russie, où la masse est réactionnaire amorphe et rétrograde, et où l’anarchisme fut écrasé dès 1918-1919...

... Abandonnez l’idée d’œuvrer à Moscou, capitale des bolchéviks ; Moscou la rouge où il n’y a pas de place pour les anarchistes...

Voilà ce que me disaient à peu près les anarchistes les plus en vue, lorsque je les questionnais sur les perspectives du travail libertaire à Moscou, peu après ma libération des Boutyrkis, en janvier 1921. Et en effet, au début, il me fallut convenir qu’il n’y avait rien à faire... dans les milieux anarchistes de Moscou, où, comme me le dit Karéline, ne se trouvaient que « des généraux sans troupes », et où tous ceux à qui je m’adressais me répondaient par des sourires à peine déguisés.

Bientôt les ouvriers moscovites commencèrent à écouter les anarchistes. En février 1921, au moment de la mort de Kropotkine, les anarchistes recevaient un accueil très favorable dans le milieu ouvrier. Après les funérailles de Kropotkine qui réunirent une foule énorme, il n’y eut guère de meeting ouvrier, où les anarchistes ne fussent invités. Chaque soir, les ouvriers remplissaient la salle du club de la rue Léontievsky, ainsi que les autres clubs de quartier. Partout où j’ai pu intervenir, que ce soit au club Léontievsky, aux assemblées ouvrières, à l’autobase du sovnarkom, au théâtre ukrainien, au Serguéiev, dans tous les établissements d’enseignement supérieur (académie des mines, l’Université, Cours d’agronomie Golitchinsky, Ier vétérinaire, Technique supérieur, Ier du bâtiment, école d’architecture...) les salles étaient bondées et partout il y eut des questions et des débats sérieux.

Même l’université communiste de Sverdlovsk compta plusieurs dizaines de sympathisants, dont quelques uns s’organisèrent en troupe. Dans tous les établissements d’enseignement supérieur, des groupes anarchistes se créèrent, instituant un secrétariat unifié des étudiants anarchistes, dont les membres furent arrêtés par la suite, une partie étant exilée et l’autre envoyée dans la province d’Arkhangelsk.

Moscou l’ouvrière, Moscou, la ville des travailleurs, vivait des « journées d’Octobre », tout comme Kharkov en 1920. Un mouvement de grèves, de colère et de mécontentement, se déclencha et prit une telle ampleur, les travailleurs exigeant la réalisation concrète des « promesses d’Octobre », que les bolchéviks s’inquiétèrent sérieusement. L’indignation des masses était si forte que même les « personnalités » anarchistes de Moscou commencèrent à s’agiter et parlèrent de créer un « soviet d’action ». En fait, il était difficile de savoir ce qu’allait faire la vague populaire — si elle allait tout emporter — telle était la haine des bolchéviks-communistes chez les ouvriers.

A Moscou et à Pétrograd, des comités d’action ouvriers clandestins furent constitués, composés uniquement de travailleurs représentant la production. La légende selon laquelle ces comités d’action auraient été menchéviks est dénuée de tout fondement, et en fait la majorité écrasante des membres de ces comités se considéraient comme sans-parti et sympathisaient avec l’extrême-gauche. Des rapports que j’ai pu avoir avec quelques-uns des membres du comité de Moscou, je peux affirmer que les objectifs de la masse ouvrière étaient proches de ceux des kronstadiens au point de se confondre avec eux.

Ce fut la manœuvre prématurée des ouvriers du quartier de Khamovnitchesky qui bouleversa les plans des ouvriers de Moscou et permit aux bolchéviks de mâter la grève. Ceux-ci connaissaient l’existence du comité ouvrier d’action de Moscou, aussi lorsque dans le quartier de Khamovnitchesky, la grève menaça de s’étendre à tout le district, les communistes mobilisèrent des détachements communistes. Les soldats de l’Armée Rouge, ayant promis leur aide aux ouvriers, des leaders bolchéviks connus intervinrent à l’université communiste de Sverdlovsk pour montrer le danger de la situation que si les troubles s’étendaient et pour appeler à des mesures extrêmes. Devant la gravité du moment plusieurs centaines d’étudiants, surtout de l’université Sverdlvosk, s’habillèrent en ouvriers et allèrent aux meetings ouvriers du quartier de Khamovnitchesky. La salle où Kalinine parla était remplie de membres du parti vêtus en ouvriers et applaudissant à tout rompre, tandis qu’au dehors se pressait une foule d’ouvriers et d’ouvrières inquiets et n’ayant pu pénétrer à l’intérieur... La délégation des ouvriers du quartier qui se dirigeait vers les casernes fut accueillie par des rafales de mitrailleuses. Deux de ses membres furent tués et plusieurs autres blessés. A Moscou, les soldats rouges furent presque tous désarmés, les koursantis, les détachements communistes et le corps commandant suffisant à remplir les tâches.

Ce fut alors qu’éclatèrent les troubles de Pétrograd, ainsi que dans quelques autres villes, troubles qui firent naître la sympathie des marins et de la garnison de Kronstadt. Bien que l’on connaisse assez bien les événements de Kronstadt, rappelons tout de même qu’à toutes les offres d’aide financière ou autre des blancs ; les kronstadiens opposèrent un refus net.

La résolution votée le 1er mars, en présence du président de la République soviétique, Kalinine, et pour laquelle votèrent aussi bien les communistes de Kronstadt, réclame : point 2 — La liberté d’expression et de la presse pour les ouvriers, paysans, anarchistes et socialistes révolutionnaires de gauche.

7 — La suppression de tous les « départements politiques », car nul parti ne doit bénéficier de privilèges pour la propagande de ses idées, ni recevoir de l’État des moyens financiers. A leur place il est nécessaire d’instituer des commissions d’information et de culture, élues dans chaque localité et financées par l’État ».

Mais sans doute est-il plus significatif encore de citer le journal bolchévik de Riga, Novy Pouts (la nouvelle voie), dans son numéro du 19 mars 1921 : Les marins de Kronstadt, sont dans leur majorité des anarchistes. Ils ne se situent pas à la droite des bolchéviks, mais à leur gauche. Dans leur dernier télégramme ils ont déclaré : Vive le pouvoir soviétique ! Pas une seule fois ils n’ont déclaré : Vive l’Assemblée constituante ! Nous avons affaire ici à une révolte de gauche et non à une insurrection de droite.

Kronstadt fut une deuxième Commune de Paris [30] où furent étouffés les meilleurs espoirs et les dernières espérances de la population laborieuse qui était tout entière avec Kronstadt. Et les exigences qui y furent exprimées le 1er mars étaient celles qui circulaient sourdement dans l’immense Russie, de la mer Blanche aux montagnes du Caucase, de Vladivostok jusqu’à la frontière occidentale.

L’insurrection de Kronstadt, provoquée par une clique de charlatans-politiciens, Lénine et Trotsky en tête, fut écrasée impitoyablement. Mais les 900 fusillés de Kronstadt, et tous ceux qui furent décimés dans les régiments pour avoir refusé de marcher à l’assaut de la citadelle, ont, par leur mort héroïque, ouvert les yeux au prolétariat mondial et détruit deux fables : — la première, forgée par le parti communiste, est que tous les ouvriers et paysans et par la suite les soldats rouges et les marins, soutenaient les bolchéviks-communistes. Il apparut en effet que Kronstadt était résolument rouge et manifestait un esprit et une pratique libertaires. — La deuxième, propagée par les socialistes-révolutionnaires de droite, les menchéviks et autres droitiers, prétend que les travailleurs russes adhèrent aux idées qu’ils défendent. Sans doute ont-ils une certaine influence, mais celle-ci dure uniquement le temps de leur critique du pouvoir bolchévik. A l’époque de Dénikine, du Hetman, de Pétlioura... Ils exercèrent aussi une certaine influence, mais ni les monarchistes, ni les cadets, ni même les menchéviks et les socialistes révolutionnaires de droite ne pouvaient alors se flatter du soutien et de la sympathie des ouvriers et paysans.

Kronstadt fut écrasée. Pourtant les bolchéviks-communistes ne s’en satisfirent pas. Ils voulaient extirper tout mécontentement des masses paysannes et ouvrières, et il leur semblait qu’il suffisait d’arrêter les propagandistes anarchistes pour continuer tranquillement à régner et à parler au nom des travailleurs. En cela, ils se trompaient lourdement. Il n’est en effet pas possible de neutraliser de cette façon le virus libertaire en Russie. De même qu’en Allemagne, il n’est pas possible de détruire par la force l’esprit de soumission, d’obéissance et de respect ; de même en Russie, et tout particulièrement en Ukraine, il est impossible de tuer si rapidement l’esprit de liberté, d’indépendance et de révolte. Il faudrait faire des coupes sombres et anéantir des générations entières, pour déraciner cet esprit de liberté, d’indépendance et de haine envers toute autorité.

Tous les anarchistes de Moscou, Pétrograd et de presque toute la Russie, fichés par la Tchéka, furent arrêtés. Tous les clubs et maisons d’éditions, etc. furent fermés.

La répression de mars 1921 à Moscou est d’ailleurs plus ou moins connue à l’étranger. Elle toucha même des anarchistes inféodés aux bolchéviks et obligea « l’intelligentsia » anarchiste à sortir de son inertie et, devant le monde entier à dire la vérité sur les bolchéviks. Emma Goldman, Alexandre Berkman, Borovoy, Schapiro et d’autres dénoncèrent ouvertement la situation des anarchistes en Russie. Les légendes sur les « anarchistes russes » et l’« anarchisme russe », répandues même par de nombreuses « personnalités » anarchistes, commencèrent à s’effriter non seulement en Russie, mais un peu partout.

Même en prison, les anarchistes ne se laissèrent pas réduire au silence par le pouvoir et continuèrent le combat. Un épisode assez connu est celui de la grève de la faim de la prison de Tagansky.

Les anarchistes, emprisonnés dans la prison de Tagansky, déclenchèrent une grève de la faim le 4 juillet 1921, afin de révéler aux délégués étrangers, venus à Moscou pour le congrès du Komintern, et en particulier pour l’Internationale des syndicats rouges, le vrai visage des bolchéviks-communistes. Nous entendions ainsi protester contre notre situation et exiger notre libération. La nouvelle de la grève de la faim fut répandue de bouche à oreille et les anarcho-syndicalistes, les syndicalistes et quelques communistes étrangers s’alarmèrent. Les bolchéviks réussirent d’abord à convaincre les délégués y compris les anarcho-syndicalistes, qu’il n’y avait dans les prisons que des bandits et repris de justice se disant anarchistes. Mais un délégué anarchiste ayant pu clandestinement rencontrer Voline en prison lui demanda de dire toute la vérité, rien que la vérité [31].

Les bolchéviks se contredirent alors si bien que les délégués insistèrent pour avoir le droit de vérifier la justesse des déclarations de Lénine, Trotsky et autres. On les fit attendre en vain jusqu’à ce qu’ils menacent de bloquer le travail commun avec les bolchéviks et qu’on leur promette de leur expliquer les faits réels. Mais de cela ni Dzerjinsky ni Samsonov (ancien anarchiste) n’étaient capables. Les délégués ne s’en laissèrent pas compter et insistèrent pour notre libération. Enfin après plusieurs scandales en coulisses, le comité central, après avoir à nouveau examiné notre affaire à la demande des délégués étrangers décida de nous expulser à l’étranger, avec interdiction de retourner sous peine d’être fusillé [32]. Les délégués donnèrent pour nous leur garantie morale et après dix jours et demi de grève de la faim, les anarchistes cessèrent leur grève de la faim. Cette affaire, répandue par la grossière intervention de Boukharine lors du dernier jour du congrès du Profintern, parlant au nom du Comité Central du P.C.R., et accusant les anarchistes russes, provoqua un énorme scandale [33]. Les mensonges et la véritable physionomie des bolchéviks furent alors évidents pour tous les délégués, même pour ceux acquis à leurs idées.

Mais c’est seulement deux mois après la parole donnée par le Comité central et le gouvernement « soviétique » que nous fûmes libérés. Entre-temps, la Tchéka avait multiplié les provocations, afin de trouver un prétexte pour rompre la promesse faite aux délégués étrangers.

Il fallut en définitive six mois pour que la promesse soit enfin mise à exécution, mais de telle façon que quatre d’entre nous ainsi que leurs familles, expulsés avec de faux papiers tchécos-lovaques, furent arrêtés à Stettin et vécurent plusieurs semaines dans l’angoisse d’être renvoyés en Russie.

Voici les noms de ceux qui furent expulsés :

Voline, vieux révolutionnaire connu en Russie et à l’étranger, ancien rédacteur de Golos Trouda à New York, puis à Pétrograd, ancien membre du secrétariat « Nabat » des anarchistes d’Ukraine, rédacteur et collaborateur de nombreuses publications libertaires, membre de nombreux congrès... [34].

Yartchouk, anarcho-syndicaliste depuis 1903, ancien déporté, émigrant ensuite aux États-Unis. Principal meneur de la mani-festation des marins de Kronstadt des 3-5 juillet à Pétrograd, membre du bureau exécutif de la Confédération russe anarcho-syndicaliste, rédacteur et collaborateur de nombreuses éditions libertaires, membre de nombreux congrès.

Maximov, ancien membre du collectif de rédaction de Golos Trouda à Pétrograd et collaborateur de nombreuses éditions. Secrétaire du bureau exécutif de la Confédération anarcho-syndicaliste.

Mratehny, membre du secrétariat du « Nabat » en Ukraine, rédacteur et collaborateur de plusieurs publications.

Féodorov, vieil anarchiste, ayant été déporté.

Feldman, vieil anarchiste et émigrant.

Mikhanov, membre du secrétariat des étudiants unifiés.

Anatole (Gorélik. NdT), anarchiste depuis 1904, émigré, rédacteur et collaborateur de nombreuses éditions en Russie et à l’étranger, ancien secrétaire du bureau anarchiste du bassin du Donetz...

Ioudine et Vorobiev, membres des étudiants unifiés.

Nombreux furent les anarchistes à croupir en prison durant des années, sans aucune inculpation, vivant dans des conditions tellement lamentables qu’ils tombèrent malades pour la plupart. Grève de la faim, scandales, obstructions, furent dès lors leurs seuls moyens de protester. Mais ces protestations restaient sans réponse, et les abus devenaient au contraire encore plus insupportables. Certains anarchistes recoururent alors à un moyen extrême : l’évasion. A Riazan, dix anarchistes purent s’enfuir, et il en fut de même dans plusieurs autres prisons. A la suite de ces différentes manifestations : grèves de la faim de Tagansk, évasion de Riazan, les tchékistes en fureur fusillèrent avec d’autres condamnés les premiers anarchistes qui leur tombèrent sous la main comme anarcho-bandits. Ainsi périrent :

Lev Tcherny (Pavel Tourtchaninov), vieil anarchiste, émigrant, théoricien et fondateur de l’anarchisme associationniste, ancien secrétaire de la Fédération anarchiste de Moscou.

Fannie Baron, anarchiste depuis 1913, connue par beaucoup en Russie et aux États-Unis, s’étant évadé une première fois de la prison de Riazan.

V. Poteklnine, ouvrier typographe, anarchiste.

Tikbon Kachirine, jeune anarchiste, évadé de la prison d’Yaroslav.

La Tchéka ne se contenta pas d’assassiner ces camarades, elle salit aussi leur mémoire pour les discréditer aux yeux des gens mal informés. Elle joua aussi avec eux ; ainsi quelques jours avant son exécution, annonça-t-on à Lev Tcherny qu’il allait être libéré bientôt. Potekhnine malade, fut arraché du lit. C’est ainsi que les bolchéviks-communistes se vengent de leurs échecs politiques face aux anarchistes. En ce moment des centaines d’anarchistes croupis-sent encore en prison :

Olga Taratouta, ancienne déportée ; Baron, ancien déporté, émigrant, membre du secrétariat du « Nabat » ; Kahas Tarasiouk, également membre du secrétariat du « Nabat », ayant milité aux États-Unis dans l’Union des ouvriers russes ; Olonestsky, membre du secrétariat du « Nabat » ; Askarov, membre des anarchistes universalistes, vieil anarchiste, émigrant ; Barniach, émigrant ex-condamné à mort, membre du secrétariat des anarchistes universalistes ; Schapiro et Stetchenko, membres des anarchistes universalistes ; Yaroalavskaya, vieille déportée ; Karasik, déporté et ex-condamné à mort, ainsi que des dizaines, si ce n’est des centaines d’autres, anarchistes connus et actifs ou jeunes sympathisants.

Beaucoup sont déportés dans le Nord, et il est difficile de les aider à cause des nombreux obstacles que dressent les bolchéviks ; récemment, à Moscou des anarchistes qui collectaient des fonds pour aider les emprisonnés furent arrêtés aux usines Alsvang, Bromléiev, à l’institut du bâtiment... Pourtant de nombreux emprisonnés sont malades, crachent le sang, souffrent de maladies infectieuses et la plus grande aide de l’étranger leur est nécessaire.

Les bolchéviks-communistes ont « vaincu », détruisant les espoirs des travailleurs et des révolutionnaires. La réaction, la faim, le froid règnent en maîtres en Russie... Serait-ce inutilement que les meilleurs ont péri ? Que de sang versé si généreusement ! De ce qui est exposé ci-dessus il faut espérer que tout n’a pas été inutile et que la semence libertaire portera ses fruits dans la prochaine révolution russe.

La révolution a des suites terribles et sanguinaires, particulièrement lorsque des cliques politicardes prennent racines et s’appuient sur l’ignorance et la confiance des masses, et que la lutte pour le pouvoir est si intense entre les individus et les groupes.

Espérons que dans la prochaine révolution russe, les anarchistes sauront agir et s’organiser, rendant possible une révolution sociale fondée sur des principes anti-étatistes et librement fédéralistes. En Russie, tous les espoirs sont permis.

Qu’ont donc réalisé les anarchistes dans la révolution russe et quel a été leur rôle ? Ils ont lavé l’anarchisme de toutes les accusations lancées par les idéologues bourgeois, de Hourmandis, Menchikov et Martov à Lénine, Tchernov et Boukharine. Ils ont détruit chez les anrachistes mêmes la mystique de la bombe et du révolver et extirpé l’idée que les « ex » et la « terreur » constituaient le fonds de la tactique anarchiste. Ils ont approfondi dans les milieux libertaires la compréhension de l’anarchisme, ont relevé la conscience de la masse libertaire. Ils ont mis au point de nouvelles formes d’organisation libertaires, syndicales, ou économiques, que les masses se sont efforcées de réaliser concrètement. Ils ont mis en avant non seulement les problèmes de destruction mais aussi de construction sociale. Ils se sont efforcés de résoudre les questions concrètes de tactique. Ils ont enfoncé profondément dans les masses laborieuses la pensée de libre initiative, de principes antiétatistes, de fédéralisme, d’auto-organisation des masses, et ont réussi en partie à détruire la foi en l’Autorité, le Pouvoir, et surtout dans le héros ainsi que dans le Parti et, dans les guides.

Ils ont impulsé dans les masses ouvrières et paysannes le sentiment d’indépendance et la conscience de leur mérite propre. Ils ont introduit dans les masses de nouvelles formes d’organisation des travailleurs : comités d’usines et de fabriques, organisations de
production si profondes que les bolchéviks ont dû les reconnaître et compter avec elles, alors qu’encore en 1917, de nombreux bolchéviks s’opposaient à la réorganisation des syndicats en organisations de production. Ils ont affirmé et plus ou moins renforcé la conscience et le sentiment de solidarité et d’aide mutuelle. Ils ont indiqué aux masses laborieuses une nouvelle conception de la révolution qui consiste à changer radicalement les conditions de vie. En tant que révolutionnaires, les anarchistes prirent part activement à toutes les manifestations de masse et furent aux premiers rangs de tous les combats contre les contre-révolutionnaires, vérité d’ailleurs souvent attestée par la presse « soviétique ».

Il est évident que le succès des principes libertaires ne revient pas aux seuls anarchistes et que des milliers de travailleurs anonymes reprirent et dévelopèrent ces conceptions dans leur pratique sociale. Les anarchistes n’ont fait qu’impulser et participer à tout le travail de masse dans la révolution. Tous les travailleurs qui se sentent concernés par la libération du Travail des chaînes du Capital et de l’Autorité, doivent exiger des bolchéviks la fin de leurs activités de Judas ; agir sur les partisans et imitateurs des satrapes russes, pour dénoncer leur trahison.

A la lutte qu’ils mènent actuellement contre la famine en Russie sur le thème : « Du pain pour la Russie ! », il faut ajouter : « Liberté pour les travailleurs et les révolutionnaires russes ! » ; au lieu des actuelles « sociétés d’amis de la Russie soviétique », il faut organiser partout des sociétés des « Amis des masses révolutionnaires opprimées en Russie ». Pour le retour à une vie normale, le peuple laborieux de Russie a besoin de « Pain et liberté » [35].

Anatole Gorélik. Berlin, mars 1922.

Brochure éditée par le groupe ouvrier d’éditions en Argentine. Juin 1922. Traduction du russe d’A. Skirda.


[1Khoudakov, anarchiste depuis 1892, était cheminot. Après la Révolution il fut président d’un comité d’armée, qui se trouvait dans la région.

[2D’après les dires de Khoudakov lui-même, le comité de la Douma et Kérensky, firent plus d’une tentative pour emmener le tsar de Tsarskoié Sélo, mais le détachement nommé à sa garde par le comité d’armée présidé par Khoudakov, ne le laissa pas partir.

[3A Kharkov, en juin 1917, eut lieu une conférence anarchiste du Sud de la Russie. Des résolutions sur des points précis y furent adoptées, et il y fut décidé de convoquer un Congrès anarchiste pan-russe. Cf. « Klieb i Voila » (Pain et Liberté) et le bulletin, qui paraissaient à Kharkov à ce moment. Des conférences locales et régionales eurent également lieu à Pétrograd, Moscou, Saratov, Ekatérinoslav et dans presque toutes les grandes villes de Russie.

[4Cf. les brochures de Lénine : L’État et la Révolution, les Partis politiques en Russie et autres, où il montre et démontre que les bolchéviks sont plus anarchistes que les anarchistes eux-mêmes. Voir aussi l’ABC du communisme de Boukharine, la thèse 20 du Komintern, etc.

[5Les comités de fabrique et d’usine furent créés par les ouvriers eux-mêmes, tout de suite après la révolution de Février. Leur fonction était de contrôler la production, et leur but de prendre en main toute la production. A l’avenir, les comités de fabrique et d’usine auront à jouer leur rôle, mais actuellement, ils sont transformés en organes bolchéviks de surveillance des travailleurs.

[6Les dirigeants bolchéviks (social-démocrates) étaient contre la manifestation. Trotsky intervint même contre cette action la veille du 3 juillet dans des meetings d’usine.

[7La direction et la gestion des fabriques et des usines passaient dans les mains des comités de fabrique et d’usine, élus et contrôlés par les ouvriers eux-mêmes. Chaque usine était dirigée par son comité de fabrique et d’usine.

[8Voir L’État du point de vue marxiste de Lénine, rédigé en 1917. La thèse 20 du Komintern, l’ABC du communisme...

[9Le congrès fut illégal, cependant il y eut des délégués de presque toute la Russie et de la Sibérie. Il eut lieu le 25 décembre 1917.

[10L’idée de Commune pénétra profondément dans la conscience des masses bien avant Octobre, et ceci joua un rôle certain dans la transformation des bolchéviks en communistes.

[11L’idée de la Commune pénétra profondément dans la conscience des masses laborieuses avant Octobre encore, et ce fait joua, peut-être, un rôle dans la transformation des bolchéviks en « communistes ».

[12Sovnarkom : soviet des commissaires du peuple — « le gouvernement soviétique ». N. d. T.

[13Durant la Révolution, aucun texte important (excepté quelques articles et brochures) ne fut édité dans ce domaine.

[14Cela apparut d’une façon particulièrement nette dans l’unique numéro du journal Goloss Trouda, paru à Moscou en 1919.

[15Les noms ne sont pas très importants, mais pour ne pas paraître parler dans le vide citons quelques-uns des anarchistes les plus connus et qui se trouvent concernés : l’ouvrier Alfa (Aniket), Lyss, Kilbatchiche (Victor Serge. NdT) Novomirsky, Krasnochtchokov-Tombinson, Ossourg-sky, de Chicago, Samsonov, Baron, le Londonien, Sacha Feldman, Ravkine, et une multitude d’autres entrèrent au Parti (Samsonov, en tant que membre du collège de la Tchéka, fut un des plus terribles persécuteurs des anarchistes par la suite). Roschstine-Grossman, Chatov, Sandomirsky, Alenikov, Kaménitsky, Sacha Taratouta, Rotenberg, Doukalsky, Cham le Londonien (Geïtsman) et une masse d’autres devinrent des anarchistes soviétiques ou anarcho-bolchéviks. A. Schapiro, Maximov, Berkman et d’autres, sont d’anciens anarchistes soviétistes. Et je ne parle pas de tous ceux qui ont sympathisé ou semi-sympathisé avec la « Grande Expérience » bolchéviste.

[16Voir Boukharine, l’ABC du communisme ; Radek, Le pouvoir soviétique et les anarchistes. La presse du moment et les écrits des autres sommités bolchéviques.

[17De nombreux camarades furent arrêtés à demi-vêtus. L’un des anarchistes, le camarade F. demanda au juge d’instruction qui l’interrogeait : Pourquoi avez-vous fait cela ? le juge lui répondit : Les représentants de l’Entente (les alliés occidentaux unis dans leur intervention en Russie révolutionnaire N. d. T.) se trouvent actuellement à Vologda et refusent tous pourparlers, déclarant qu’ils ne peuvent discuter avec un gouvernement qui marche la main dans la main avec les anarchistes et qui leur accorde autant de liberté... Nous ne pouvions procéder d’une autre manière. Vous devez comprendre vous-mêmes que nous ne pouvions agir autrement.

[18Voir Condamnés à 20 ans, l’affaire des anarchistes américains Abraham, Lipman, et autres en 1918-1919, aux États-Unis.

[19Exécuté par les S.R. de gauche. N. d. T.

[20Cf. la brochure de Iakovlev, Les anarcho-syndicalistes russes devant le jugement du prolétariat mondial, éditée par le Komintern en plusieurs langues étrangères. Ces derniers temps, une propagande intensive est menée dans ce sens afin de discréditer l’anarchisme russe.

[21Fameuse prison politique, du temps du tsarisme, que la Tchéka utilisa intensément par la suite. N. d. T.

[22Ce fait est connu du président de la Tchéka de Mélitopol, le communiste Séménov.

[23Pour se familiariser avec la physionomie politique et révolutionnaire des insurgés consulter les Protocoles des congrès des révolutionnaires insurgés, la Déclaration de l’Armée révolutionnaire insurrec-tionnelle makhnoviste et leur organe, Pouls k svobodé (Le Chemin de la liberté).

[24Voir à ce sujet le témoignage de Voline. La Révolution Inconnue. (N.d.T.)

[25Une des méthodes favorites des tchékistes était de coller leurs victimes au mur et de leur mettre un revolver sur la nuque ou bien même de tirer à côté. Même les plus courageux n’arrivaient pas toujours à supporter ce supplice.

[26Certains bourreaux recevaient même des décorations « rouges ». L’un d’eux, Emilianov, membre du P.C.R., venant de fêter sa millième victime, mourut dans le sanatorium où se trouvait Maria Spiridonovna (figure légendaire et l’un des leaders des S.R. de gauche, emprisonnée de longues années par les bolchéviks. N. d. T.). Ce bourreau fut enterré avec une haie d’honneur, au son de l’Internationale. En tête du cortège se trouvait un drapeau rouge !

[27Consulter la presse bolchévique du temps de la lutte contre Dénikine.

[28Voir les documents relatifs à cette affaire chez Tchertkov.

[29Parmi les anarchistes arrêtés à Kharkov se trouvaient : Voline, Baron, Anatole (Gorélik), Fannie Baron, Mratchny, Yartchouk, Drikker, Stoïanov, Tchekerez, Lev Kogan, Kalbass, Olga Taratouta et de nombreux autres, ainsi que les représentants des makhnovistes : Popov, Boudanov, Khokhotba, Tcharine et autres.

[30Kronstadt est la tache rouge la plus sanguinaire du P.C.R. et du Komintern.

[31Il s’agit de Gaston Leval, qui relate d’ailleurs cette affaire dans ses mémoires, cf. Ni Dieu, ni Maître, anthologie anarchiste présentée par D. Guérin. N. d. T.

[32Cf. la lettre de Trotsky à la commission (au nom de Michel), la lettre de Lomov à Tom Man, la brochure de Iakovlev ; Les Anarcho-syndicalistes devant le jugement du prolétariat mondial.

[33Cf. le compte rendu du Profintern : les discours de Boukharine, la réponse de Sirolle.

[34A signaler que Voline se dépensa sans compter en conférences : il en donna près de 400 pendant la Révolution de 1917. N. d. T.

[35Au Xe congrès pan-russe du Parti Communiste, il a été résolu degarantir la propriété privée par tous les moyens dont dispose l’État et de faire intervenir celui-ci avec ses moyens de pression dans tous les conflits entre ouvriers et patrons. Sur la base de ce décret, l’ouvrier qui ne se soumettrait pas à la décision du Commissariat du travail (l’instance suprême), peut être licencié sans avertissement ni indemnités, c’est-à-dire livré à la merci du patron de l’usine. L’Elat, bien que socialiste, et avec un gouvernement communiste, reste quand même un État qui ne défend que les intérêts du Pouvoir et du Capital.
« Pain et liberté » fut pendant des décennies le mot d’ordre des anarchistes et des narodniki (populistes). N. d. T.