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VI. Amilcare Cipriani (1843-1918) - Au bagne de Porto-Longone

mardi 19 mai 2020, par Victor Méric - Flax (CC by-nc-sa)

Mais ces pérégrinations étaient loin d’être terminées. A peine de retour à Paris, Cipriani se vit arrêter, condamner à un mois de prison et expulser. Il se réfugia à Genève où la police le surveilla étroitement. Il passa ensuite en Italie et se rendit à Rome. Le 31 janvier, il était encore arrêté. Cette fois, on l’inculpa de conspiration contre la sûreté de l’État. Comme on ne trouvait pas de motifs assez graves, on l’accusa d’avoir assassiné deux brigands, lors de l’attentat dont il fut victime à Alexandrie. Accusation monstrueuse. Cipriani fut, pour ce fait, condamné à vingt-cinq ans de travaux forcés. On l’enferma au bagne de Porto-Longone.

Ce fut le ministère libéral Zanardelli qui lui fit octroyer ces vingt-cinq ans. L’existence de Cipriani, dans ce bagne de Porto-Longone, fut atroce. Il a lui-même raconté, il y a quelques mois, les tortures inimaginables auxquelles il fut soumis. Notez que la peine de mort est supprimée en Italie. Cela n’empêche nullement les condamnés de mourir à petit feu, d’une mort plus ignoble encore que celle donnée par le bourreau. C’est ce que Zanardelli expliquait parfaitement à la Chambre italienne : Nous abolissons la peine de mort, disait-il, mais nous avons trouvé des peines qui la feront désirer.

Mais laissons la parole à Cipriani :

Zanardelli avait dit vrai.
C’est une agonie où l’être le plus fort, le mieux bâti, devient fou ou meurt au bout de deux ou trois ans.
C’est l’homme enterré vivant.
Comme nourriture, on lui donne juste de quoi ne pas mourir de faim. Le gouvernement verse 12 centimes par condamné pour sa nourriture ; mais il en reste pas mal en route de ces centimes avant qu’ils n’arrivent à sa gamelle. L’hiver, des haricots ou des pois chiches cuits à l’eau avec un peu d’huile. On sert au condamné cette pâtée fade une fois toutes les vingt-quatre heures, avec un petit pain noir mal cuit, pour 600 grammes pas plus. L’été, on remplace les haricots et les pois chiches par du riz et de la viande noire, ragoût immangeable où persiste une intolérable odeur de lard fondu.
Le condamné ne peut ni lire, ni écrire, ni recevoir des nouvelles du dehors, pas même de sa famille, jamais de visite, pas même celle du médecin, s’il tombe malade, jamais de communications avec qui que ce soit. Les gardiens eux-mêmes sont muets.
Ils ne répondent jamais à vos questions que par des signes de tête et au bout de quelques mois on a peur de sa propre parole, tellement la grosse voix surannée nous est devenue étrangère.
Si le condamné se révolte, non seulement la peine qu’il a subie ne compte plus, mais les geôliers peuvent faire de lui ce que bon leur semble. Le jour, une lueur blafarde se glisse avec peine à travers les énormes barreaux d’une petite lucarne, la nuit une lampe au plafond veille perpétuellement comme un cierge sur un cercueil. Car les gardiens ont l’ordre de ne pas nous perdre de vue. Ils sont six qui se relayent sans cesse à votre portée et vous couchent en joue, à travers un judas, comme avec l’œil noir d’un revolver ou d’un fusil. C’est sinistre plus que tout, la sensation de cet œil, qui est là, qu’on ne voit pas, mais que l’on sent, toujours présent, comme celui qui guettait Caïn dans les Châtiments, à travers la toile de la tente, comme derrière la muraille d’airain, et jusque dans les ténèbres de la tombe.
Lorsque je fus envoyé au bagne, ce régime n’existait pas encore. Mais cela n’empêcha pas mes bourreaux, non seulement de me l’appliquer, mais encore de le compliquer d’une lourde chaîne. Je suis resté huit ans et demi dans ce tombeau. Oui, on m’avait rivé à la chaîne du galérien, comme le prescrivait l’ancien code, en me réservant les tortures de l’in-pace inventées par le nouveau.
Strictement enchaîné contre le mur de ce tombeau, je ne pouvais ni m’asseoir ni me coucher. J’étais obligé de me tenir debout toute la journée ayant à peine la faculté de bouger les pieds. Le soir on m’apportait un lit fait de quatre planches pliantes. On me couchait sur ce lit, on m’enroulait ma chaîne autour de mes jambes et ainsi ficelé, cloué déjà par ces quatre planches par les chevilles, on m’y garrottait encore par la. ceinture. Je restais ainsi douze heures à désirer le jour. Le jour, quand je me retrouvais debout, le long de mon mur, je désirais la nuit... Une fois, pourtant, j’avais réussi à me tenir sur mes jambes dans un des coins de ma cellule et je demeurais accroupi, les yeux fermés. Je n’en sentais pas moins l’œil sinistre qui m’épiait au judas. Ah ! ce ne fut pas long ! Le geôlier ouvrit la porte, saisit un seau d’eau et le vida tout entier dans ma cellule. Comme le sol penchait du côté où j’étais enchaîné, il me fallut passer le reste du jour les deux pieds dans l’eau.
Comment vous dire les terribles angoisses physiques et morales par où je suis passé ! J’avais conscience que mon cerveau, mon intelligence, ma volonté, ma force, ma santé sombraient de jour en jour, plus profondément et allaient mourir. Oui j’allais vers la mort certaine et bien-tôt je ne pourrais plus réagir.
D’autres accumulent dans le cœur des haines terribles et surhumaines, leur cerveau s’échauffe, s’irrite, se détraque peu à peu ; inconsciemment, ils commencent à parler seuls, à gesticuler ; c’est la folie qui s’annonce... D’autres plus calmes, moins sensibles, résistent un peu plus longtemps, puis ils s’affolent, cherchent le sommeil, finissent par devenir insensibles, inertes, puis tout à fait idiots. Leurs jambes s’enflent, leurs doigts se gonflent, ils ont une montagne sur la poitrine et c’est la mort. Le plus grand nombre succombent et meurent ainsi misérablement.
Moi, pour sauver le cerveau, pour ne devenir ni idiot, ni fou, et pour sauver mon corps, pour ne pas mourir, j’ai lutté comme un hercule contre toutes les forces de la folie et de la mort. Je me suis livré à une telle gymnastique intellectuelle que lorsque j’y réfléchis il me semble impossible d’avoir été capable, pendant si longtemps, d’un tel tour de force. J’ai conçu et exécuté, de mémoire, de formidables travaux littéraires. Je composais des pages entières que je récitais par cœur, que je corrigeais et que je recommençais encore. J’avais complètement perdu la notion du temps... Une fois j’ai demandé au geôlier qui m’apportait mon répugnant repas : En quelle année sommes-nous ? Il hésita une seconde, puis sèchement il me répondit simplement : 1886. Il y avait seulement cinq ans que j’étais enterré ! Il me restait encore vingt ans à faire ! Vingt ans ! J’étais découragé. Jamais je ne pourrais vivre encore vingt ans cette terrible vie [1].


[1 L’Éclair, 23 décembre 1908.