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Annexe - Luigi Fabbri

jeudi 30 janvier 2020, par Luigi Fabbri (autre)

La controrivoluzione preventiva, 1922, Cappelli Editore.

Si elle s’était étendue à toutes les autres catégories professionnelles, et si elle avait été soutenue par les partis et les organisations du prolétariat, l’occupation des usines, en août-septembre 1920, aurait pu entraîner une des révolutions les plus radicales et les moins sanglantes que l’on puisse imaginer.

De plus, en la circonstance la classe ouvrière était pleine d’enthousiasme et efficacement armée. Le gouvernement même a avoué plus tard qu’il n’avait pas à l’époque de forces suffisantes pour vaincre autant de forteresses qu’il y avait d’établissements, où les ouvriers s’étaient barricadés.

Il n’en a rien été, à aucun moment !

Et la responsabilité en retombe un peu sur tous, principalement sur les socialistes qui représentaient le parti révolutionnaire italien le plus fort. En juin 1919 on n’a rien voulu faire, pour ne pas porter préjudice à une manifestation pour la Russie fixée par les socialistes pour les 20 et 21 juillet et qui n’eut finalement aucune efficacité. Au cours du soulèvement d’Ancone en 1920 les communistes qui dirigeaient le parti socialiste ont repoussé toute idée de soulèvement républicain, parce qu’il aurait amené à une république social-démocrate modérée, et ils voulaient la dictature communiste : ou tout ou rien ! On sait comment s’est conclue l’occupation des usines : la tromperie de Giolitti sur la promesse du contrôle des usines ! Et cette fois-ci ce sont les réformistes de la Confédération du Travail qui se sont opposés à la continuation et à l’extension de la révolte, car ils ont eu peur que le gouvernement n’ait recours à une répression féroce pour vaincre, répression qui aurait brisé, selon eux, définitivement tout mouvement ouvrier et socialiste. Malheureusement l’on a eu tout de même une rupture bien pire et plus violente - comme nous le verrons - justement pour ne pas avoir eu à l’époque le courage d’oser !

La responsabilité la plus grande, je l’ai dit, de ce « dolce far niente » retombe sur les socialistes. Mais une part de responsabilité - moins grande, naturellement, en rapport à leurs forces moins grandes - retombe aussi sur les anarchistes, qui avaient acquis à la fin de la période en question un ascendant remarquable sur les masses et qui n’ont pas su l’utiliser. Ils savaient ce qu’il fallait faire, pour l’avoir dit mille fois auparavant et pour l’avoir répété dans leur congrès de Bologne en juillet 1920. Le gouvernement et la magistrature ont même cru que les anarchistes avaient fait le travail de préparation qu’ils avaient tant propagé. Plus tard, quand la réaction reprit le dessus, une fois Malatesta, Borghi et d’autres arrêtés, on a tenté de bâtir des procès sur cette préparation que l’on supposait avoir été faite. L’on a cherché des preuves dans toute l’Italie, l’on a fait des centaines de perquisitions et d’interrogatoires. Et on n’a rien trouvé. Le juge d’instruction lui-même a dû conclure que les anarchistes n’avaient fait que... des discours et des journaux.

Je parle, naturellement, en ligne générale et pour l’ensemble du mouvement. Cela n’exclut pas que, dans telle localité ou telle autre, spontanément, de différentes manières, des révolutionnaires de différentes écoles aient fait, préparé et agi. Mais tout travail d’ensemble a manqué, tout accord concret, toute préparation un peu vaste qui aurait pu assumer une attitude révolutionnaire, même contre la mauvaise foi et la résistance passive des socialistes les plus modérés. L’abandon des usines, dès la signature de l’accord entre le syndicat et le gouvernement, fut comme le début de la retraite d’une armée. Qui, jusqu’à alors, ne faisait qu’avancer. Aussitôt un sentiment de découragement s’empara des rangs ouvriers. A l’inverse, le gouvernement commença à faire sentir sa force. Ici et là les perquisitions, puis les arrestations ont commencé. Un mois seulement après l’abandon des usines un premier exemple de réaction a été fait au détriment du parti révolutionnaire le moins nombreux, les anarchistes.

Borghi, plusieurs rédacteurs et administrateurs de Umanità Nova (le quotidien anarchiste de Milan), Malatesta et d’autres anarchistes dans plusieurs villes, ont été arrêtés entre le 10 et le 20 octobre avec des prétextes dérisoires [1] ce qui aurait été impossible trois mois auparavant.

L’on a eu quelques démonstrations sporadiques, quelques grèves locales à Carrare, dans le Valdarno, dans la Romagne Toscane, mais les chefs avaient lancé le mot d’ordre de ne pas bouger et en général la masse n’a pas bougé. Les socialistes réunis à Florence ont répondu qu’il n’y avait rien à faire à ceux qui sont allés leur demander un conseil ou un appui. Les anarchistes ont été laissés seuls.

La réaction conservatrice avait désormais la voie libre, et elle a continué son chemin, à petit pas tout d’abord, puis de manière progressivement accélérée.

Je dois dire que beaucoup de camarades anarchistes ne sont pas d’accord pour reconnaître leur part de responsabilité. A un nouveau congrès anarchiste (Ancona, novembre 1921) j’ai répété ma pensée, et certains de mes amis m’ont reproché de fournir des verges pour nous faire fouetter. Alors que je crois qu’il y a eu des moments où les anarchistes auraient pu prendre l’initiative d’un mouvement révolutionnaire. D’autres, plus nombreux peut-être, soutiennent que cela n’était pas possible : que sans le concours direct et volontaire du parti socialiste et de ses organisations économiques il n’y avait rien à faire ; et donc que toute la responsabilité de la révolution manquée retombe sur les socialistes.


[1Ces prétextes étaient tellement dérisoires que tous les camarades arrêtés ont été finalement acquittés ou libérés, certains au cours de l’instruction, d’autres au procès.