Accueil > Partages > 100 años Ricardo Flores Magón : « L’Apôtre »

{100 años} Ricardo Flores Magón : « L’Apôtre »

mercredi 30 mars 2022, par Ricardo Flores Magón (CC by-nc-sa)

A l’occasion de la commémoration du centenaire de la mort de Ricardo Flores Magón, il nous a semblé intéressant de présenter un aspect moins connu de son activité : l’écriture de contes révolutionnaires... Entre 1910 et 1916, complétant son activité journalistique, Ricardo Flores Magón écrivit de merveilleux contes au travers desquels sa façon d’exposer les problèmes politiques révèle une intelligence hors pair. (Catalogue des éditions Antorcha, Omar Cortés). Cette traduction est parue dans le n°5 du fanzine Soleil Noir en juin 1991.

A travers champs, le long des routes, sur les épines, entre les cailloux, la bouche dessé che par la soif dévorante, ainsi va le délégué révolutionnaire dans son œuvre de militant, sous le soleil qui semble se venger de son audace en lui lançant des flèches de feu ; mais le délégué ne s’arrête pas, il ne veut pas perdre une minute. De quelques masures sortent, pour le poursuivre, de mauvais chiens, aussi hostiles que les misérables habitants des lieux, qui rient stupidement au passage de l’apôtre de la bonne nouvelle.

Le délégué avance ; il veut parvenir jusqu’à ce groupe de petites maisons sympathiques qui brillent sur le flanc de la montagne et où —on le lui a dit— il y a des compagnons. La chaleur du soleil se fait insupportable ; la faim et la soif l’affaiblissent autant que la marche pénible : mais dans son cerveau lucide, l’idée se conserve fraiche, limpide comme l’eau de la montagne, belle comme une fleur sur laquelle ne peut tomber la menace du tyran. L’idée est ainsi : libre d’oppression.

Le délégué marche, marche. Les champs en friche lui oppriment le cœur. Combien de familles vivraient dans l’abondance si ces terres n’étalent pas au pouvoir de quelques ambibieux ! Le délégué poursuit son chemin ; le grelot d’un serpent sonne sous un buisson poudreux : les grillons emplissent de rumeurs stridentes l’ambiance surchauffée ; une vache mugit au loin. Enfin le délégué arrive au hameau où —on le lui a dit— il y a des compagnons. Les chiens, alarmés, aboient. Aux portes des maisonnettes se montrent des visages indifférents. Sous un portail il y a un groupe d’hommes et de femmes. L’apôtre s’approche ; les hommes froncent les sourcils, les femmes le regardent avec défiance.

— Bonsoir, compagnons, dit le délégué.

Ceux du groupe se regardent les uns les autres. Personne ne répond au salut. L’apôtre ne se décourage pas et reprend :

— Compagnons, je viens vous apporter une bonne nouvelle : la Révolution a éclaté.

Personne ne répond ; personne ne desserre les lèvres ; mais ils se regardent de nouveau les uns les autres, les yeux hors des orbites.

— Compagnons, continue le propagandiste, la tyrannie vacille ; des hommes énergiques ont pris les armes pour la renverser et on attend de vous que tous, sans exception, aident de quelque manière ceux qui luttent pour la liberté et la justice.

Les femmes baillent ; les hommes se grattent la tête : une poule traverse le groupe, pousuivie par un coq.

— Compagnons —continue l’infatigable propagateur de la bonne nouvelle— la liberté requiert des sacrifices ; votre vie est dure, vous n’avez pas de satisfactions ; l’avenir de vos enfants est incertain. Pourquoi vous montrez-vous indifférents devant le dévouement de ceux qui se sont lancés dans la lutte pour conquérir votre bonheur, pour vous rendre libres, pour que vos petits soient plus heureux que vous ? Aidez, aidez comme vous le pouvez ; dédiez une partie de vos salaires au soutien de la Révolution, ou prenez les armes si vous le préférez ; mais faites quelque chose pour la cause ; propagez au moins les idéaux de la grande insurrection.

Le délégué marque une pause. Un aigle passe, se balançant dans l’atmosphère limpide, comme s’il était le symbole de la pensée de cet homme qui, marchant entre les porcs humains, se garde très haut, très pur, très blanc.

Les mouches bourdonnantes entrent et sortent de la bouche d’un vieillard qui sommeille. Les hommes, visiblement contrariés, filent, l’un après l’autre ; les femmes sont toutes parties. A la fin, le délégué reste seul avec le vieux qui cuve sa cuite et un chien qui lance de furieux coups de dents aux mouches qui sucent sa gale. Pas un centime n’est sorti de ces poches sordides, pas un verre d’eau n’a été offert à cet homme très ferme qui, lançant un regard de compassion à cette tanière de l’égoïsme et de la stupidité, se dirige vers une autre maison. En passant face à une taverne, il voit les misérables auxquels il a parlé, buvant des verres d’alcool, donnant au bourgeois ce qu’ils n’ont pas voulu donner à la Révolution ; rivant leurs chaînes, condamnant à l’esclavage et à la honte leurs enfants par leur indifférence et leur égoïsme.

La nouvelle de l’arrivée de l’apôtre s’est déjà répandue dans tout le village et, prévenus, les habitants ferment leurs portes à l’approche du délégué. Pendant ce temps, un homme, qui a l’aspect d’un travailleur, arrive haletant à la porte du poste de police.

— Monsieur, dit l’homme au chef des sbires, combien donnez-vous pour un révolutionnaire ?

— Vingt réaux, dit le sbire.

Marché conclu : Judas a baissé son prix. Quelques instants plus tard, un homme, garroté, est violemment conduit à la prison. Il tombe et ses bourreaux le relèvent à coups de pieds avec des éclats de rire d’esclaves saouls. Quelques gamins prennent plaisir à jeter des poignées de terre dans les yeux du martyr, cet apôtre qui a traversé les champs, parcouru les routes, sur les épines, entre les cailloux, la bouche desséchée par la soif dévorante, mais qui porte dans son cerveau lucide l’idée de la régénération de la race humaine grâce au bien-être et à la liberté.

Regeneración n°19 - 7 novembre 1911