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Terre libre n°20, décembre 1935

Mohamed Saïl (1894-1953) : « La “Civilisation française” en Algérie »

jeudi 11 mars 2021, par Mohamed Saïl (CC by-nc-sa)

A notre époque, si fertile en scandales, escroqueries ou brigandages de toutes espèces, il est utile de dénoncer parfois la situation douloureuse où se trouvent les peuples que, sous prétexte de civilisation, certaines puissances tiennent sous le joug. Car, de tous les crimes contre l’humanité, le colonialisme n’est pas le moindre. Je voudrais esquisser, en ces quelques lignes, l’état d’une colonie type après plus d’un siècle d’occupation. Je veux parler de l’Algérie.

Sur la conquête proprement dite, je ne ferai que quelques citations qui démontrent le caractère « chevaleresque » dont firent preuve les conquérants.

Le colonel Combes, du 47e de ligne, écrivait d’Oran le 18 juin 1836 : Nous pûmes, au moyen de braves alliés, incendier sur notre route et dans un grand rayon tout ce qui était brûlable ; la campagne fut en un instant un vaste océan de feu. Cette manœuvre fut continuée les jours suivants.

Le colonel Schmidt, du 53e de ligne, écrivait de Médéah, le 18 mai 1841 : Le duc de Nemours a visité ma capitale ; il est heureux qu’on ignore en France comment on a traité cette pauvre ville : ce n’est plus qu’un amas de ruines.

Du capitaine Canrobert (futur maréchal), le 1er janvier 1842 : Nous avons surpris de nuit une assez grande quantité d’habitations de Kabyles et enlevé plusieurs sortes de troupeaux, des femmes, des enfants et des vieillards... Le soldat, mal ou pas surveillé, excité d’ailleurs par l’appât du pillage, se livre aux excès les plus grands qui vicient singulièrement son caractère.

Du commandant de Lioux, du 43e de ligne : Bougie, le 23 avril 1843. Nous rentrons d’une nouvelle expédition ; notre colonel avait mission de tout ravager sur son passage, et à plusieurs lieues autour de ses bivouacs successifs. En effet, on a beaucoup détruit ; des villages entiers, de grands et véritables villages, ont disparu par l’incendie, et plusieurs milliers de pieds de figuiers, d’oliviers et d’autres ont été coupés.

On connaît aussi l’exploit du vaillant colonel Pélissier qui fit enfumer dans des grottes 800 indigènes. J’en passe, et des plus « civilisatrices » encore !

Après cette glorieuse campagne, la doulce France put s’approprier le pays des Algériens vaincus et y établir un régime dont je vais donner quelques aperçus.

Expropriés des plaines et terres fertiles, les indigènes sont refoulés vers les montagnes incultivables. Dans ces régions, les routes et les ponts n’existent pas ou sont réduits au minimum ; le chemin de fer n’est, pour la plupart, qu’un rêve lointain et, pour aller retirer une lettre, un colis, un mandat, l’indigène doit quelquefois faire trois ou quatre jours de marche car ]e service postal est, comme le reste, établi pour l’usage des habitants des grands centres.

La majeure partie des écoles arabes étant systématiquement supprimées, le gouvernement de la 3e République, pour qui l’ignorance de l’indigène est un facteur de soumission, n’a pas cru bon de les remplacer par des écoles françaises. Dans les villes ou les villages où ces dernières existent, sur un million d’enfants d’âge scolaire, 60 000 seulement sont susceptibles de les fréquenter ; les autres sont réduits à traîner dans les rues et gardent une ignorance et une mentalité arriérée qui les livrent comme des bêtes à la plus honteuse exploitation. J’insiste sur le fait que, malgré cela, l’indigène est assujetti à un impôt écrasant qui ne profite qu’aux coffres-forts de l’administration et de ses parasites, sans qu’en contrepartie le moindre avantage lui soit consenti.

Les lois sociales n’existent pas pour l’indigène ; le droit syndical et la liberté de penser lui sont refusés rigoureusement. Il n’est pas citoyen : il est sujet et, de ce fait, ne participe pas aux opérations électorales. Le suffrage universel n’existe pas pour lui ; mais, par contre, le recrutement et la conscription existent : le service militaire est obligatoire.

Le régime d’exception et les lois scélérates qui le soutiennent font de l’Algérie une terre où l’autorité pèse plus lourdement que dans les pays à régime dictatorial, comme l’Italie ou l’Allemagne.

Si l’indigène vient en France, il est réduit au silence car, partout où il se trouve, on lui serre la vis. Quand, après un séjour dans la métropole, l’idée lui vient de revenir dans son pays, malheur à lui s’il ne s’est pas conduit en esclave soumis : il est catalogué et bien tenu à l’œil en arrivant là-bas. C’est pourquoi nous sommes nombreux, militants anarchistes et révolutionnaires, qui restons exilés en France, pays soi-disant de liberté, loin de notre sol natal où nous aurions de quoi vivre, beaucoup d’entre nous ayant des biens dont ils pourraient jouir s’ils ne savaient pas que là-bas ils seraient placés devant ce dilemme : ou se soumettre honteusement, ou vivre dans l’exploitation éhontée des rapaces coloniaux.

Au point de vue moral, les Algériens pur sang, c’est-à-dire les Kabyles, sont foncièrement libertaires, réfractaires à tout militarisme. Dans leur pays natal, ils pratiquent le libre échange et la solidarité sur une vaste échelle. Le droit d’asile est sacré pour eux. Dans leurs cœurs remplis de fierté native, une révolte gronde et se dessine qui les pousse instinctivement vers tout ce qui est libération de l’individu, et cela malgré la répression farouche qui les frappe. Rien n’arrêtera leur élan. Leur soumission, plus apparente que réelle, leur pèse et ils jugent sans indulgence les sinistres fantoches de soi-disant civilisés qui ont abusé trop longtemps d’une autorité maladroite et arbitraire.

Qu’avez-vous apporté, colonialistes de tout acabit, qu’avez-vous fait, en plus de cent ans, vous qui vous mêlez de civiliser les peuples que vous prétendez barbares ? Vous avez construit de belles bâtisses pour loger vos séides et vos larbins, mais de misérables indigènes couchent dehors. Les rues d’Alger, ville lumière, grouillent de mendiants que piétinent les expropriateurs de leurs parents.

Vol, rapine, incendie, assassinat d’un peuple trop faible pour se défendre, voilà votre œuvre, voilà ce qu’est votre civilisation dans sa triste réalité.

« Colonisons ! », L’Assiette au beurre, n° 110, 9 mai 1903.